Paris, fin été 2009 – point de vue d'Émilie
Solène, ma meilleure amie depuis le CE2, me téléphone en pleine nuit. Elle a été mise à la porte par l'homme idéal, celui avec qui elle roucoulait d'amour parfait selon sa mère, un con ! Je l'aurais parié entre 1000, mais qui m'écoute ? Je l'accompagne à la fac, ou c'est elle qui m'accompagne en cours, je ne sais pas. Toujours est-il qu'on va sur le campus chercher les clefs du studio de Guillaume, son frère, mon prof principal maintenant. Il a accepté qu'elle s'installe quelques jours chez lui, il ne sait pas ce qui l'attend... quand Solène était venue vivre chez moi elle me donnait des ordres, me disait quoi et quand j'avais ou non le droit de manger, à quelle heure je devais aller me coucher et m'obligeait à ranger mes affaires en disant que je suis bordélique. C'est vrai que je le suis, je ne fais que déborder de ma propre histoire, comme si mon encre fuyait et qu'il n'y avait plus qu'une page pleine de ratures, un brouillon de vie, illisible.
Tout le monde dit que Solène est merveilleuse, je suis une mauvaise personne, je ne vois que ses défauts, ils me sautent à la gorge. Il faudrait que j'arrête de me reposer sur notre amitié, que j'accepte de la laisser trouver l'amour et de m'effacer. Notre amitié n'est peut-être qu'un simulacre d'habitude et d'envie de recoller les morceaux ? Je repense toujours à nos jeux d'enfants, à nos serments de petites filles, et j'entends cette voix qui me dit « Émilie, grandis un peu ! »
On entre dans le bâtiment universitaire, froid comme un parking, je garde les valises de Solène, avec lassitude. Je sens le froid m'envahir, comme si j'étais un bonhomme de neige, malgré le soleil et la douceur de cette fin d'été. Puis je le vois, lui. Je ne connais pas son prénom. Je distingue à peine son visage, mais je sens son sourire qui rayonne tout autour de lui et me réchauffe doucement. C'est une carapace de glace qui fond autour de moi, au moins partiellement. Solène revient avec les clefs. On croise Elise qui ne peut pas s'empêcher de faire le fan-club de Guillaume. Je ne sais pas ce qu'elles lui trouvent, toutes, à ce mec pédant.
J'ai envie de vomir mais je me tais. Tout autour de moi, je cherche la lumière de celui qui me souriait, mais il l'a éteinte en partant. Je suis seule. Au milieu de cette foule gluante de laquelle je tente de m'extirper. Vite, il faut fuir. Je poisse en raccompagnant Solène à son bus. Au bout de la rue, on voit Valentin, qui est censé être mon meilleur ami depuis le lycée. Et à peine a-t-il revu la douce Solène, après plusieurs années d'absence, qu'il trouve Solène charmante, évidemment.
Il débarque avec son romantisme à deux balles et Solène ne réagit pas à ses flatteries ridicules. Je ne sais pas lequel des deux m'énerve le plus avec leurs fausses manières. Des manières de gens propres sur eux, ils sont lavés plus blanc que blanc. À voir leurs noirceurs et les zones d'ombre de leurs vies en nuances de gris, je fais tache. Ils ne me le rappellent que trop bien par leurs insinuations, les regards condescendants qu'ils m'envoient. Les mots échangés avec mon meilleur ami se perdent dans un mur de coton. Je me vois articuler, me sens ouvrir la bouche, vois des sons se décomposer en phrases entre mes lèvres, mais le sens de ce que je dis m'est étranger. J'ai terriblement sommeil. Je ne sais plus pourquoi je les déteste autant, ni pourquoi tout s'éloigne autour de nous. Le bruit de la rue est assourdissant, la fumée âpre de ma cigarette m'ancre à nouveau dans le réel. Valentin m'explique que Solène est peut-être sa prochaine fiancée. Je pourrais rire à gorge déployée, mais je n'ai pas le temps.
Marius