Carnet de Djéfen
Nous ne sommes plus très loin de chez nous : mêmes sommets découpés, même végétation, et jusqu'à une odeur familière qui nous chatouille le nez. Pourtant le but nous échappe d'autant plus qu'il paraît proche. J'aimerais partager la confiance d'Arthen ou de F'lyr Nin, mais je ne peux m'empêcher de m'interroger : que trouverons-nous sur le chemin qui mène jusqu'à la maison ?
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Ils continuèrent à marcher sans apercevoir âme qui vive le jour suivant. Les relations s'étaient un peu améliorées entre Djéfen et F'lyr Nin après que celle-ci s'était acquittée de sa promesse à Arthen. Elle s'était vue traiter de tête de linotte et d'inconsciente : Djéfen ne transigeait pas avec la sécurité de son père. Elle avait ravalé ses répliques quand Arthen lui avait lancé en privé :
- Tu ferais mieux de ne pas lui répondre, Nin. Tu as bien mérité ses reproches ! J'aurais utilisé les mêmes mots.
Yû'Chin, lui, suivait toujours, mais dès qu'une pause était décrétée, il dormait dans les trois minutes. En dehors des arrêts, il les bombardait de questions, ou passait son temps le nez en l'air, ce qui compromettait sa progression. Cela s'apparentait à traîner derrière eux un enfant de six ans qu'il fallait surveiller, abreuver, nourrir, à la différence - notable quand même - qu'il ne se plaignait jamais, alors qu'il souffrait physiquement beaucoup plus qu'eux.
Le soir, une fois le camp établi dans une forêt, moins haut perchée dans la montagne que la veille, Arthen tenta d'inciter F'lyr Nin à leur dénicher un lièvre. Elle s'indigna : pas question d'utiliser ses talents pour tuer des animaux à sang chaud. Elle affirma avec force que les poissons, c'était autre chose, laissant les autres un peu perplexes. Entraînant Arthen à sa suite, sous le prétexte qu'il devait l'assister pour la pêche, elle l'emmena à l'écart, dans une partie herbeuse de la forêt clairsemée.
- Assieds-toi là ! Installe-toi confortablement, ferme les yeux, et concentre-toi sur ce que je vais te faire entendre. C'est une surprise !
Accoutumé aux excentricités de l'oiselle, il obtempéra docilement, sa curiosité aiguisée. Au bout d'un moment, il commença à se trouver envahi d'émotions étranges : il avait chaud, faim, soif, peur, tout ça dans une alternance rapide et étourdissante. Le cœur battant, à demi paniqué, il allait soulever les paupières, chercher F'lyr Nin, quand elle lui posa une main sur le bras.
- Ne crains rien. Ce n'est pas toi, ou plutôt ça ne vient pas de toi. Tu sens comme ils sont agités ? Nous leur faisons peur !
Mais de qui parlait-elle ? Arthen réalisa qu'il ressentait des émotions qui n'étaient pas les siennes. Ça semblait fou, impossible ; et pourtant en même temps, très naturel. Rassuré par la main de F'lyr Nin, il se laissa glisser et s'immergea dans la sensation. Trois ; il y avait là trois présences, trois petites boules palpitantes aux émotions rudimentaires. La peur dominait, mais elle s'apaisait peu à peu, avec la chaleur qui les environnait dans leur abri. Émerveillé, Arthen joua à isoler une présence, puis une autre. Il en découvrit ensuite une quatrième, très en retrait, comme voilée, ou retranchée derrière un paravent qui atténuait sa lumière intense. Les émotions qui parvenaient jusqu'à lui depuis cette dernière étaient très différentes : amusement, joie, fierté.
- Ça, c'est toi !? affirma Arthen, en comprenant soudain.
- Oui, pour vous servir, mon jeune ami !
Pendant quelques secondes, la présence se fit plus proche, plus nette, puis tout s'estompa, alors que F'lyr Nin serrait son bras brièvement, avant de le lâcher.
- Ouaouh ! s'écria Arthen en ouvrant les yeux, un peu désorienté.
Il se sentait pourtant bien, alerte, ses sens aiguisés, partageant la joie de l'oiselle. Il lui sourit, sans parvenir à articuler une appréciation plus compréhensible.
- Ça t'a plu ?
Il acquiesça, toujours incapable de parler, les yeux brillants.
- J'avais peur que tu trouves ça bizarre.
Il tendit la main dans un geste irréfléchi, et lui caressa la joue.
- C'était bizarre, mais cool...
Elle se leva brusquement et conclut tout haut, en évitant son regard :
- C'était un terrier de lièvres. Alors tu vois, je ne peux pas t'aider à tuer des animaux comme ça ! Allons pêcher !
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Le lendemain après-midi, ils étaient montés, descendus, puis remontés, avaient frôlé un groupe de sauvages - à moins d'un kilomètre, dixit F'lyr Nin - mais n'avaient encore pas approché de ferme ou de village humains. La météo était demeurée clémente. Ils ne souffraient pas de la faim ; pourtant, au bout de trois jours, ils étaient prêts à échanger leurs maigres biens contre n'importe quoi qui les change du poisson, devenu leur principal moyen de subsistance, matin, midi et soir... Le reste des provisions avait fondu bien plus vite que les plaques de neige qu'ils foulaient de temps en temps.
En fin d'après-midi, c'est dans cet état d'esprit qu'ils se dirigèrent vers une ferme enfin sentie par l'oiselle à plusieurs kilomètres de distance. La nourriture n'était quand même pas leur seule motivation. S'approcher d'humains était la meilleure manière de connaître précisément leur localisation, et de s'informer sur le chemin à suivre pour Arcande, ou pour un village d'où ils pourraient faire envoyer un message.
- C'est ici qu'on se sépare, déclara Arthen. Nin, on te confie Yû'Chin. On se retrouve plus tard ce soir. Soit prudente.
Il était maintenant en contact presque permanent avec l'oiselle, et la nature de ce contact avait changé. Elle lui rendait perceptibles sa présence et son état émotionnel, tout comme elle les sentait instinctivement chez lui. Cela restait faible et flou, à peine au-delà du seuil de sa conscience, mais il trouvait cela totalement fascinant. Elle lui donnait une fenêtre sur sa réalité de télépathe. Il s'interrogeait encore sur ce que cela impliquait dans leur relation, mais pour ce soir, cela allait leur permettre de maintenir la communication.
Djéfen et Arthen s'éloignèrent des deux autres et s'engagèrent sur le chemin de la ferme. Mieux valait approcher avant la tombée de la nuit : dès le coucher du soleil, dans ce genre de hameau, on barricadait hommes et animaux. F'lyr Nin avait recensé pas loin d'une trentaine de personnes, plusieurs familles probablement, serrées pour se protéger des sauvages et des bandes de voleurs.
Une double porte en bois massif, seule trouée dans le mur d'enceinte, donnait accès au corps de ferme. Même à cette heure, ils y furent accueillis fraîchement :
- Qui êtes-vous, gamins ? On ne veut pas de vagabonds ici !
- On cherche quelques renseignements, et on souhaite échanger du matériel contre de la nourriture.
Un vieux édenté, armé d'un fusil ostensiblement pointé sur eux, leur fit signe de rester là pendant qu'une mouflette de quatre à cinq ans, nu-pieds et vêtue d'une tunique usée jusqu'à la corde, partait prévenir des adultes. Pour patienter, ils contemplèrent les bâtiments de la ferme : elle paraissait beaucoup moins riche et moins bien équipée que celle du grand-oncle d'Arthen. Plus délabrée aussi. Même en scrutant attentivement, les garçons ne constatèrent aucune trace de technologie. Cette impression se confirma quand ils furent autorisés à rentrer, sous bonne garde, à l'intérieur des murs d'enceinte.
Une petite troupe déguenillée les attendait : une bonne douzaine de gosses sales et curieux, quelques femmes à la mine méfiante, et un colosse brun barbu qui s'approchait en sifflotant, un fusil en équilibre sur son épaule. Les vêtements des adultes étaient relativement propres, mais élimés, leurs couleurs fanées. Les enfants, eux, étaient crasseux, attifés de bric et de broc et hirsutes ; rien sinon l'attitude ne différenciait les filles des garçons, ces derniers affichant un air plus menaçant, à l'image des grands.
Cela n'avait aucun rapport avec la relative opulence du hameau où vivait la famille d'Arthen, pourtant il ressentit un pincement de nostalgie en voyant cette large assemblée.
Le colosse s'arrêta devant eux et les scruta des pieds à la tête. Ils avaient pris soin de rajuster leurs vêtements et de les frotter pour les débarrasser des herbes et brindilles qui s'y accrochaient, traces de leurs bivouacs en pleine nature. Ils le regrettaient presque maintenant, car loin de ressembler à des vagabonds, ils étaient beaucoup mieux vêtus que ceux qui leur faisaient face, avec leurs habits certes un peu sales, mais neufs, de couleur vive et bien coupés.
- Quelles affaires vous avez par ici ? demanda l'homme d'un ton neutre, avec un fort accent campagnard.
Celui-là les avait jaugés ; il ne commettrait pas l'erreur de les traiter de vagabonds... Encore qu'ils eussent pu se vanter de ce titre sans trop mentir...
- Nous voyageons avec nos parents, récita Djéfen. Je veux dire les miens, et ceux de mon cousin... On avait prévu de s'arrêter à Sientagne, mais ma sœur s'est foulé la cheville. Ils ont dû pas mal ralentir le rythme, alors ils nous ont envoyés au-devant d'eux pour leur rapporter quelques provisions pour ce soir. Nous apportons de quoi échanger...
F'lyr Nin les avait renseignés sur le nom du le bourg le plus proche, renseignement qu'elle avait extirpé de l'esprit d'un des fermiers, d'une façon qu'ils ne tenaient pas trop à comprendre. Ils avaient ensuite mis au point cette petite histoire.
- Vos noms ?
- Moi c'est Djéfen, et mon cousin, Arthen.
- Je m'appelle Jhaokel. Mhm, vos parents sont bien confiants de vous envoyer à l'aventure ! Montrez voir ce que vous avez !
Les deux garçons n'avaient pris que la machette. Inutile de perdre leurs autres valeurs s'ils tombaient sur des individus malhonnêtes. Djéfen la sortit de son sac pour la présenter à l'homme.
- Mhm ! C'est du beau travail, la forme de la lame est originale, mais on a tous les outils qu'il nous faut ici.
- Il dit ça pour l'obtenir pour trois fois rien. Fais mine de la remballer, tu vas voir.
Arthen se crispa intérieurement. Il ne s'attendait pas à ce que F'lyr Nin lui donne des conseils de marchandage à distance.
- Eh, mais tu l'espionnes ?
- Tu préfères que je le laisse vous rouler ?
Arthen n'eut aucun mal à paraître ennuyé face à la posture de désintérêt du fermier.
- Bon, tant pis alors. On l'échangera au village demain.
- Mhm, une minute !... On peut vous la prendre ; on s'en débrouillera au prochain marché.
- Il est encore loin le village ? interrogea Djéfen.
- Bah, entrez donc boire un grand verre de lait avec les enfants, on va trouver à s'arranger !
Ils suivirent la troupe dans une cuisine spacieuse qui semblait commune à toute la ferme. La pièce était rustique, avec un sol de terre balayé avec soin. En son centre, une longue table en bois brut était bordée de lourds bancs fabriqués dans de gros troncs d'arbres. Il se dégageait de l'ensemble une impression de simplicité et de propreté.
Les yeux d'Arthen se posèrent sur le fourneau à bois. Il ressentit un pincement au cœur : dans la cuisine de l'auberge, à Arcande, à côté des équipements plus sophistiqués, sa grand-mère Trisbée gardait un fourneau semblable, « au cas où ». Un vieux réflexe de méfiance, pas envers la technologie, mais plutôt à l'égard des coups durs de la vie, des catastrophes imprévisibles, dont elle avait eu son lot, elle comme les autres... comme à peu près tous ces gens qui avaient parié sur Arcande pour leur offrir une meilleure existence.
Arthen revit sa grand-mère qui s'activait dans la cuisine, une cuillère à la main ; elle avait l'habitude de lui faire signe discrètement, pour qu'il vienne goûter le ragoût ou la compote, entre deux hôtes à servir. Comme il aurait aimé être là-bas en cet instant avec sa famille, à discuter avec les clients habitués ou de passage, leur donnant les bons tuyaux pour s'y retrouver en ville...
Il revint subitement au présent quand une adolescente aux cheveux gras et à la mine revêche versa à tous du lait chaud, dans des bols de grès grossiers faits à la main. Elle leur distribua ensuite de grandes tranches de pain bis, qu'ils trempèrent dans les bols fumants. Un vrai délice qui chassait la nostalgie. Arthen laissa le goût fort envahir ses papilles et tâcha de ne pas paraître trop réjoui.
- Y'en a qui ne s'embêtent pas !
- Désolé, Nin ! Ça ne vous apportera rien qu'on se prive !
- De toute façon, j'aime pas le lait, rétorqua-t-elle avec dédain. Mais vous penserez à ramener du pain...
Jhaokel attendit que les invités aient terminé leur bol pour les interroger :
- Où c'est que vous cheminez, comme ça ?
- Mon grand-oncle possède une ferme à trois jours au nord-est d'Arcande. Ils ont commencé à remettre en état des bâtiments à demi détruits. Ils nous ont proposé de finir les travaux et d'y habiter. C'est un beau domaine, avec encore des terres exploitables. Le coin est tranquille ; là où on vivait, on avait toujours des problèmes avec les sauvages, alors mes parents n'ont pas hésité.
Arthen débitait ses demi-vérités avec conviction. Oui, la ferme de son oncle était une belle ferme ; s'il avait voulu être fermier, il aurait aimé y obtenir une place.
- Ils envoient des patrouilles depuis Arcande régulièrement, ça tient les sauvages à distance, compléta Djéfen.
L'homme avait plissé les yeux en entendant le nom d'Arcande.
- C'est vrai ce qu'on raconte au village ? Qu'à Arcande ils vivent comme les anciens, dans l'opulence, sans se fatiguer ? Que tous les fermiers alentour travaillent pour la ville, et reçoivent en échange des machines qui font le boulot à leur place ?
Arthen vit les yeux de Djéfen s'allumer ; il lui donna un coup de pied dans le tibia sous la table. Pas une bonne idée qu'il semble en savoir trop. Il haussa ensuite les épaules dans un geste d'ignorance.
- J'sais pas trop ; c'est vrai que quand mon cousin est venu chez nous et a décrit la ferme de mon grand-oncle, il a parlé de machines pour labourer la terre, et de chauffage dans toute la maison.
- Et aussi d'eau chaude et froide qui coule par les robinets, ajouta Djéfen, qui avait douloureusement saisi le message.
- On dit que la ville est protégée par un de ces monstres, un nazgar !?
L'homme avait baissé le ton sur la dernière phrase, comme si parler trop fort pouvait faire sortir des démons du sol.
- Ah ça ! répondit Arthen sans laisser à Djéfen le temps de réagir, mon cousin en a parlé, bien sûr, mais personne ne l'a jamais vu, alors ça peut aussi bien être des histoires pour éloigner les envieux...
Jhaokel secoua la tête, peu convaincu :
- Tout ça, c'est pas sensé. Ça finira mal. Je suis bien content qu'on vive à bonne distance de cette absurdité !
- On n'a que les côtés positifs, se réjouit une femme en gloussant, avec les objets fabriqués à Arcande qu'on trouve sur le marché du village !
La conversation dura un long moment. L'homme se montrait curieux ; il tâchait de profiter de ses visiteurs pour s'informer. Arthen et Djéfen, sur les charbons ardents, essayaient de ne pas trahir le fait qu'ils en connaissaient beaucoup plus qu'ils n'en disaient. Au final, ils estimèrent avoir signé une assez convaincante performance de colporteurs de ragots, tout en donnant une image aussi fidèle que possible de la vérité. Ils apprirent qu'il leur faudrait pas moins de deux semaines de marche pour atteindre Arcande.
Quand le fermier, rejoint depuis par d'autres adultes, se décida à leur échanger enfin leur arme contre des vivres, il ne restait qu'une heure de jour. Ils dirent au revoir aux travailleurs aux mains calleuses et noircies par la terre, tout juste revenus des champs, et partirent en trottant pour retrouver leurs supposés parents. Ils bifurquèrent dès qu'ils furent hors de vue. Poursuivant sans ralentir, ils rejoignirent leurs compagnons à la tombée de la nuit. Ils se régalèrent de pain, jambon, fromage, d'une gourde de lait, ainsi que d'un plein sac de cerises, dont ils s'amusèrent à cracher les noyaux le plus loin possible.