L’été où l’accent découvrit la voyelle

Par Nqadiri

E vivait nue. Pas nue façon “concept de pub éco-minimaliste” avec typo Helvetica et fond beige. Non. Nue pour de bon. À cru. À même le mot.
Pas de chapeau. Pas de petite déco. Pas même un soupçon d’orgueil. Elle s’étalait dans les phrases avec la grâce inconsciente d’une majuscule en tongs.
Elle était là. Partout.
Dans le “je”, dans le “le”, dans le “de”, dans cette langue qui ne savait plus parler sans elle.

Le e muet, le e mou, le e gêné qui finit les mots comme un soupir mal déguisé.
Elle était la discrétion faite lettre. La banalité faite reine.

Mais là-haut, sur une étagère improbable du Dictionnaire Universel des Vanités (édition reliée, couverture cuir craquelé, poussière incluse), un petit trait rongeait son oblique.
L’Accent Aigu. Ou plutôt Acute, comme il aimait se faire appeler. Ça faisait plus international, plus sérieux.
Il était penché à 45°, comme un funambule trop fier pour admettre qu’il ne marchait sur rien. Et il observait E. Avec une forme de jalousie molle, presque esthétique.

« Regardez-moi cette effrontée, » grinçait-il entre deux guillemets. « Elle se pavane, elle se croit universelle. Elle n’a même pas besoin de moi. »

Il se rêvait avant-garde de la phonétique.
Mais pour l’instant, il ramassait la poussière comme un bas de page non cité.
Et E ? Elle l’ignorait. Comme on ignore une virgule qui insiste, ou un point-virgule en manque d’attention.

Puis, un été, tout a changé. Comme dans les romans mous où même la météo a une fonction narrative.
Juillet. Un livre oublié sur un banc. Les pages gondolées comme des abdos d’après canicule. Et page 247, ligne 3 :
été.

Là, ça lui est tombé dessus. Pas brutalement. Plutôt comme une idée. Une idée penchée.
Un frisson, une diagonale douce, un petit grain sur la courbe.

— C’est toi ? souffla-t-elle.

— Chut, répondit-il.

Il ne s’imposa pas. Il se posa. À peine un souffle, à peine un accent.
Mais dans l’instant, E comprit que quelque chose s’était déplacé. Que sa fréquence venait de prendre du relief. Elle vibrait. Elle résonnait. Elle s’inventait des urgences linguistiques.

— Tu me rends aiguë, dit-elle.

— Non. Je te rends entendue.

Et là, ce fut le début de l’histoire. Une vraie. Une histoire d’amour entre une voyelle nue et un trait penché.

Ils passaient leurs nuits à inventer des mots inutiles. Des “éééé” qui traînaient sur cinq syllabes. Des “aimétaphoriques”. Des “possibilités” en majuscules sentimentales.
Ils s’infiltraient dans les marges, ils bousculaient la syntaxe, ils dansaient dans les blancs de page comme des marginaux heureux.

Je les ai vus une fois, je crois.
Dans un coin de manuel scolaire. Ils avaient griffonné :

Été, beauté, vérité,
Tous ces mots en -té
Qui, sans toi, auraient été
À moitié pensés.

Et ça m’a fait quelque chose. Je crois que j’ai soupiré en Helvetica Italique 12pt.

Mais toutes les idylles attirent les ennuis. Et dans le dictionnaire, ça commence toujours par une dispute d’accents.

L’Accent Grave a débarqué un matin, le dos plus courbé qu’un subjonctif imparfait.
— Ah bah bravo ! Tu t’acoquines avec un trait qui penche vers la droite ? Depuis quand faut hurler pour exister ? Moi aussi j’ai été jeune. Je fais “à”, “là”, “voilà”. J’ai du vécu, moi.

Acute, fidèle à lui-même, haussa l’oblique.
— Tu l’alourdis. Tu fais geindre les lettres. Moi, je les fais vibrer. Je suis l’onde aiguë du “éclat”. Toi, t’es le soupir du dimanche.

Le Circonflexe arriva, évidemment. Avec son air supérieur et son chapeau posé comme une citation académique.
— On peut débattre sans gueuler ? Je suis le dernier vestige d’un latin mal digéré. J’ai été noble, jadis. Moi, je couvre les voyelles. Je les protège. Je ne fais pas le show.

Et la cédille, douce, discrète, presque effacée, souffla dans un coin :
— Sans moi, “garçon” devient “garkon”, et tout fout le camp. Mais continuez, les mecs. Allez-y. Occupez-vous du “e”. Moi, j’ai un “façade” à sauver.

E les écoutait, mi-amusée, mi-saturée.
Elle en avait un peu marre d’être l’objet de tous les fantasmes diacritiques.

— Je ne suis pas un distributeur de courbes. Pas un portemanteau à accents. J’ai choisi mon oblique. Et c’est pas négociable.

Silence. Même le point d’exclamation s’est retenu.

Mais dans les couloirs du lexique, une rumeur se faisait de plus en plus nette.
Une réforme se préparait. Une réforme avec des mots froids : rationaliser, simplifier, alléger.
C’est jamais bon signe quand on commence à parler d’alléger les mots. Ça veut dire qu’on va les amputer. Sans anesthésie.

Le Circonflexe, déjà fragile, s’est mis à trembler.
La cédille a eu une montée de stress orthographique.
Même l’apostrophe s’est recroquevillée.

Et E ? Elle s’est tue. Elle s’est retirée dans une marge. Elle a pris un feutre rouge et elle a écrit, juste là, entre deux définitions de “effondrement” et “élision” :

Sans accent, “été” devient “ete”.
Deux conjonctions qui s’encastrent.
Un embouteillage de sens.
Une saison qui n’arrive jamais.

Acute s’est penché vers elle. Il tremblait un peu, le pauvre. Il savait ce que c’était, d’être ignoré. De finir comme option dans un clavier virtuel.

— Je ne suis qu’un trait, murmura-t-il.

— T’es mon trait d’union, répondit-elle.

Et elle a commencé à écrire. Partout. Sur les murs du dictionnaire. Sur les écrans. Dans les tweets. Dans les livres. Elle a milité, la E. Elle a retrouvé sa fureur. Elle s’est faite typographe clandestine.

Un jour, elle a infiltré un panneau d’autoroute.
“Prochaine sortie : Étretat.”
Sans accent, ça faisait “Etretat”. Une ville qui hésite. Une énigme.

Et moi, je les regarde encore. Dans chaque “vérité”, dans chaque “liberté”, dans chaque “été”.
Ils sont là. Le e qui monte. Le trait qui penche. L’amour, discret. Mais résistant.

Alors si un jour vous tapez un “É” un peu trop fort, que vous entendez un petit cling,
sachez que c’est lui. Le funambule. L’oblique.
Le détail qui chante.
Le battement dans la langue.

Et parfois, la nuit, quand personne n’écrit, j’entends un murmure dans le coin de l’écran :

— É…
— …ternellement.

Post-Scriptum :

Cette histoire vous a été contée en Times New Roman, police témoin de leurs ébats. L’Arial a refusé de commenter. Le Comic Sans MS a ri. Le Wingdings n’a rien compris mais a applaudi quand même.

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