Carnet de Djéfen
Les habitants d'ici ont bien tort de se méfier d'Arcande. S'ils réalisaient l'aisance des fermiers autour de la ville ! Pourtant, je ne peux pas les blâmer, leur suspicion est compréhensible. Vu de la ville, le monde extérieur apparaît rempli de menaces. Ici, c'est l'inverse : le risque lié aux sauvages est réel, évalué à sa juste mesure ; les dangers supposés d'Arcande sont fantasmés, ils en deviennent démesurément inquiétants...
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Pour une fois, F'lyr Nin s'était assoupie la première, le ventre plein, fatiguée par ce qu'elle avait appelé ses efforts de soutien, qu'Arthen avait renommé illico ses indiscrétions. Elle ne lui avait même pas renvoyé la réplique, se contentant de grogner, tandis qu'il la regardait avec moquerie. Un signe de lassitude plus évident que toute déclaration.
Yû'Chin, lui, était toujours éveillé, tenu en haleine par le récit des deux amis, qui se repassaient le film de leur visite avec excitation. Ils avaient appris au moins autant, sinon plus, que les habitants de la ferme.
Arthen était atterré par le côté arriéré de la ferme : pas d'eau courante, pas d'électricité, pas de panneaux pour chauffer l'eau. Pas de médicaments non plus, ça se remarquait à l'eczéma d'un enfant, ou à la rage de dents d'un des adultes, qui exhibait une joue gonflée enveloppée d'un linge. Son hameau familial, qui lui avait paru rudimentaire, semblait maintenant un havre de civilisation et de confort. Quant à Arcande, la ville apparaissait plus que jamais comme une bulle, un petit miracle qu'il fallait nourrir et préserver avec soin.
- Tu as vu, ils ne possèdent aucun engin un peu sophistiqué, ni même aucun moteur, s'étonnait-il de nouveau.
- Oui, mais en attendant, moi pour une fois, j'aurais bien profité d'un de leurs chevaux ! répliqua Djéfen.
- Je croyais que tu ne les supportais pas ?
- Mes fesses ne les aiment pas, mais mes ampoules apprécient encore moins la marche.
- Pourquoi, Djéf ? interrogea Yû'Chin.
Yû'Chin enchaînait les « pourquoi » comme un marmot de trois ans, avec une fréquence agaçante, mais il emmagasinait les réponses avec les capacités d'un adulte. Rien ne lui échappait. Il portait la même attention à tout ce que disaient les enfants, quel que soit le registre, trivial ou profond, sérieux ou humoristique.
- Qu'est-ce que tu veux savoir ? soupira Djéfen
- Pourquoi tes fesses ne les aiment pas, énonça-t-il avec sérieux.
- Parce que monter à cheval, quand on manque d'habitude, ça frotte mon délicat postérieur sur la selle, et c'est douloureux. Attends ! coupa-t-il, comme l'autre allait enchaîner sur une nouvelle question. Dans ce cas, j'aurais quand même apprécié un cheval, pour avancer plus vite sans avoir mal aux pieds. Il aurait porté les sacs, en plus d'une personne.
Yû'Chin resta la bouche ouverte, le temps d'assimiler, puis la referma, et fit signe qu'il avait compris. Arthen, en face de lui, vit soudain ses yeux s'agrandir, comme son regard passait par-dessus leurs épaules. Il se retourna, et découvrit trois hommes, en demi-cercle, pointant des fusils sur eux. Un quatrième s'approchait, tenant deux gros chiens en laisse. Parmi eux, il reconnut un des travailleurs qu'il avait aperçu à la ferme, plus tôt.
- J'te l'avais dit qu'ils étaient pas nets, ces gamins !
- Ouais, des enfants qui se baladent tout seuls, c'était louche !
- Si ça se trouve, y vont prévenir leurs copains, pis on s'en va r'trouver une troupe de bandits devant chez nous !
Djéfen se redressa pour protester, quand tout à coup, tout se précipita : les molosses se mirent à aboyer et à grogner, en tirant sur leur corde, au moment même où l'oiselle levait une tête endormie et les regardait en clignant de ses yeux orangés arrondis. À la lueur changeante du feu, elle paraissait encore plus exotique que de coutume.
- Nom de nom ! C'est quoi cette vermine ?
- Askor, Tyler, tue, tue !
Les chiens bondirent ; Arthen vit distinctement la main du maître s'ouvrir sur les laisses. Une gueule béante, pleine de crocs acérés, passa à quelques centimètres de lui. Il se jeta sur le côté, roula et tenta d'attraper la queue de la bête. Il la saisit par le bout, mais elle lui glissa des doigts, le laissant étalé par terre, le regard fixé sur la scène.
L'oiselle s'était redressée de toute sa hauteur. À la lueur vacillante du petit feu, on peinait à évaluer sa taille. Les ombres mouvantes la faisaient paraître grande et mince. Arthen la reconnut à peine dans son expression grimaçante de colère outragée. Il sentit en elle un refus teinté de panique. Il ne savait pas depuis quand il était devenu expert à identifier les émotions des autres, pourtant il n'éprouva aucune surprise quand un des chiens s'abattit sur le sol, sans un cri, fauché en plein élan. Le second se figea, les oreilles couchées, près de son compagnon à terre. Les quatre hommes lâchèrent leurs armes, avec des hurlements de douleur, alors que les flammes du feu s'élevaient trois fois plus haut qu'avant :
- Aie, ça brûle !
- Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Taisez-vous ! Disparaissez si vous ne voulez pas finir comme ce chien !
Le cri mental, haut perché, grinçait si fort qu'Arthen chercha instinctivement à se boucher les oreilles, avant de réaliser l'inutilité de son geste. À côté de lui, Djéfen serra les poings, le visage grimaçant.
Les quatre hommes hésitèrent un infime instant à suivre le molosse qui avait déjà déguerpi. F'lyr Nin le mit à profit pour détacher du haut des flammes des mini-boules de feu qu'elle précipita sur eux. Les assaillants, désarmés, affolés, tournèrent les talons et s'enfuirent.
Un silence de mort s'abattit sur le petit campement, troublé seulement par le crépitement du feu, qui avait retrouvé sa modeste taille.
Par le lien qui n'avait pas disparu entre l'oiselle et lui, Arthen perçut une rupture, comme un fil tendu qui se casse. F'lyr Nin se mit à trembler, d'abord imperceptiblement, puis de plus en plus fort, jusqu'à ce que le garçon se lève et la serre contre lui. Elle l'agrippa farouchement, et se laissa aller à sangloter sur son épaule.
- On n'a pas le temps ! On n'a pas le temps de craquer maintenant, lui souffla-t-il mentalement. On dégage ! Djéfen, Yû'Chin, prenez tout, on fiche le camp !
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Ils s'enfuirent vers le nord, en pleine montagne, hors des sentiers, accumulant le plus de distance possible entre eux et la ferme. Pour arranger le tout, les nuages formés en fin de journée sur les reliefs se trouèrent ; les enfants se retrouvèrent à patauger dans des prés transformés en ruisseaux, leur route éclairée par les éclairs. La petite troupe prit en peu de temps une allure pitoyable, trempée par la pluie drue et glaciale qui ne cessait de dégringoler, et harcelée par le tonnerre qui leur faisait rentrer la tête dans les épaules.
Arthen n'avait pas lâché la main de l'oiselle, malgré les irrégularités du chemin. Son intuition lui soufflait, ou peut-être était-ce le lien entre eux, que sans cette main qui la tirait, elle se serait laissé tomber là, aurait refusé de poursuivre. Arthen se savait totalement novice dans la lecture des émotions, mais ce qu'il percevait l'inquiétait. Elle avait cédé à une sorte d'abattement confus, résigné, où plus rien ne la concernait. Arthen scruta l'horizon, une fois de plus, à la recherche d'un abri. S'ils ne trouvaient pas vite un coin au sec pour se reposer, il craignait qu'elle décide de s'arrêter, ici, là, n'importe où. Mais rien, hormis la montagne, les pics qui se dessinaient en dents de scie à chaque éclair. Un paysage effrayant et grandiose.
Alors qu'ils continuaient depuis ce qui leur semblait des heures, sous la pluie, Arthen perçut un changement chez sa compagne. Une étincelle de vie, une lueur d'intérêt. Au lieu de le suivre passivement, elle prit la tête, le tirant en avant, et les mena sur un sentier qui leur facilita la marche. Cela ne parut pas profiter à Yû'Chin, qui quelques minutes plus tard, trébucha et dévala tête la première vers le bas, atterrissant dans des buissons de genévrier qui l'arrêtèrent. Rien de cassé, heureusement !
Ils poursuivirent à la queue leu leu sur le chemin étroit, Arthen donnant la main à F'lyr Nin, et Djéfen tenant celle de Yû'Chin. Ce défilé avait de quoi prêter à sourire, mais ni les uns ni les autres ne se sentaient le cœur à rire de leurs tribulations nocturnes.
- Là, à droite ! cria soudain Djéfen pour couvrir le vacarme de l'orage. Vous avez vu ?
La lueur répétée des éclairs leur offrait des instantanés du paysage extrêmement brefs. Il fallait se concentrer pour en tirer une image. Ils se figèrent un moment pour scruter dans la direction indiquée par Djéfen. Le flash suivant imprima sur leurs rétines la silhouette d'un hameau abandonné. Des pans de murs, les contours de bâtisses en pierre. Peut-être y dénicheraient-ils un endroit au sec ? La chance ne semblait pas trop de leur côté cette nuit...
Ils se rapprochèrent des ruines avec circonspection. Arthen tenta bien de s'assurer auprès de F'lyr Nin qu'il n'y avait personne, mais elle se contenta de secouer la tête d'une façon qui pouvait signifier « il n'y a personne », tout autant que « je n'ai pas envie de répondre ».
Plus près, ils réalisèrent qu'une seule bâtisse pouvait prétendre au titre d'abri. Ailleurs, on ne distinguait que fragments de murs encore debout, bravant les éléments, poutres effondrées, pierres plates de toiture éparpillées sur le sol détrempé. Ils s'approchèrent avec circonspection de la vieille maison, constatant que les fenêtres étaient obstruées par des volets de bois ; on ne devinait rien de ce qui se passait à l'intérieur.
- Et s'il y avait quelqu'un ? murmura Djéfen.
F'lyr Nin le regarda avec un air indéfinissable ; lâchant la main d'Arthen, elle poussa résolument la porte.