Piotr observe, dubitatif, l'homme qui est sorti du Fold quelques heures auparavant. Il a soigné les profondes griffures du volcra, ainsi que ses poumons remplis d'humeurs, mais il ne comprend pas ces dernières blessures, comme si l'homme avait commencé à se noyer, ce qui ne s'explique en rien quand on sort du Fold. Il lance un regard vers Zoya, qui est assise à côté de lui, le regard perdu sur l'inconnu, un nouvel invocateur de lumière visiblement. La jeune grisha demeure totalement immobile. Elle n'a pas dit un mot depuis qu'elle l'a appelé et lui a demandé de soigner l'homme. Piotr a cru comprendre qu'elle avait de la famille à Novokribirsk, et avec l'extension du Fold, il est possible qu'elle ait été engloutie par les ténèbres, et que leur maison, leur jardin, appartiennent désormais à la grande étendue de sable noir, à tout jamais stérile. Il admire la force de caractère de Zoya qui ne verse pas une larme. Pourtant, il a entendu ses hurlements, dans le Fold. Il a pressenti qu'elle a usé de ses pouvoirs pour éparpiller les volcras. Elle est si téméraire...
- Quand crois-tu qu'il pourra voyager ?
Piotr sursaute et se reprend sous le regard de Zoya, implacable. L'idée de retraverser le Fold ne le met pas du tout en joie. Il a horreur de cet endroit. Et ce sera plus long, beaucoup plus long, maintenant qu'il s'est tellement élargi qu'il en a avalé presque toute la ville.
- Il peut voyager. Dans la mesure où il reste allongé, et inconscient.
- Il sera encore agité, tu penses ?
Piotr esquisse un geste machinal de sa main, levant l'effet de ses pouvoirs sur les battements de son coeur, et immédiatement, l'homme se met à bredouiller des mots sans queue ni tête, syllabes jetées au hasard de sa bouche. Piotr fait de nouveau le mouvement inverse. Il n'a pas envie de se reprendre un coup de poing dans la figure, étonnamment vigoureux malgré l'état de l'inconnu. Zoya lui aurait arraché les yeux si l'invocateur de lumière l'avait assommé et s'était enfui. Et ils en ont besoin, tellement besoin, maintenant qu'Alina Starkov et le Darkling sont morts, ainsi que les émissaires de Shu-Han, de Fjerda. Ravka n'en a certainement pas fini avec cette guerre qui dure depuis cent ans.
- Je resterai à son chevet.
Zoya acquiesce, silencieuse et grave, avant de murmurer.
- Il nous faut des renforts. J'invoquerai les vents pour faire gonfler la voile, pour aller le plus vite possible, et tu t'occuperas de l'invocateur de lumière. Mais nous avons besoin de gens armés pour nous défendre.
Le problème, qu'aucun d'eux n'aborde, c'est que la Première Armée du général Zlatan a été dévorée par le Fold. Il ne reste qu'une poignée d'habitants de Novokribirsk, en deuil, qui ont réuni leurs affaires et se sont éloignés des ruines de leur ville. Ils sont peut-être des sympathisants du général Zlatan, peut-être des personnes soutenant la couronne de Ravka. Pire, ils pourraient aussi être Fjerdans ou Shus, et leur désir de vengeance baigné dans le sang de leurs émissaires. Tout cela ne lui dit rien qui vaille, à part qu'ils ne doivent pas rester là.
Quoi qu'il en soit, Piotr ne pourrait pas dire que les quelques hères terrés dans les ruines de ce qui reste de Novokribirsk ont un but autre que se tenir le plus loin possible du Fold qui a une nouvelle fois détruit tant de vies.
- Ils sont pauvres. Une forte récompense devrait en motiver certains. J'ai remarqué qu'il restait quelques armes, à côté de ce qu'il reste du marché. Novokribirsk est morte. Emmenons-en le plus possible. Et emmenons aussi des marchandises, s'il en reste.
Piotr pense au sucre, aux armes, aux produits manufacturés provenant de contrées lointaines, au-delà des ports ravkan construits le long de la Vraie Mer. Le Fold coupe Ravka en deux, privant Ravka-Est de marchandises, et encourageant les velléités d'indépendance de Ravka-Ouest, et des opportunistes comme ce général Zlatan. Puissent les Saints avoir pitié d'eux.
Zoya acquiesce, et se lève brusquement, descendant du skiff. Avec force persuasion, menaces et promesses d'une solde confortable, elle réussit à réunir une dizaine d'hommes, peut-être même des déserteurs de la Première Armée, mais elle ferme les yeux sur ces soupçons. N'importe quelle personne capable de tenir un fusil lui convient parfaitement pour retourner de l'autre côté du Fold.
Ce qui la rassure, c'est qu'elle n'a pas remarqué de comportement suspect parmi les survivants, ceux qui se joignent à eux, comme ceux qui préfèrent fuir. S'il y avait des espions fjerdans ou shus, ils ont été engloutis par le Fold ou se sont déjà évanouis dans la nature, pour aller récupérer de nouveaux ordres.
Ce qui la rassure, c'est qu'ils ont un peu de temps devant eux. Une légère avance qu'elle espère tirer à profit en traversant le Fold, et en fonçant le long de la Vy jusqu'aux murailles protectrices d'Os Alta.
Ce qui la rassure, c'est que personne à part Piotr et elle n'a remarqué les exploits de l'invocateur de lumière, qui est désormais allongé à même le sol dans l'entrepont du skiff, inconscient et veillé par le Soigneur.
Après avoir allumé quelques lanternes qui luisent de la faible lumière bleue, Zoya regarde un à un la dizaine de personnes, certains tenant fermement leur fusil, d'autres bien maladroitement. Il y en a même deux qui ont des arcs avec des carquois bien remplis de flèches. Ils ne sont rien pour elle. Ils pourraient être emportés par les volcras qu'elle s'en moquerait royalement. Elle s'adresse à tous, la voix haute et le menton levé.
- Je vous rappelle quelques règles. Personne n'allume de lanternes à part celles qui sont déjà en train de brûler. Ce sont des lanternes materialki, et des feux inferni, les volcras ne les détectent pas. Personne ne tire de coup de fusil, ou ne décoche de flèche à moins d'être sûr que l'on subisse une attaque. Personne ne descend du skiff, sauf si le voyage est impossible à poursuivre, si le bateau est détruit. Mais je m'assurerai que cela n'arrive pas. Avant que le Fold ne soit étendu par le Darkling, la traversée durait quarante-cinq minutes. Maintenant, je pense qu'on peut s'en tirer en une heure. Faites vos prières, nous partons.
La dizaine de soldats, parce qu'elle les considère comme tels, ils doivent obéir et ne pas réfléchir sinon ils vont tous mourir, se disperse sur le ponton. Elle sent que son petit discours a porté, en tout cas, s'ils ont peur, ils n'en montrent rien.
La promesse des vlachki* leur tient lieu de motivation, peut-être plus forte encore que celle de s'en sortir vivant.
Zoya agite ses mains et fait gonfler la voile. Le skiff effectue un large demi-tour, ses patins glissant sur le sable dans un léger crissement, quand elle le fait rentrer dans le Fold.
Et malgré les nouveaux obstacles, maisons dévastées, hangars effondrés, bâtiments crevés, le voyage se déroule bien. Peut-être leurs prières ont-elles été entendues, pense la jeune hurleuse qui, pourtant, n'a jamais cru en rien.
Et personne, pas même Zoya qui est pourtant terrifiée mais n'en montre rien, ne remarque cette partie du Fold plus sombre et dépourvue d'éclairs. Personne ne s'étonne de l'absence des volcras dont quelques battements d'ailes lointains se font pourtant entendre dans le silence pesant.
Personne n'a idée que le Darkling n'est pas mort, et est en train d'avoir recours au merzost*, encore une fois, et qu'il n'en sortira que des abominations encore plus terribles.
Arrivés à Kribirsk, sans encombre, le frêle skiff vient buter sur un des pontons d'embarquement. Zoya, après avoir pris quelques nouvelles de l'inconnu, toujours maintenu dans un sommeil calme par Piotr, descend de l'embarcation et va chercher, escortée par une partie de ses soldats, à louer trois carrosses pour rejoindre Os Alta. Bien qu'elle n'ait pas d'argent sur elle, la promesse que la Couronne pourvoira leur ouvre des portes, et c'est munis de provisions pour une semaine de voyage qu'ils quittent la ville, à bride abattue.
Ils s'arrêtent dans les villages jetés le long de la Vy pour changer de chevaux, ne prennent pas vraiment la peine de faire halte pour se reposer. Zoya leur impose un rythme exténuant parce qu'elle veut coûte que coûte que l'invocateur de lumière soit en sécurité le plus rapidement possible.
Et c'est totalement fourbus de fatigue après cinq jours de voyage, un record, pendant lequel ils se sont relayés pour diriger les carrosses, qu'ils voient les premiers champs entourant la capitale avec soulagement. Ils traversent rapidement les quelques faubourgs avant de franchir la double muraille d'Os Alta, dans ces quartiers bien plus riches que ceux qui sont à l'extérieur, et ils rejoignent le Petit Palais. Même si Zoya ne rêve que d'un bon bain chaud et d'un repas solide, avant d'aller dormir dans sa chambre, elle se fait un devoir d'orienter les soldats vers le colonel Raevsky, qui est un des dirigeants de la Première Année, et qui s'occupe immédiatement de leur trouver une affectation et déjà un endroit où dormir, avant d'accompagner Piotr et l'inconnu, toujours dans un lourd sommeil, vers l'infirmerie du Petit Palais.
Dès que le Soigneur diminue un tant soit peu la prise sur le rythme cardiaque de l'invocateur de lumière, celui-ci se met à s'agiter et babiller des mots sans queue ni tête. Ni Piotr ni Zoya n'est capable de reconnaître la langue qu'il parle.
De discrets coups sont frappés à sa porte, mais Zoya les ignore, enfouie sous un monceau de couvertures. Pourtant, cela insiste. Les cheveux ébouriffés, Zoya surgit de son lit et va ouvrir la porte brusquement avec l'air de quelqu'un que cela dérange vraiment d'être importunée après cinq jours de voyage.
Genya et David sont dans le couloir, le durast semblant particulièrement gêné.
- Il y a un problème avec l'invocateur de lumière, commence Genya.
Les yeux de Zoya s'étrécissent et elle étouffe un bâillement. Est-ce que rien ne peut se régler en son absence ? Est-ce qu'elle n'a pas le droit à une bonne nuit de sommeil ? Elle n'a parlé à personne de la mort de Lilyana et de Lada. Enfin, si, elle a juste dit à Mikhail qu'elle irait prendre de leurs nouvelles avant qu'il ne soit emporté par un volcra, avec ses confidences. Le visage de Zoya doit avoir pris une expression particulièrement dure parce que Genya semble vouloir reculer avant d'hésiter et de poursuivre.
- Il est amaigri. Il faut qu'il soit réveillé pour se nourrir. Les Soigneurs ne peuvent pas maintenir en vie quelqu'un éternellement, mais il est agité. Et on ne comprend rien à ce qu'il dit.
Et que peut-elle donc y faire ? Zoya acquiesce néanmoins, puis son regard se pose sur David qui, comme à son habitude, ne semble nulle part à sa place.
- Et personne n'a réussi à lui prendre son bâton de bois de la main. C'est un alliage intéressant. Du bois d'ébène et un matériau organique à l'intérieur, très puissant, mais je ne sais pas exactement ce que c'est. C'est reptilien.
- Un amplificateur ?
- Probablement.
- Bonne nouvelle, répond la jeune hurleuse, sèchement.
Zoya hoche de nouveau de la tête comme pour appuyer ses dires, puis va chercher une robe de chambre en velours dans laquelle elle s'emmitoufle. Elle est frigorifiée. Elle a vraiment besoin de sommeil.
- Je vous suis.
Zoya, marchant d'un pas martial, ne peut s'empêcher de remarquer les regards énamourés que s'échangent Genya et David, qui se détournent dès que l'autre le surprend. Tout cela lui donne envie de vomir. Elle accélère le pas, et pour ne pas être dépassés, Genya et David en font de même. Une fois qu'ils ont quitté l'étage où les Grishas les plus importants ont leur chambre privée, ils descendent les escaliers desservant les dortoirs, puis arrivent au rez-de-chaussée qui comprend notamment l'infirmerie qui est entièrement vide, sauf le lit le plus éloigné, qui est occupé par l'invocateur de lumière. L'un des Soigneurs marmonne un bonjour avant de poser de nouveau ses yeux sur l'inconnu, au visage mangé par une barbe qui manque de soin.
- C'est impressionnant à quel point il lui ressemble quand on le regarde la première fois...
Zoya ne peut s'empêcher d'être d'accord avec lui. Un seul coup d'oeil à son visage et les traits similaires sautent aux yeux. Mais pourtant, l'inconnu est plus âgé, et ses cheveux et sa barbe sont bien plus longs que ceux du Darkling. Mais surtout, il a des yeux d'un gris clair, couleur d'orage, bien loin de la couleur métallique de ceux du général Kirigan.
L'un des soigneurs écarte les pans de la chemise de l'invocateur révélant des tatouages dans une écriture inconnue*. Bien qu'elle les ait déjà vus, Zoya fronce les sourcils et interroge du regard David qui se contente de hausser les épaules.
- Ce n'est pas une écriture que je connais...
Zoya lance un regard à l'un des Soigneurs qui diminue sa prise sur l'inconnu dont les battements du coeur accélèrent, le sortant de sa torpeur, et, immédiatement, comme elle le prévoyait, il papillonne des yeux, sa respiration se fait plus rapide, et il semble vouloir bondir de son lit, babillant cette suite de syllabes qui ne signifie rien.
- Il faut que vous vous calmiez. Vous devez manger un morceau. Tout va bien.
Zoya observe Genya qui essaie d'apaiser l'inconnu, sans succès. Sa main toujours crispée sur son bâton de bois ouvragé, il dessine quelque chose dans l'air, et une lumière s'allume au bout de la baguette, avant de s'estomper et s'éteindre, devant leurs yeux ébahis. Il murmure « verto* », ce qui ne signifie rien dans aucune langue qu'ils connaissent.
- Vous essayez d'invoquer la lumière ?
Une lueur de compréhension s'allume dans le regard empreint d'un mélange d'affolement et de colère.
- Je suis où ?
Les grishas retiennent tous leur souffle, entendant pour la première fois une parole cohérente. C'est Zoya qui lui répond, cette fois-ci.
- Vous êtes au Petit Palais, à Os Alta. On vous a secouru quand vous êtes sorti du Fold. Vous avez eu beaucoup de chance.
Zoya tait la chance qu'eux ils ont eu de trouver un autre invocateur de lumière, maintenant qu'Alina a choisi de fuir avec son traqueur.
Le regard de l'inconnu reste un long moment sur Zoya, avant de passer de l'un à l'autre, puis il observe les alentours. Il ferme les yeux un moment, puis son corps s'agite alors que sa bouche est fermée, et à la surprise de tous, il éclate de rire. Un rire qui ressemble à la plainte d'un chien qui s'est pris un coup de pied qu'il ne méritait pas. Un rire qui le plie en deux. Un rire qui n'en finit pas. Les grishas l'observent, qui piétinant sur place, qui triturant une manche, qui se mordant la lèvre.
Est-il donc complètement dément ?
Genya est la première à se ressaisir, et bien qu'elle ne connaisse pas cet homme, elle s'assoit au bord de son lit, attendant qu'il s'apaise.
- Vous êtes en sécurité, monsieur.
Genya lui prend même sa main gauche, celle qui ne tient pas la baguette de bois. D'un geste machinal, les doigts de la jeune façonneuse volettent au-dessus de la main de l'inconnu, convoquant un calme qu'il est bien loin de ressentir.
- Tout va bien...
Mais au regard que lui lance l'inconnu, un frisson s'empare d'elle. Visiblement pour lui, non. Rien ne va.
Sirius a l'impression qu'un troupeau d'hippogriffes vient de lui piétiner le cerveau.