Ce matin, j’ai croisé la fille Granouille qui montait vers le troisième.
Tiens que je me suis dit… La mère Granouille a fini par casser sa pipe ? Elle était vraiment vieille la mère Granouille, mais pas aussi vieille que notre épicière du bout de la rue.
Germaine, elle s’appelle Germaine notre épicière. Moi, qui ai repris la baraque de mes parents et qui suis né ici, je lui achetais des bonbons quand j’étais petit à Germaine. Je lui en volais aussi. Pas que j’avais un mauvais fond, mais parce que voler Germaine, pour nous les mômes du quartier, c’était comme une preuve de virilité. On les partageait parfois avec les filles nos bonbons, mais on n’aurait jamais accepté qu’elles les volent elles-mêmes. On s’en serait senti humilié. Encore que Babette se gênait pas. Mais bon Babette c’était pas pareil. Babette, c’était une fille qu’avait passée la ligne. Une fille garçon. Le côté fille, il lui est remonté plus tard. Et pas qu’un peu. Ç’a été, pour nous tous, qui ne volions plus de bonbons depuis quelques années, comme une éruption volcanique cette métamorphose, mais c’est pas le propos.
Elle était déjà vieille Germaine à cette époque des bonbons. Mais plus grande. Germaine c’est sa façon de vieillir, elle se recroqueville. Elle finira comme ça, dans peut être encore deux ou trois siècles, à force de se ratatiner, par disparaître tout à fait. Je crois pas que beaucoup d’enfants la volent maintenant. Ils se sont enrichi les mômes. C’est con en un sens, parce qu’elle est quand même moins vive depuis qu’elle est passée sous le mètre quarante.
Nous, elle nous coursait jusqu’au pas de sa porte. Elle allait jamais plus loin. Elle savait sprinter que sur quatre mètres. C’était un tout petit magasin. Au-delà, elle ne s’y aventurait pas. On la disait un peu vampire. On se racontait qu’elle pouvait s’envoler la nuit. Le gros Bernard l’avait vu de ses yeux. On avait bien envie de le croire. On disait aussi qu’elle se posait dans les champs et qu’elle buvait le sang des vaches. Mais juste un peu, et sans leur faire mal. Parce qu’on l’aimait quand même bien Germaine.
C’était bizarre en un sens, parce qu’en règle générale, on les aimait pas les vieux. Ils nous fliquaient de trop et nous gonflaient sans cesse avec leur guerre. Comme quoi on connaissait pas notre bonheur d’y avoir échappé. Qu’on était tous que des petits gâtés. Dans la foulée, ils nous en souhaitaient une de guerre. On se demandait bien pourquoi, si c’était aussi terrible qu’ils le disaient. Et puis elle était finie depuis plus de vingt ans maintenant leur foutue guerre. Certains, parmi les plus pénibles, devaient l’avoir connue avec des couches au cul.
La mère Granouille, elle nous souhaitait pas la guerre, elle nous la faisait. Surtout à moi, qu’habitais le même immeuble qu’elle. Elle distinguait pas les autres. Pour elle, ils formaient un troupeau de vauriens. C’était un mot de l’époque qui voulait bien dire ce qu’il voulait dire. Moi par contre, elle me repérait bien. Elle me dénonçait à ma mère quand on la croisait dans les escaliers, pour tout ce que je faisais, et pour tout ce que faisaient les autres vauriens. Maman, en réponse, me regardait d’un air accablé. J’étais pendu à son bras. Elle baissait son regard vers moi comme sur une plaie purulente. Elle lui promettait la plus extrême sévérité à Granouille. L’autre lui suggérait de me mettre en pension. Je risquais rien de ce côté-là. Elle avait que ma sœur Giselle et moi ma mère, et elle n’était pas partageuse. Parfois, quand la Granouille s’était éloignée, c’est à son dos qu’elle offrait son air accablé. Elle me serrait un peu la main. Ça suffisait comme explication. Ça voulait dire t’en fais pas. Bien sûr, elle pouvait pas me le dire franchement.
Les adultes avaient développé une sorte de pacte à cette époque. Ils faisaient bloc. Entre eux d’abord, et puis aussi avec les curés et les profs. J’avais l’interdiction formelle d’en dire du mal de notre voisine. Et puis elle avait, paraît-il, terriblement souffert de la guerre la Granouille. On avait eu beau pas la connaître nous les mômes, on vivait dans le sillage de cette putain de guerre. Elle était pas encore froide malgré tout ce temps. Elle faisait encore des remous. Elle remuait de vieilles histoires. On comprenait pas vraiment, mais il nous semblait bien qu’ils s’étaient pas tous couverts de gloire nos parents. Certains avaient plus trop droit aux courbettes. On leur prenait la place dans la file d’attente des magasins. Et fallait pas trop alors qu’ils regimbent. On leur faisait aussi sec de terribles allusions, surtout aux rombières qu’avaient de trop près fréquenté l’occupant et même si c’était pas vrai. La Granouille elle, elle risquait rien. Méchante ou pas, elle avait si bien su se tenir pendant la guerre, qu’on l’avait emmenée jusqu’en Allemagne dans un wagon à bestiaux. Elle avait résisté, paraît-il. Maintenant, elle pouvait se livrer à la délation tant qu’elle pouvait. Elle disposait d’une sorte d’immunité. Le père Rosen, qui lui aussi avait fait le voyage allez retour jusqu’aux camps et qui habitait un peu plus haut dans la rue, ne nous dénonçait jamais lui. Il nous offrait même des bonbons parfois, lorsqu’on le croisait chez Germaine. C’était un minuscule bonhomme. Lui aussi l’avait senti passer la guerre, et pas qu’un peu, mais elle était moins prestigieuse sa souffrance. On se demandait bien pourquoi. On est devenu très amis lui et moi, plus tard, quand j’ai été grand, on en reparlera.
Avec sa fille, elles se parlaient plus depuis un bail la mère Granouille. Du coup, quand je suis sorti de chez moi et que je l’ai vue grimper vers le troisième avec un petit air satisfait, j’ai tout de suite compris qu’elle ne venait pas lui rendre visite et que la vieille avait fini par y passer. Elle montait pour l’inspection. Pour évaluer l’héritage et l’état du mobilier. Je la savais malade la mère, depuis quelques mois. J’étais même passé la voir une dizaine de fois, pour lui monter du pain que Lulu me donnait pour elle. Elle avait encore fondu dans sa maladie comme un sucre dans une tisane, elle qui déjà faisait pitié. On parlait un peu du voisinage, mais on en reparlait pas souvent de cette époque où elle cherchait à m’envoyer en pension.
— Ah monsieur Gehin, qu’elle a quand même osé me dire une fois, vous vous êtes un vrai gentil. Tout gamin déjà, je m’en souviens bien, vous étiez bien aimable et poli. Pas comme les autres vauriens avec qui vous traîniez. Dommage qu’aucune femme ait jamais réussi à vous alpaguer. On se demande ce qu’elles cherchent ? Pas vrai ? Ça ne fait pas tout la beauté... Même le compliment, elle l’avait méchant la Granouille. Moi qui passais pour si bel homme, j’en redescendais affligé de ces visites. Je partais me regarder dans mon miroir de salle de bain.
La fille Granouille, Alice, question saloperie, elle se pose un peu là. Les chats font pas des chiens vous me direz. Elle doit avoir quatre ans de plus que moi Alice. Quand m’est venue l’adolescence, j’ai beaucoup fantasmé sur elle. J’y repensais là, en la croisant, parce que c’est fou ce qu’elle s’était détérioré depuis. Elle m’a dépassé en s’efforçant de transformer son visage en un autre… moins cupide… plus de circonstance… un visage d’orpheline. On était aussi gênés l’un que l’autre. Ça fait plus de trente-cinq ans qu’on essaye de s’en débarrasser de cette gêne. Elle nous vient d’un après-midi perdu dans notre jeunesse. J’étais descendu à la buanderie chercher le linge pour ma mère. Je me souviens de chaque minute de cette aventure. Je devais, trois jours plus tard, fêter mes seize ans. Alice, qui elle avait déjà attrapé ses vingt, m’y avait coincé dans ce sous-sol, comme un loup affamé accule un écureuil pour en faire son quatre heures. Elle m’avait pris mon panier des mains et l’avait reposé par terre. J’avais eu si chaud, tout d’un coup, que j’ai bien cru que j’étais en train de mourir.
Elle m’avait plaqué contre le mur et m’avait baissé mon pantalon pour s’emparer de mon pauvre engin. Il s’en était comme réveillé en sursaut. Elle l’a serré fort en me mordant dans le cou. Elle s’est mise aussitôt à le secouer et il a presque tout de suite envoyé sa petite cargaison de semence. Elle a pas dit un seul mot. Elle a juste relâché mon truc et elle l’a regardé bien fixement avant de repartir. Tout ça n’avait pas duré trois minutes. Je me les suis rejouées presque tous les jours pendant les trois mois qui ont suivi ces minutes, avec à chaque fois le même résultat. Alice aussi j’en suis sûr, y repensait en me voyant. Et même encore là, après toutes ces années, dans ces escaliers et dans ce malheur qui venait de frapper sa maman, elle devait y repenser. Elles sont restées en travers de nos deux vies ces trois minutes.
— Bonjour Alice ! Je lui ai dit, ça faisait longtemps.
— Ma mère est morte ! Elle m’a répondu.
On a chacun continué notre chemin pendant ce temps et ça a suffi à nous mettre hors de portée l’un de l’autre. J’ai quand même, comme à chaque fois que je l’approchais un peu depuis ce jour lointain, retrouvé la sensation de sa main qui me serrait fort le kiki. Elle a disparu au détour d’une marche et je me suis arrêté pour guetter le bruit de ses pas jusqu’à la porte de sa mère.
Je suis passé chez Germaine pour y faire quelques courses. Ça sentait le moisi dans sa boutique. C’est amusant quand on y pense, mais alors qu’on finit par s’habituer à tout, cette odeur de moisi, qui traînait là depuis l’autre siècle, je n’arrivais pas à m’y faire. Puisqu’on était décidément dans les souvenirs et la nostalgie, j’ai jeté un œil à son rayon bonbon. Il avait salement fondu celui-là. À cause des mômes d’aujourd’hui sans doute, qui font attention à leurs dents. À cause aussi du monde qui ne cesse jamais de fondre et de se recroqueviller, comme Germaine. La preuve, c’est qu’on pouvait tout y trouver chez Germaine dans le temps. Maintenant, on ne s’y rend, dans ce qu’il reste de ce magasin que le temps fait doucement imploser, que pour acheter du sucre et des trucs pas trop fragiles question conservation. Elle a Germaine, sur ses étagères du haut, des lessives qui se font plus depuis au moins trente ans. On évite soigneusement de lui prendre ses conserves. On craint qu’elles nous explosent au visage.
— Bonjour Germaine !
— Our !
Elle dit plus les mots en entier depuis un moment déjà. Ils font comme elle ses mots, ils se dessèchent et se ratatinent. Il a beau pas être plus grand qu’un garage son boui-boui, elle a toujours quelque chose à y faire. Une boîte à faire pivoter pour remettre son étiquette bien dans l’axe. Un peu de ménage. Un peu la poussière. Ça l’occupe.
Vampire ou pas, elle le quitte quand même tous les dimanches son bastringue, pour aller à la messe. Elle trottine sans vraiment avancer. On jurerait que le trottoir lui fait des farces et roule sous ses pieds en sens inverse. Comme un tapis roulant. Elle monte jusqu’au vieux village, à la chapelle de l’Hermite. On dit le vieux village par habitude. Il y a déjà un bail qu’il s’est fait avaler par la ville notre bled. Elle a continué vers l’Est la ville, pour en gober d’autres, et elle semble pas rassasiée. Un jour, elle ira buter jusque contre le fleuve. Là elle sera bien forcée de s’arrêter. De l’autre côté, une autre ville tient la rive. Une bien plus grosse qu’elle.
Elles sont sept autres à faire comme Germaine et à snober l’église pour s’en aller l’entendre en latin la messe. Huit en tout donc. Huit petites veuves chenues et trottinantes qui partent à l’assaut de la ruelle qui monte vers la chapelle. Elle commence à 10 heures pétantes la messe et c’est un sacré spectacle que de les voir grimper vers leur Bon Dieu, ces petites formes noires. On dirait qu’elles vont au sabbat. Leur manque juste un balai entre les jambes.
Elles fréquentent aussi le square les mémés intégristes. Elles ont leur banc à elles, comme nous avons le nôtre, Ricous Rosen et moi. Elles piapiatent comme des moineaux. C’est fou ce qu’elles ont à se dire. C’est Hermann qui la dit cette messe. Il vit dans une sorte de cabane tout au bout du bout de la ville ce drôle de curé, sur la berge, face à la monstruosité urbaine qui tient la rive d’en face. Il veut rien savoir de notre civilisation ce curé. C’est un ascète farouche et intégriste. Il mange pratiquement que des pommes et des haricots verts. Il s’habille parfois en femme… En robe... Surtout le samedi, mais me demandez pas ce qu’il a de spécial pour lui, ce samedi. Il passe chez Lulu chercher son pain ce jour-là. Un pain énorme qui doit le tenir jusqu’au samedi suivant.
Lorsqu’il tombe sur une de ses huit régulières, ainsi attifé, en robe à pois ou à fleurs, il se fait passer un savon. Elles aiment pas trop qu’il fasse son énergumène les bigotes. Il est toujours aimable par contre. Même avec les mômes, qui l’appellent madame le curé. Il leur répond par des gestes bienveillants. On l’a longtemps tenu sous surveillance. À cause des robes, les parents l’ont tout de suite soupçonné de perversité. Mais à la longue, ils se sont résignés à juste le considérer comme un original.
Il la disait déjà quand j’étais môme, sa messe vintage. C’était alors un Hermite dans la force de l’âge. Même s’il ne se travestissait pas encore à l’époque, on se moquait déjà bien de lui. Il nous refilait des bonbons. On avait l’interdiction formelle de les accepter… sans parler de les bouffer. On savait nous qu’il les prenait chez Germaine. On se demandait bien pourquoi tant de méfiance.
Quand le vrai curé passe pour sa tournée de messe, il lui arrive à lui aussi de croiser l’Hermite. Ils échangent un peu alors, bien aimablement, sur le parvis de la vraie église. Nous dans ces cas-là, on n’en rate pas une miette. On guette la réaction des gens de passages ou des nouveaux du quartier. Notre vrai curé, même s’il ne va pas jusqu’au latin, il est pas de ces modernes qu’on voit maintenant de partout. Il ne va pas jusqu’à porter la soutane, mais il s’habille en noir curé. L’Hermite féminisé et lui, chacun avec sa grosse croix autour du cou, en train de tailler une bavette devant la terrasse du Grand Café, ça les interpelle sévère les égarés. Ils en écarquillent des mirettes. Ils cherchent des caméras. Ils pensent qu’on tourne un comique. Hermann, en plus du latin, il parle allemand et français. Tout ça avec un accent dépourvu de voyelles qui doit lui venir d’Attila. Le curé lui, il nous arrive du Nord. On nous l’a fourni avec ce drôle d’accent qu’ils ont là-bas. Ça fait des échanges insolites. Ils se séparent ensuite sans se serrer la main. L’Hermite s’incline comme un chinois. L’autre fait mine de soulever un chapeau qu’il n’a jamais porté.
En sortant de chez Germaine, je suis passé chez la Lulu. Elle venait juste de prendre sa petite pose apprenti et elle flageolait encore un peu d’amour. Depuis le mois dernier, ils avaient enfin trouvé la perle rare. Un jeune gars qui ne comptait pas ses heures ni sa peine. Il arrivait tout droit de Corrèze et il s’efforçait de s’intégrer sans froisser personne, et surtout pas ses patrons.
— Bonjour monsieur Gehin. Vous nous amenez le beau temps ?
— Bonjour... J’en ai une à vous apprendre… Une bien triste… Madame Granouille est morte. Je viens juste de croiser son Alice qui montait pour faire l’inventaire.
— Oh… Vraiment ?
— Oui !
— Mais dites donc… C’est pas gentil ça. Cette allusion… Ça vous ressemble pas. Elle vous a fait quoi cette pauvre Alice ?
Elle s’est un peu grattée quelque part avant de reprendre…
— Alors c’est sûr ? Elle est partie la Granouille ?
Elle en a retrouvé tous ses esprits de cette nouvelle. Elle s’est mise ensuite à compter sur ses doigts.
— Mince ! Qu’elle a repris, ça nous fait l’enterrement mardi ça. Moi qu’ai mon rendez-vous chez le Kiné…
— Oui ! Mardi ou peut-être lundi.
— Un sacristain avec votre baguette ce matin ?
Je prenais un sacristain tous les deux trois jours. À cause du sucre glace que j’adore, et surtout qu’il les réussit vraiment bien, monsieur Lulu. Mais là, je ne sais pas pourquoi, l’idée de m’en fourrer un dans le gosier m’a refait penser à Alice et j’ai bifurqué sur une fougasse.
Le petit Corrézien s’est pointé avec un plateau plein de flûtes. Il était rouge comme un gratte-cul et sa braguette était encore à moitié ouverte. Je suis sorti et j’ai cassé le quignon de ma baguette pour le manger tout de suite. Je fais ça depuis mon enfance. Petit, c’était ma récompense pour aller chercher le pain. Ça énervait beaucoup mon père.