La forfaiture des Mejwe

Dans la tribu d'Elo, au Nord de la Nouvelle-Calédonie, vivait un jeune garçon qui s'appelait Kainga. Il avait les cheveux noirs et bouclés, encadrant des yeux verts perçants trouant une peau sombre. Sa petite silhouette maigre, malgré ses dix ans, témoignait de la pauvreté de sa famille, peinant à nourrir les huit enfants de la fratrie, dont il était le dernier né. Bien que faible d’apparence, Kainga brillait par son astuce et son intelligence. C'était ce que lui faisaient souvent remarquer Anaï et Wami, ses deux meilleurs amis. Anaï aussi avait une faiblesse : Elle bégayait. Mais elle la compensait en sachant courir aussi vite que le vent. Wami, quant à lui, était souvent malade, à cause d'un cœur fragile, et il lui arrivait de s'évanouir au moindre effort. Cela ne l’empêchait pas d’être doté d’une agilité et d’une adresse incomparables. Les trois amis se tenaient toujours à l’écart des autres jeunes de la tribu, qui voyaient en eux des souffre-douleurs, et les malmenaient à la moindre occasion. Personne n'aurait pu croire qu'en réalité, Kainga, Anaï et Wami allaient devenir des héros.

 

Un jour, alors qu'ils étaient en train de jouer sur la plage, lançant des noix de coco sur un rocher où une cible avait été tracée à la craie, Kainga entendit un bruissement dans les bosquets de palmiers alentours. Il ne fut pas surpris d'en voir émerger quatre énergumènes, Malak et sa bande, un peu plus âgés et toujours à l’affût d'une mauvaise action à accomplir, surtout envers les trois amis.

 

―Tiens tiens, Kainga et son groupe de ratés, beugla Malak... Vous lancez des noix de coco sur un rocher ? Vous êtes trop idiots pour savoir les casser autrement ?

 

Les quatre indésirables s’esclaffèrent devant la mine déconfite des trois amis, mais Kainga s’avança et rétorqua :

 

―Laissez-nous tranquilles ! Vous n'avez pas quelque chose de plus utile à faire que nous insulter, pour une fois ?

―Justement, non. En fait, on aimerait jouer sur la plage, nous aussi, mais sans vous dans les parages. Alors déguerpissez.

―La plage n'est pas à toi ! Cria Wami.

―Maintenant, elle l'est. A moins que tu ne veuilles te battre contre moi pour savoir qui est le plus fort. Et qui pourra donc rester.

― C'est fa... facile pour... pour toi, tu es plus... plus grand ! Bégaya Anaï.

― Je n'ai rien com... com... compris ! Se moqua Malak.

 

Kainga eut soudain une idée :

 

― Nous n'avons qu'à jouer au lancer de noix de coco. Le plus habile décidera qui doit rester sur la plage.

 

Malak fronça ses gros sourcils et se tourna vers ses compères. Ils discutèrent un peu, puis éclatèrent de rire. Ils s'avancèrent face aux trois amis, puis, bombant le torse, Malak leur cracha :

 

― C'est d'accord, de toute façon on est encore meilleur au lancer qu'à la bagarre.

 

Les sept jeunes gens allèrent récolter des noix de coco et se positionnèrent au milieu de la plage. Kainga traça une ligne dans le sable fin avec son pied, pour indiquer la ligne de lancer. Le rocher était vingt mètres plus loin, et arborait fièrement son cercle de craie. Wami expliqua la règle du jeu :

 

― Si un joueur touche le cercle, il fait gagner un point à son groupe. Le premier groupe qui a trois points gagne la partie et reste sur la plage, et les autres s'en vont.

― C'est bon, on avait compris. C'est nous qui commençons ! assena Malak.

― Non, on alterne, sinon ce n’est pas juste, vous êtes quatre et nous trois ! Protesta Wami.

― Tu préfères qu’on joue la plage à la bagarre ?

 

Kainga se pencha discrètement vers son ami et lui chuchota quelque chose à l'oreille.

 

―D'accord, allez-y, commencez, capitula Wami. Vous avez quatre coups, et nous trois, mais chaque groupe choisit son tireur à chaque tentative.

― Cela me va, alors je vais tirer quatre fois, je suis le plus fort.

 

Il se tourna vers ses trois compères, qui ne bronchèrent pas, malgré leurs grimaces de dépit. Malak ramassa une noix et se concentra. Il plissa les yeux et tordit sa bouche, ressemblant alors à une chèvre à qui il manquerait les cornes. Il arma son bras et jeta la noix de toute ses forces, mais elle alla s'écraser lamentablement dans les pandanus au bord de l'eau. Il grogna, reprit une noix et la lança sans vraiment viser. Encore une fois, la pauvre coco termina sa course bien loin du rocher.

 

― Laisse-moi essayer, Malak ! demanda Talo, la fille de son groupe.

― Non ! C'est moi qui joue, et je ne vais sûrement pas te laisser faire, les filles sont nulles au lancer !

 

Il fit ses deux dernières tentatives, aussi désastreuses que les premières. Malak s'écarta de la ligne, le regard mauvais, et invita ses adversaires à jouer. D'un regard entendu, Kainga et Anaï laissèrent Wami se positionner. Ce dernier ramassa une noix, se redressa, et d'un mouvement aussi maîtrisé que gracieux, il la lança. Elle se cassa en deux en plein milieu de la cible. Sous les applaudissements de ses amis, il fit ses deux autres tentatives, toutes couronnées de succès.

 

― Bon, je crois que nous avons gagné. Nous restons sur la plage et vous partez, comme convenu, s’exclama fièrement Kainga.

 

Les compères de Malak lancèrent à leur chef des regards méprisants, et il devint rouge comme un homard.

 

― Cela ne va pas se passer comme ça ! cria-t-il. Vous allez regretter de vous être moqués de moi !

 

Il ramassa une noix de coco et la jeta sur Wami, qui l'esquiva avec fluidité. Talo, la fille du groupe de Malak, se précipita sur Anaï pour l'immobiliser, mais cette dernière fut plus rapide et détala en direction des palmiers. Les deux autres compères de Malak se ruèrent sur Kainga, les poings en avant. L'astucieux jeune garçon se saisit de poignées de sable fin et les jeta dans leurs yeux. Aveuglés et stoppés net, les victimes gémirent de douleur en se frottant les paupières. A son tour, Malak tenta de se venger de Kainga, mais une noix de coco de Wami lui percuta un genou, et il s'affala dans les coquillages en criant de surprise. Les deux jeunes garçons tentèrent alors de fuir, mais les grands s'étaient redressés et les encerclaient. Malak éructait de rage :

 

― On va tellement vous astiquer que vos parents ne vous reconnaîtront plus !

― Vous avez perdu au jeu ! se défendit Kainga. Vous n'aviez pas le droit de nous attaquer !

― je n’en ai rien à faire de ton jeu stupide ! C'est moi qui commande ici !

 

Alors que les grands s’apprêtaient à se jeter sur leurs victimes, l’écho d’une puissante voix grave les tétanisa, surgissant de l'autre bout de la petite plage. C'était Joworu, le vieux sorcier de la tribu. Tandis qu'il s'avançait, Malak et sa bande prirent la fuite et disparurent dans les cocotiers. Anaï rejoignit ses amis en courant, à peine essoufflée.

 

― Bonjour Joworu, s'exclama Kainga. Merci, sans ta venue on aurait passé un très mauvais moment !

― Ils ont recommencé, constata le sorcier. Je vais encore devoir aller prévenir leurs parents, et signaler l'incident au chef. Mais est-ce que ça changera quelque chose... Je suis triste de voir que ces jeunes s'en prennent à des membres de leur propre tribu, quand on sait ce qui se prépare...

― Qu'est-ce que tu veux dire ?

― Le chef de la tribu des Mejwe est venu à la grande case ce matin, avec ses guerriers. Il a menacé d'entrer en guerre contre notre tribu si nous ne quittons pas définitivement les terres du Sud.

― Les terres du Sud ! Mais ce sont nos plus grands champs d'ignames ! protesta Wami.

― Effectivement, et il le sait bien. Il veut nous déposséder de nos terres les plus fertiles, alors que nous en avons pris soin pendant des années. Il prétexte l’héritage d’un lointain lien de mariage entre nos tribus. Des mensonges, évidemment… Mais il sait qu'il est le plus fort. Ses guerriers sont nombreux, et il n'aura aucun mal à prendre nos terres par la force.

― Cela me rappelle quelque chose, affirma malicieusement Kainga.

― Tu as raison, concéda Joworu. C'est la même histoire qu'avec vous et cet idiot de Malak, mais à une plus grande échelle, et, malheureusement, avec des conséquences bien plus graves.

― Ne peut-on rien... f...faire... pour ai... aider notre tribu ? Demanda Anaï.

― Vous êtes bien jeunes, et c'est une affaire de grandes personnes. Je ne peux que vous conseiller de rester à l'écart de tout cela, le moment venu. Cependant, j'ai quand même quelque chose pour vous, venez avec moi.

 

Les trois amis suivirent le vieux sorcier à travers la forêt de palmiers et de cocotiers. La lumière du milieu de la matinée peinait à traverser les feuillages protecteurs, mais l’étouffante chaleur s’en souciait comme d’une guigne. Sur leur chemin, les fleurs et les niaoulis diffusèrent bientôt leur suave parfum. Les insectes butinaient par centaines, et le vent léger faisait bruisser les branches.

Arrivés devant la case du sorcier, celui-ci les invita à entrer. À l'intérieur, c'était un merveilleux fouillis de paniers, de pots, de sacs tressés et de tas de branches disséminés autour du foyer central encore fumant. Sur une grande natte poussée contre la paroi reposaient des herbes séchées, des ustensiles, dont un pilon et un mortier, et des coupelles en terre cuite. L'air ambiant sentait le niaouli, la noix de coco, le santal et le tiaré. Des mixtures devaient avoir fini de cuire récemment. Joworu invita les trois amis à s'installer sur les nattes puis alla chercher quelque chose dans un panier. Il prit place avec eux et broya quelques grosses graines dans son mortier, y ajouta un peu d'huile de coco, et mélangea jusqu’à obtenir une pâte noire et épaisse. Il transféra le contenu dans trois petites bourses, et en donna une à chacun des enfants.

 

― Le bancoulier abrite nos ancêtres. Ses noix sont précieuses et donnent de la force à tous les guerriers. Quand vous aurez besoin de faire disparaître vos faiblesses ou de devenir plus performants, appliquez la mixture sur votre corps, à l'endroit que vous souhaitez renforcer.

― Merci beaucoup, Joworu, mais pourquoi nous donner ça à nous plutôt qu'aux hommes de la tribu.

― Les hommes auront leur part, bientôt. Je vous ai vu défier ces jeunes qui voulaient vous malmener. Vous avez réagi avec malice, agilité et courage. Quoi qu'en disent les autres, ne laissez pas vos faiblesses vous dicter votre destin. Vous avez de grandes qualités. Maintenant, retournez chez vous, je dois encore travailler.

 

Les trois amis quittèrent la case, sous le regard perçant du sorcier. Il plissa les yeux et caressa sa barbe grise. Les rumeurs que lui avaient confié les esprits le laissaient perplexe, mais il avait agi selon leur volonté.

 

Kainga, Anaï et Wami avaient traversé la forêt et, à la lisière du village, ils se séparèrent pour rejoindre leurs familles respectives.

Kainga retrouva ses parents et ses sept frères et sœurs qui étaient déjà rentrés du champ. Il aurait voulu leur raconter son aventure, mais ils étaient tous trop fatigués pour écouter. En plus, ses parents semblaient inquiets. Les cultivateurs avaient probablement discuté entre eux du conflit qui menaçait la tribu. Livré à lui-même, le jeune garçon mangea quelques fruits et un restant d'igname rôti en admirant sa petite bourse qui contenait la mixture du sorcier.

 

Anaï, de son côté, rentra aussi chez elle. Devant la case, son père était en train d’affûter des lances et de confectionner des casse-têtes, tandis que sa mère tressait des paniers. Anaï aussi voulait conter ses aventures, mais ses parents perdaient vite patience quand elle commençait à bégayer. Elle fit donc une chose qui lui trottait dans la tête depuis son retour de chez le sorcier : Elle ouvrit sa petite bourse, y plongea un doigt, puis étala la mixture noire sur sa langue. Le goût était très désagréable malgré la saveur de la coco. Elle s'assit ensuite en tailleur devant ses parents et débita :

 

― Aujourd'hui, avec Wami et Kainga, on a donné une bonne leçon à Malak et sa bande. Ils ont voulu se battre avec nous, comme d'habitude, mais on ne s’est pas laissé faire ! Heureusement que Joworu est venu à notre rescousse à la fin.

 

Le père avait les yeux exorbités de stupeur. Le panier qu'était en train de tresser sa mère lui échappa des mains et elle cria :

 

― Ma fille ! Tu ne bégaies plus !

― Ah, oui, tiens, feignit-elle.

― C'est incroyable ! S'extasia son père. Qu'est-ce qui t'a guérie ?

― Je ne sais pas. Peut-être notre victoire contre Malak, mentit-elle.

― Eh bien, j'en suis très heureux !

 

Anaï attrapa une lance devant le regard médusé du chef de famille et l’examina sous toutes les coutures, avant de demander :

 

― Qu'est-ce que tu fais, papa ?

― Je… je prépare des lances pour les guerriers, répondit-il en sortant de sa stupeur. Les Mejwe veulent nous attaquer pour prendre nos champs du Sud.

― Mais ils sont plus nombreux et plus forts que nous !

― Nous avons eu un conseil de clan ce matin, et notre chef Satadji est formel : il faut se battre ! Nous ne pouvons pas abandonner nos meilleurs champs, sinon c'est la faim qui nous guettera dans quelques mois. Nous partons tous demain à l'aube, pour les protéger.

― Je veux venir me battre avec vous !

― Non, ma fille. Tu resteras ici, avec les femmes et les autres enfants.

 

Dépitée, Anaï rentra dans sa case, s'assit sur sa natte et réfléchit.

 

Wami allait rentrer chez lui, mais il croisa son petit frère Eko, en train de jouer sur le chemin, devant la case qui semblait déserte. Ses parents devaient encore être à la pêche. Il fit à manger pour lui et son frère, puis alla se reposer. Il méritait bien une petite sieste après ses aventures, et en plus son cœur lui faisait mal. Les efforts de la matinée l'avaient usé. Il dormit un peu, mais le malaise qui lui tiraillait les côtes s’amplifiait et l'empêchait de se reposer convenablement. Il pensa alors à la petite bourse du sorcier, et eut l'idée de se mettre un peu de mixture sur la poitrine. L'effet fut immédiat : La douleur ayant disparu, il se sentit en pleine forme. Il sortit en trombe de sa case pour aller prévenir ses amis. Il alla d'abord chercher Anaï, puis les deux enfants se rendirent chez Kainga. Ce dernier apprit d'eux les miracles que la mixture de Joworu avait provoqués. Ils discutèrent également de la préparation de la guerre, et de la défense du champ du lendemain :

 

― Nous devons faire quelque chose ! S'exclama Anaï.

― Je suis bien d'accord, confirma Wami. Notre tribu ne fera pas le poids.

― J'ai une idée, affirma Kainga. Nous allons d'abord aller au champ, je vous expliquerais là-bas.

 

Les trois amis sortirent de la case de Kainga et traversèrent le village. Autour d'eux, c'était l'effervescence. Les hommes parcouraient les chemins les bras chargés de toute sortes de choses : Du bois, des pierres, des outils, des étoffes, des plantes ou des armes. Les femmes s'affairaient à tresser des sacs, à confectionner des vêtements résistants et des protections, et à préparer des vivres, des bandages, des cicatrisants et des cataplasmes. Les enfants, insouciants et insensibles à la tension ambiante, semblaient ravis de l'action qui envahissait le village, et ils couraient d'un point à l'autre, observant les adultes avec curiosité. Kainga et ses compagnons sortirent de la tribu par l'ouverture de la palissade Sud et se trouvèrent nez-à-nez avec le guerrier de garde.

 

― Où allez-vous comme ça ? jeta calmement ce dernier.

― Nous allons au champ d'ignames. Ma famille a oublié quelques outils et nous allons les rapporter, mentit Kainga.

― Très bien, mais faites vite, il n'y a plus personne là-bas.

― D'accord.

 

Ils traversèrent la plaine noyée sous les hautes herbes, empruntèrent le pont de bois qui se hissait au-dessus de la rivière, puis atteignirent la lisière du bosquet qui précédait le champ. Enfin, ils pénétrèrent dans la zone cultivée : Des centaines de hauts tuteurs recouverts de feuilles s'élevaient dans les airs, à intervalles réguliers. Entre eux coulaient quelques petits ruisseaux, des canaux d'irrigation qui menaient l'eau vers les zones les plus sèches. Aux alentours, de grands arbres jetaient une ombre rafraîchissante sur les bords de la zone cultivée. Des vestiges de feux de bois fumaient encore et faisaient planer dans l'atmosphère un piquant parfum réconfortant. Ce champ était la plus grande source de richesse de la tribu. C'était une merveille de productivité, un astucieux mélange de tuteurs, d'ignames, de tarots, de canaux d'irrigation, et de zones de brûlis pour la fertilisation. Le centre du champ était occupé par un grand faré au sol recouvert de nattes. Les trois amis s'y rendirent et s'assirent en tailleur, puis Kainga prit la parole :

 

― Nous ne pouvons pas laisser les Mejwe s'emparer de cet endroit. A nous trois, nous ne sommes pas capables de le défendre, mais par contre, nous avons la possibilité de les attaquer.

― Les attaquer ! Rugit Wami. Tu es fou ! Nous allons nous faire tuer !

― Wami a rai-raison, frémit Anaï. Nous ne sommes que t-trois enfants contre une a-armée de guerriers féroces !

― Je ne veux pas les attaquer de front, évidemment. Nous allons nous camoufler, puis nous entrerons dans leur village discrètement. Là-bas, nous tenterons de trouver les stocks d'armes, de nourriture, d'eau, et nous les détruirons ! Ainsi, ils ne pourront plus faire la guerre ! Ils seront si démoralisés qu'ils resteront chez eux, demain. Nous pouvons même tenter de leur faire peur !

― Mais comment, c'est complètement idiot ! Protesta Wami.

― Nous allons nous déguiser en lutins, et nous pourrons ainsi leur jouer des tours, et leur faire croire que les esprits de la forêt refusent leur projet de guerre. Avec nos compétences, et avec l'aide de la mixture de Jorowu, je suis sûr que nous allons réussir ! Nous avons presque vaincu Malak ce matin, rien n'est impossible. Alors, vous êtes d'accord ?

 

Anaï et Wami se regardèrent, dubitatifs. Leur camarade était devenu fou. Mais il était malin, ce n'était pas la première fois qu'il proposait un plan risqué, et ses idées fonctionnaient la plupart du temps. Ils hochèrent la tête et dirent de concert :

 

― C'est d'accord.

― Parfait ! Suivez-moi.

 

Kainga fit signe à ses amis de prendre des pots, et les mena vers le ruisseau le plus proche. Ils les remplirent d'eau, puis se dirigèrent vers les cendres fumantes des foyers. Là, ils versèrent le liquide et se mirent à genoux pour le mélanger avec la cendre. Bientôt, une boue grisâtre se forma. Kainga s’en badigeonna le visage et le corps. Anaï et Wami firent de même, riants aux éclats, et, rapidement, les trois amis se ressemblèrent comme trois gouttes d'eau, ou de boue, presque incapables de se reconnaître entre eux. Seuls leurs yeux permettaient de distinguer que des enfants animaient ces statues mobiles dégoulinantes. Ils se dirigèrent ensuite vers l'orée du bosquet, trouvèrent un coin recouvert d'humus et de feuilles mortes, et se roulèrent gaiement dedans. Les débris végétaux se collèrent sur toute leur surface. Ils se redressèrent et s'observèrent, puis se mirent à se tordre de rire, tellement fort, tellement longtemps, qu'ils en eurent mal au côtes. Ils ressemblaient désormais à des esprits de la forêt, des masses presque informes de feuilles, de paille et de mousse. Immobiles au milieu des arbres, personne ne pouvait les remarquer, pas même quelqu'un qui leur passerait devant.

 

― Comment as-tu appris à faire ça, Kainga ? demanda Wami.

― J'ai observé les meilleurs chasseurs de la tribu. Ils s’enduisent de boue pour neutraliser leur odeur et traquer le gibier en toute discrétion. J’ai amélioré un peu la technique, en plus on est plus petits, donc encore plus difficiles à détecter !

― On fait quoi, maintenant ? interrogea Anaï.

― On s'en va, direction le Sud, vers la tribu des Mejwe !

 

Les trois amis accrochèrent leurs bourses de pâte de bancoulier à leurs cous, puis prirent la direction opposée à celle de leur village, et ne tardèrent pas à identifier un sentier, puis un chemin, et enfin une large route de terre battue. Elle longeait la mer de corail. Sur leur droite alternaient les petites plages de sable blanc, bordée de cocotiers, et les rochers gris et acérés plongeant dans les vagues, vestiges coralliens sans âge, colonisés par les pandanus. Sur leur gauche, les hautes montagnes inondées de soleil et recouvertes de majestueuses forêts les toisaient à travers des volutes de nuages les enserrant comme des écharpes. Les oiseaux étaient innombrables, certains sifflants gaiement, d'autres plongeants dans les eaux pour en extirper un poisson ou un coquillage, insensibles aux puissantes odeurs de la marée basse. Les trois amis avançaient autant que possible à l'ombre des arbres, et un peu à l'écart de la route, pour éviter de se faire repérer. Ils traversèrent un massif sauvage de belles fleurs blanches qui stoppa Kainga. Il se rappela que ces plantes étaient dangereuses, car joworu mettait souvent en garde les membres de la tribu, surtout les enfants, contre les effets néfastes d’une ingestion accidentelle, notamment des graines. Il les appelait « l’herbe des mauvais sorciers ». Inspiré, Kainga entreprit de ramasser autant de graines qu’il le put et les rassembla dans une feuille de bananier pliée. Puis les enfants reprirent leur route.

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