La dette des mots

Par Nqadiri

Carnet retrouvé dans les décombres de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, pages partiellement brûlées, taches d'encre et de substances non-identifiées

17 mars - 14h32

Il paraît que les mots peuvent tuer. Moi, je les ai vus le faire.

La première fois que j'ai compris que quelque chose clochait avec le langage, c'était un mardi. Les mardis ont toujours eu cette texture particulière — vous savez, comme du velours râpé contre une plaie ouverte. Pardon. Je m'égare déjà. C'est difficile de raconter cette histoire sans... sans faire ça. Sans utiliser ces tournures qui nous ont tant coûté.

Je devrais commencer par le début mais le début c'est chiant. Le début c'est toujours "Il était une fois" ou "Par une sombre nuit" ou une connerie du genre. Non. Je vais commencer par le milieu. Par le moment où j'ai compris que j'allais mourir.

Je m'appelle Jeanne. Trente-quatre ans. Bibliothécaire. Pas le genre sexy avec des lunettes et un chignon qui cache une bombe sexuelle - non, le genre qui sent la poussière et qui préfère Flaubert aux humains. J'ai un chat qui s'appelle Virgule. Il est mort le premier jour de l'épidémie parce qu'un connard a dit qu'il "avait neuf vies". Il en a eu neuf. Simultanément. Son corps s'est multiplié. Neuf Virgule qui miaulaient en canon. Puis ils sont tous morts en même temps parce qu’apparemment, partager une seule âme entre neuf corps, ça ne marche pas.

Je l'ai enterré(s) dans le jardin du Luxembourg. Enfin, ce qu'il reste du jardin. Les arbres marchent maintenant. Quelqu'un a dit qu'ils "prenaient racine" et maintenant ils la prennent. Partout. Dans les égouts, dans le métro, dans les corps des promeneurs trop lents.

Bref. Mardi ou peut être mercredi, donc.

17 mars - 16h45

Pardon. J'ai dû m'arrêter. Une métaphore sauvage est passée devant ma fenêtre. "Le temps file" - littéralement un écheveau temporel qui s'est déroulé dans la rue, emmêlant trois siècles en quinze secondes. J'ai vu Louis XIV acheter un kebab. Surréaliste. Mais tout l'est maintenant.

Où j'en étais? Ah oui. Ma mort prochaine.

C'est V. qui me l'a dit. V. comme Véronique mais on dit plus les prénoms complets. Trop dangereux. Un prénom peut devenir l'essence de la personne. Marc Dupont est devenu littéralement un pont. Il enjambe la Seine maintenant, les gens lui marchent dessus. Il paraît qu'il aime ça. Chacun ses kinks.

V. donc. Linguiste. La dernière. Les autres sont morts de leurs propres théories. Saussure (pas Ferdinand, son arrière-petit-neveu) s'est transformé en arbre syntaxique. Ses branches-phrases poussent encore devant la Sorbonne. Les étudiants viennent y cueillir des propositions subordonnées pour leurs dissertations. Quand il y a encore des étudiants. Quand il y a encore des dissertations.

"Tu vas mourir", m'a dit V.

"On va tous mourir."

"Non. Toi spécifiquement. Dans..." Elle a regardé sa montre. Plus personne ne dit "le temps" maintenant. "Soixante-douze rotations terrestres."

"Pourquoi moi?"

"Parce que tu es la dernière à te souvenir."

17 mars - 20h12

Je ne sais pas pourquoi j'écris. Habitude? Testimony? (J'écris en anglais parfois, c'est plus sûr. Les métaphores anglophones tuent différemment. Plus propre. Less messy.)

V. m'a expliqué. Je suis la dernière bibliothécaire "pure". Les autres ont fusionné avec leurs collections. Marie-José EST devenue les Misérables - 1200 pages de chair feuilletée qui tentent encore de chanter la révolte. Patrick s'est transformé en encyclopédie. Il sait tout mais ne peut rien dire sans que ses organes se réorganisent alphabétiquement.

Moi, j'ai résisté. Pas par force. Par stupidité peut-être. Ou par amour.

(L'amour. Plus personne n'ose le dire. La dernière qui a dit "je t'aime à mourir" est morte. Littéralement. Son amoureux aussi. Roméo et Juliette version speed-run.)

J'ai résisté parce que j'ai toujours su que les mots mentaient. Depuis petite. Papa disait "je reviens" et ne revenait pas. Maman disait "tout va bien" en pleurant. Les adultes disaient "tu comprendras plus tard" et plus tard n'expliquait rien.

Alors j'ai aimé les livres. Parce qu'au moins, leurs mensonges étaient beaux. Cohérents. Un livre ne te dit pas "je reviens" s'il ne revient pas. Il reste là, sur l'étagère, fidèle dans son infidélité narrative.

18 mars - 8h23

Nuit blanche. Les cauchemars sont devenus littéraux. J'ai rêvé que je tombais et je suis tombée. Du cinquième étage de mon immeuble onirique. Heureusement, le sol du rêve était mou. Goût de guimauve et de regrets d'enfance.

Ce matin, recensement des survivants dans mon quartier:

  • Mme Chen, 87 ans, muette depuis toujours (blessed)
  • Les jumeaux du 3ème, communiquent par clignements d'yeux
  • Robert, l'alcoolique, trop saoul pour métaphoriser
  • Un chien (les animaux sont épargnés, ils ne mentent pas)
  • Moi

Population pré-épidémie: ~3000 habitants.
Taux de survie: 0.17%

Les maths ne mentent pas. Small mercy.

V. est passée ce matin. Elle a apporté du pain (littéral, sans "croûte dorée" ni "mie aérienne", juste: pain) et des nouvelles. Le gouvernement a abandonné. Le dernier ministre s'est transformé en langue de bois. Une vraie. Trois mètres de chêne verni qui débite des éléments de langage en boucle. Ils l'ont mis au musée Grévin. Ou ce qu'il en reste. Les statues de cire ont fondu quand quelqu'un a dit que c'était "chaud" de voir des célébrités.

"As-tu réfléchi?" demande V.

"À quoi?"

"À la proposition."

Ah. La proposition.

18 mars - 11h47

Je devrais expliquer la proposition. Mais d'abord, le contexte. Parce que sinon vous (qui vous? qui lira ça? les cafards métaphoriques qui survivront?) ne comprendrez pas.

L'épidémie a commencé il y a 23 jours. Patient zéro: Baptiste Leroux, slameur place de la République. Il a dit "Mon cœur explose pour toi" à une fille. BOOM. Littéralement. Projection de matière cardiaque sur quinze mètres. La fille a survécu mais elle est catatonique depuis. Normal. Tu reçois le cœur explosé de quelqu'un en pleine face, tu relativises l'amour.

Propagation fulgurante. D'abord les poètes (justice poétique). Puis les politiques (justice tout court). Puis tout le monde. Parce que tout le monde utilise des métaphores. "J'ai une faim de loup". "Je meurs de soif". "C'est la fin du monde".

Moi, j'ai fermé ma porte à double tour et j'ai commencé à réfléchir. Linguiste de formation, spécialisée dans la pragmatique — l'étude de la manière dont le contexte affecte le sens. Ironique, n'est-ce pas ? J'avais passé ma vie à étudier comment les mots changent de signification selon qui les prononce, où, quand, pourquoi. Je n'avais jamais envisagé qu'ils puissent... devenir. Bibliothécaire seulement pour nourrir Virgule, dommage …

Le lendemain, les cas se sont multipliés.

Au Café des Artistes, rue Mouffetard, un poète nommé Karim avait déclamé : "Je brûle d'un feu intérieur pour la justice ! " Les témoins ont raconté comment les flammes avaient jailli de sa bouche, de ses yeux, de ses pores. Il avait continué à déclamer pendant qu'il se consumait, sa voix montant avec la fumée :

" La métaphore est morte, vive la métaphore !
Mes cendres seront des mots que le vent... "

Il n'a jamais fini. Les pompiers ont retrouvé son carnet de poésie intact au milieu des cendres. Les pages étaient vierges, comme si les mots s'étaient enfuis.

Place de la République, une manifestante avait crié dans son mégaphone : " Nous sommes le sel de la terre ! " Trente secondes plus tard, elle et deux cents autres personnes s'étaient cristallisées en statues de chlorure de sodium. La pluie de l'après-midi les a dissoutes. Il ne reste d'eux qu'une tache blanchâtre sur le pavé et l'odeur âcre de la mer.

Les hôpitaux se sont remplis de cas impossibles. Un homme d'affaires admis pour « avoir l'estomac noué » — ses intestins formaient effectivement un nœud de marin parfait. Une adolescente dont le « cœur battait la chamade » produisait un rythme de tambour militaire audible à trois mètres. Un professeur de philosophie hurlait que ses « idées lumineuses » lui brûlaient le cerveau — les IRM montraient des points incandescents dans son cortex préfrontal.

Spoiler : c'était vraiment la fin du monde. Mais pas comme on l'imaginait. Pas de météorite, pas de virus (enfin si, mais linguistique), pas de guerre nucléaire. Juste les mots qui ont décidé d'arrêter de faire semblant.

Les scientifiques ont essayé de comprendre. Avant de se transformer en leurs propres hypothèses. Le dernier rapport parlait d'une "singularité sémantique". Le point où le langage figuré accumule tellement d'énergie potentielle qu'il bascule dans le littéral.

En gros : on a trop menti. L'univers en a eu marre. On s’est endetté par nos poèmes, au lieu de nous enrichir de vérités quantique …

18 mars - 14h22

Déjeuner avec V. Restaurant "Chez Liu" - le seul encore ouvert. Liu ne parle que mandarin et les métaphores chinoises n'affectent que les sinophones. Segregation linguistique. On bouffe des noodles en silence.

"La proposition", je dis.

V. pose ses baguettes. Méticuleusement. Tout ce qu'elle fait est méticuleux depuis qu'elle a vu son amant dire "je perds la tête" et... bon. You get the picture. Sauf qu'il n'y a plus de picture. Que du littéral.

"Il existe une phrase", dit-elle. "La Phrase Primordiale. Celle qui a créé la première métaphore. Si on la prononce à l'envers, on inverse le processus."

"Et?"

"Et tout redevient littéral. Pour toujours. Plus de poésie. Plus de beauté. Plus de mensonge. Mais plus de morts non plus."

"Pourquoi moi?"

"Parce que tu es la seule qui peut la prononcer sans mourir. Tu as toujours su que les mots mentaient. Tu as une... immunité partielle."

Je suis née avec ce que les médecins appelaient une « aphasie métaphorique congénitale ». En termes simples : mon cerveau ne pouvait pas — ne peut toujours pas — produire ou véritablement comprendre les métaphores. Pour moi, dire « il pleut des cordes » n'a jamais eu plus de sens que de dire « il pleut des éléphants ». Mon cerveau reste bloqué sur le sens littéral.

Enfant, c'était un handicap. Je ne comprenais pas la poésie, les expressions idiomatiques me laissaient perplexe, et l'ironie m'échappait complètement. J'ai appris à faire semblant, à mémoriser les réponses appropriées aux tournures de phrases fleuries. Mais au fond, pour moi, les mots n'ont jamais été que des étiquettes collées sur la réalité. Jamais des fenêtres vers autre chose.

Ironiquement (et je sais maintenant ce qu'est vraiment l'ironie — c'est le goût du fer dans la bouche quand on mord sa langue), c'est ce qui m'a poussée vers la linguistique. Je voulais comprendre pourquoi les autres voyaient de la beauté là où je ne voyais que confusion.

Maintenant, mon handicap était devenu immunité.

Pendant que mes collègues tombaient victimes de leurs propres tournures de phrases — le professeur Moreau transformé en oiseau de nuit après avoir déclaré qu'il était un « couche-tard », Madame Fontaine noyée dans ses propres larmes après avoir dit qu'elle « pleurait toutes les larmes de son corps » — moi, je restais intacte.

Je pouvais dire « j'ai le cœur brisé » sans qu'il se fende. Je pouvais affirmer « brûler de désir » sans m'enflammer. Les mots glissaient sur moi comme... non, pas comme quelque chose. Ils glissaient sur moi, point.

Je ris. Jaune. (Pas littéralement, heureusement.)

"Et si je refuse?"

"Dans 71 rotations terrestres, ton immunité cèdera. Tu te transformeras en..." Elle hésite. "En quoi tu te transformeras dépend de ta dernière métaphore. Choose wisely."

19 mars - 3h42

Insomnie. Normal. Quand tu sais que tu vas soit sauver le monde en tuant la beauté, soit mourir en préservant la possibilité du mensonge magnifique, tu dors mal.

J'ai feuilleté mes vieux carnets. Celui d'il y a dix ans. Quand j'étais amoureuse de Nour. Putain, que c'est con ce que j'écrivais en copiant les clichés. "Il est mon soleil", "Sans lui je meurs", "Notre amour est éternel". Si quelqu’un dit ça maintenant, elle sera : 1) Un système solaire ambulant, 2) Morte, 3) Figée dans une boucle temporelle infinie.

Nour m'a quittée pour une stagiaire. Cliché. Mais les clichés sont safe maintenant. Trop usés pour tuer.

Paris aussi se transformait. Les métaphores incarnées redessinaient la ville selon une logique cauchemardesque.

Dans le Marais, le quartier des galeries d'art, c'était l'apocalypse esthétique. Les critiques d'art, ces grands utilisateurs de métaphores alambiquées, subissaient des transformations grotesques. J'ai vu Simon Delacroix, le plus célèbre d'entre eux, celui qui avait écrit que « l'art contemporain était un miroir brisé de l'âme collective ». Il errait rue Vieille du Temple, son corps fragmenté en milliers de surfaces réfléchissantes. Chaque morceau montrait une image différente — un cri, un rire, une larme, une grimace. Il tintait comme un carillon funèbre à chaque pas.

" Aidez-moi "», répétait-il, mais sa voix aussi était brisée, sortant de mille bouches minuscules réparties sur ses fragments. " Je ne voulais pas... je voulais juste... décrire... la beauté... "

Une jeune femme a tenté de l'aider. Elle a dit : " Oh mon Dieu, vous êtes dans un état !" L'erreur classique. Son dieu personnel s'est matérialisé — une forme indescriptible de lumière solidifiée — et l'a écrasée sous son poids théologique. Simon a continué sa marche, laissant derrière lui une traînée de reflets brisés.

Les amoureux étaient les plus touchés. Paris, ville de l'amour, devenait un charnier poétique. Sur le Pont des Arts, j'ai compté dix-sept couples transformés. " Tu es mon soleil " (ah tiens, j’avais prévenu pourtant) : carbonisés instantanément. " Mon cœur t'appartient " : éviscération mutuelle. " Je me noie dans tes yeux " : noyade sèche, les poumons remplis d'humeur vitrée.

Les survivants apprenaient vite. Les conversations devenaient mécaniques, purement factuelles :

Quelle heure est-il ?
Quatorze heures vingt-trois.
Il fait froid.
La température est de douze degrés Celsius.
Je t'aime.
«...

Comment dire "je t'aime" sans métaphore ? C'est impossible. L'amour est métaphore. Ou peut-être l'inverse.

Question : si je prononce la Phrase, est-ce que les souvenirs deviennent littéraux aussi ? Est-ce que mon premier baiser redeviendra juste un échange de salive ? Est-ce que la mort de Papa redeviendra juste un arrêt des fonctions biologiques ?

Je ne sais pas ce qui est pire. Vivre dans un monde où dire "je t'aime" tue, ou vivre dans un monde où "je t'aime" ne veut rien dire.

19 mars - 10h15

Visite de la Bibliothèque. Ma Bibliothèque. Sainte-Geneviève. Elle respire encore. Les livres palpitent sur les étagères comme des cœurs de papier. Certains saignent de l'encre. D'autres murmurent leurs premières phrases en boucle.

Je passe devant "Madame Bovary". Le livre sue du poison. Normal. Emma en a tellement bouffé des métaphores empoisonnées.

"En attendant Godot" attend. Littéralement. Le livre est figé dans une attente éternelle. Parfois il soupire. Les autres livres, ça faisait une semaine qu’ils étaient enfermés …

C'est Bernard qui a eu l'idée. Bernard Petit, bibliothécaire en chef, un homme qui avait passé sa vie entre les mots sans jamais vraiment les utiliser.

"Nous devons sauver ce qui peut l'être ", m'a-t-il dit lors d’une réunion improvisée, dans les sous-sols de la bibliothèque. Une dizaine de personnes étaient présentes — des survivants qui, comme moi, avaient appris à parler sans images.

"Sauver quoi exactement ? "  a demandé Marie, une institutrice dont toute la classe de CP s'était transformée en « petits anges » littéraux — des créatures ailées miniatures qui s'étaient envolées par les fenêtres.

"Les livres. La poésie. Les textes. Avant qu'ils ne s'incarnent tous. "

Les recueils de poésie surtout. Les pages frémissaient, les mots tentaient de s'échapper. Il avait vu les Fleurs du Mal de Baudelaire fleurir littéralement — des fleurs noires et vénéneuses poussant entre les pages, leurs racines se nourrissant de l'encre.

"Nous devons les sceller. Les emprisonner avant qu'ils ne s'échappent et ne détruisent ce qui reste de la ville. "

Le plan était simple dans sa désespérance. Nous allions enfermer les livres les plus dangereux — les plus beaux, les plus métaphoriques — dans des chambres hermétiques. Des sarcophages pour la beauté morte.

J'ai passé des nuits à sceller des œuvres. Rimbaud dans du plomb. Verlaine dans du béton. Hugo dans une cage de verre blindé. Chaque livre protestait à sa manière. Les Illuminations tentaient de m'aveugler de leur lumière impossible. Les Misérables pleuraient des larmes d'encre qui brûlaient le sol comme de l'acide.

Le plus dur a été Prévert. Paroles se défendait avec une cruauté enfantine. « Pour faire le portrait d'un oiseau » avait libéré une nuée d'oiseaux aux becs acérés comme des rasoirs. « Les feuilles mortes » pourrissaient en accéléré, dégageant une odeur de décomposition qui donnait envie de mourir.

Mais le pire, c'était le silence qui suivait. Une fois scellés, les livres mouraient vraiment. Plus de murmure, plus de frémissement. Juste des objets. Des rectangles de papier mort contenant des symboles inertes.

"Nous sommes en train de tuer la beauté", a dit Marie un soir, les mains couvertes de coupures laissées par les métaphores tranchantes d'Éluard.

"Nous la préservons ", a répondu Bernard.

Mais je savais qu'elle avait raison. Nous étions les fossoyeurs de la poésie.

Je m'arrête devant "Le Petit Prince". Il pleure. De vraies larmes. "L'essentiel est invisible pour les yeux" et maintenant l'essentiel est vraiment invisible et ça le rend triste.

C'est con mais c'est ce livre qui me décide. Un livre pour enfants qui pleure parce que la beauté du mensonge est morte.

Je vais prononcer la Phrase.

20 mars - 6h00

Préparatifs. V. m'a donné la Phrase. Je ne peux pas l'écrire ici. Trop dangereux. Mais elle est... décevante. Six mots. Banals. Le genre de truc que tu dis tous les jours sans y penser.

C'est ça le piège. Les phrases les plus dangereuses sont les plus ordinaires.

V. m'explique le protocole. Lieu : le point zéro, place de la République, là où Baptiste a explosé. Heure : minuit (évidemment). Conditions : être seule, nue (les vêtements peuvent devenir métaphores), sans aucun objet.

"Et après ?"

"Après, le monde devient ce qu'il aurait toujours dû être. Vrai."

"Et moi ?"

Elle détourne le regard. C'est ma réponse.

20 mars - 14h30

J'ai trouvé un banc intact dans le Jardin du Luxembourg. Je me suis assise et j'ai sorti mon carnet. Il fallait que je laisse une trace. Une explication. Même si elle devait disparaître.

"Je m'appelle Jeanne. Je suis celle qui va tuer la beauté pour sauver la vie. Ou peut-être celle qui va tuer la vie pour sauver la beauté. Je ne sais plus."

Un enfant s'est approché. Miraculeusement intact. Il devait avoir huit ou neuf ans.

"Madame, pourquoi tout le monde devient bizarre ? ""

"Parce que les mots sont devenus vrais. "

"Mais les mots ont toujours été vrais. "

J'ai regardé cet enfant. Cette parfaite innocence littérale. Il ne voyait pas la différence. Pour lui, dire "j'ai faim" et dire "j'ai une faim de loup" avait toujours été différent. L'un était vrai, l'autre était... autre chose.

"Comment tu t'appelles ? "

"Thomas. "

"Dis-moi, Thomas. Qu'est-ce que c'est, pour toi, une métaphore ? "

Il a froncé les sourcils.

"C'est quand on dit un mensonge pour dire une vérité. "

Un mensonge pour dire une vérité. De la bouche des enfants...

"Maman me disait toujours que j’étais son rayon de soleil. Mais je sais que je ne suis pas vraiment un rayon de soleil. C'est juste sa façon de dire qu'elle m'aime. "

"Et si tu devenais vraiment un rayon de soleil ? "

"Ben ce serait nul. Les rayons de soleil ne peuvent pas faire de câlins. "

J'ai ri. Pour la première fois depuis le début de cette apocalypse poétique, j'ai ri. Thomas avait raison. L'incarnation littérale détruisait l'intention derrière la métaphore. L'amour derrière l'image.

"Thomas, tu m’as aidé à sauver le monde ! "

"Comment ? "

"En me rappelant pourquoi les mensonges qui disent la vérité sont importants. "

20 mars - 18h30

Dernière soirée. J'ai bu. Trop. Le vin a encore du goût tant qu'on ne le compare à rien. "In vino veritas" - heureusement, les métaphores latines sont mortes avec leurs locuteurs.

J'ai appelé Maman. Elle a survécu en se murant dans le silence. On s'est comprises sans mots. Les larmes sont universelles. Elles ne mentent pas.

J'ai caressé le chien du quartier. Il sent que quelque chose va changer. Les animaux sentent toujours.

J'ai dit au revoir à mes livres. Pas avec des mots. Juste en passant ma main sur leurs dos. Ils ont frémi. Ils savent.

20 mars - 23h45

Place de la République. La statue a fondu quand quelqu'un a dit que "la République était en fusion". Il reste une flaque de bronze qui réfléchit les étoiles.

Je suis nue. Vulnérable. Vraie.

V. est partie. Les autres survivants dorment ou font semblant. Paris retient son souffle. Même les métaphores incarnées se taisent. Comme si elles savaient.

La Phrase est dans ma tête. Mais ce seront six autres mots qui vont tout changer. Ou tout figer.

Je pense à Papa. À ses "je reviens". Je pense à Nour et ses "pour toujours". Je pense à tous les mensonges magnifiques qui nous ont construits et détruits.

Je pense à Virgule. Mes neuf Virgule morts pour une expression idiote.

Je pense aux enfants qui ne pourront plus dire "Maman est ma super-héroïne" sans qu'elle se transforme en comics. Aux amoureux qui devront aimer en silence. Aux poètes qui... non. Il n'y aura plus de poètes.

Minuit.

Je prononce le premier mot.

21 mars - 00h07

Plot twist.

(Oui, j'écris encore. Oui, je suis vivante. Non, je n'ai pas prononcé la Phrase. Enfin si. Mais pas comme prévu.)

Voilà ce qui s'est passé. J'ai commencé une nouvelle phrase. Premier mot. Deuxième. Au troisième, j'ai compris. La phrase n'était pas une formule magique. C'était un piège.

La phrase était: "Les mots ne mentent jamais vraiment."

Paradoxe. Si les mots ne mentent jamais, alors cette phrase ment. Si elle ment, alors les mots mentent, donc elle dit vrai. Boucle infinie. Bug cosmique.

L'univers a planté.

Pas métaphoriquement. Littéralement. Tout s'est figé. Les métaphores incarnées. Les survivants. Le temps lui-même.

Sauf moi.

Parce que j'ai fait ce que personne n'attendait. Au milieu de la Phrase, j'ai ri. Un vrai rire. Pas ironique. Pas nerveux. Le rire de quelqu'un qui comprend enfin la blague.

La blague, c'est qu'il n'y a jamais eu de différence entre littéral et figuré. Tout est métaphore. Même la réalité. Surtout la réalité. On est tous des histoires que l'univers se raconte.

Mon rire a créé une faille. Dans le bug. Dans le système. Les mots ont tremblé. Hésité. Puis...

Puis ils ont ri aussi.

21 mars - 6h00

Il paraît que les mots peuvent sauver. Moi, je les ai vus le faire.

Le monde a redémarré. Différent.

Les métaphores existent toujours. Mais maintenant, on SAIT. On sait qu'elles peuvent tuer. On sait qu'elles peuvent créer. On choisit.

Certains choisissent le silence. D'autres apprennent à doser. "Je t'aime" redevient possible, mais avec prudence. Conscience. Respect pour le pouvoir des mots.

Les bibliothèques sont devenues des temples. Les bibliothécaires, des prêtres du verbe conscient. On m'a proposé de diriger la nouvelle Académie de la Parole Vraie. J'ai refusé.

Je préfère rester avec mes livres. Qui ne pleurent plus. Qui ne saignent plus. Mais qui vibrent doucement quand on les lit avec amour.

Paris s'est réveillée lentement. Comme une métaphore — pardonnez-moi, l'habitude —, non, littéralement, la ville s'est réveillée. Les gens sortaient de leurs transmutations, confus, endoloris, mais vivants.

Pas tous. Ceux dont le cœur avaient explosés, brûlés sont restés morts — leur métaphore avait été trop violente, trop crue. Le poète Karim aussi, consumé par son propre feu intérieur. D'autres sont revenus changés. Simon Delacroix, le critique aux mille miroirs, a gardé une surface réfléchissante à la place du cœur. Il dit que ça l'aide dans son travail.

Les mots sont redevenus sages. On peut à nouveau dire "j'ai le cœur brisé" sans mourir. Mais les gens font attention maintenant. Ils pèsent leurs métaphores. Ils se souviennent que les mots ont du pouvoir, même quand ils mentent. Surtout quand ils mentent.

Bernard a rouvert les sarcophages de livres. La poésie s'est échappée, mais gentiment cette fois. Les Fleurs du Mal sentent toujours le soufre, mais ne tuent plus. Les Misérables pleurent encore, mais ce sont des larmes d'encre ordinaire.

Marie a repris l'enseignement. Elle apprend aux enfants la différence entre le littéral et le figuré. Mais surtout, elle leur apprend pourquoi les deux sont nécessaires.

V. a disparu. Certains disent qu'elle s'est transformée en dictionnaire vivant. D'autres qu'elle est partie chercher l'origine de la prochaine apocalypse linguistique. Je pense qu'elle a juste prononcé sa propre phrase finale. Celle qu'elle gardait pour elle.

Thomas et sa génération n'oublieront pas. Ils savent maintenant que "je t'aime" est déjà une métaphore — l'amour ne peut pas être contenu dans un pronom et un verbe. Ils savent que toute parole est un pont jeté vers l'autre, fragile et nécessaire.

La phrase qui aurait pu tout détruire ? Je ne l'ai jamais prononcée. Je ne la prononcerai jamais. Mais je la garde, au cas où. Six mots simples qui dorment dans ma tête littérale. Une arme ultime que j'espère ne jamais devoir utiliser.

J'espère que l'humanité a appris.

J'espère.

C'est déjà une métaphore, l'espoir.

N'est-ce pas ?

Il était une fois les mots qui voulaient devenir vrais. Ils l'étaient déjà. Ils l'avaient toujours été. Juste autrement.

[Dernière page, écriture différente]

Note de l'éditeur: Ce manuscrit a été trouvé dans les ruines de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, 50 ans après l'Épidémie Métaphorique. Jeanne  a vécu jusqu'à 89 ans. Sa dernière phrase, prononcée sur son lit de mort, fut: "Je deviens littéralement poussière." Elle s'est transformée en une fine poudre dorée que le vent a dispersée dans Paris. On dit que parfois, quand le soleil se couche place de la République, on peut voir sa silhouette dans les particules de lumière. Mais c'est probablement une métaphore. Probablement.

Liu vit toujours. Il a 107 ans et fait les meilleures nouilles de Paris. Il ne parle toujours pas français. Par choix.

Les métaphores ont été domestiquées. On les enseigne à l'école, avec prudence. Comme on enseigne la chimie. Avec des gants et des lunettes de protection.

Ce texte est publié tel quel, sans corrections. Les fautes, les hésitations, les contradictions sont volontaires. Ou pas. Jeanne aurait aimé cette ambiguïté.

Le monde a survécu. Différemment. Consciemment.

Les mots aussi.

[FIN]

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Léonie Dubreuil
Posté le 08/07/2025
C'est la toute première histoire que je lis sur ce site et je l'ai beaucoup aimé (c'est normal puisque j'adore la poésie). Je trouve l'idée excellente et le style très riche.
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