Le stratagème

Bientôt, le soleil se rapprocha dangereusement de l'horizon. Le ciel azur avait fait place à un voile bleu foncé, et l'assise des nuages s'était teintée de lueurs roses, jaunes et oranges. Il restait peu de temps avant la nuit, mais heureusement Wami aperçut, au loin, les premières cases de la tribu des Mejwe. La lueur d'un feu illuminait déjà le crépuscule. Kainga expliqua :

 

― Nous allons nous approcher de la première habitation, et essayer d'écouter des conversations. Ne faites aucun bruit. Si on nous entend, on se plaque au sol et on ne bouge plus, personne ne pourra nous voir avec nos camouflages.

 

A quatre pattes, ils s’enfoncèrent dans les bosquets entourant les premières cases et s’approchèrent de l’une d’elle, guidés par la lueur du feu et l’odeur d’appétissants bougnas en train de cuire. Bientôt la rumeur de conversations leurs parvinrent. Des vieilles femmes discutaient :

 

― … encore du lait de coco pour celui-là.

― Tarawa va bientôt en rapporter.

― On va aussi manquer d’ignames. Et la réserve est presque vide.

― On peut vider la réserve sans problème. Après tout, les guerriers vont bien faire le plein demain, non ?

 

Les vieilles s’esclaffèrent. Les trois enfants dissimulés comprirent l’allusion au pillage du lendemain et sentirent une sourde colère les envahir. La femme la plus imposante se leva et éructa aux autres :

 

― Allez chercher le reste des ignames pour préparer d’autres bougnas. Les hommes vont avoir besoin de forces pour le combat.

 

Les autres femmes quittèrent le seuil de la case et disparurent dans l’obscurité.

Kainga élabora un plan et le chuchota à ses compagnons.

L’imposante femme inspecta les différents trous où mijotaient les repas, marmonna, puis s’engouffra dans l’habitation. Aussitôt, Kainga jaillit des buissons alentour et souleva le couvercle végétal de chaque trou pour y verser des poignées de graines « d’herbes des mauvais sorciers ». Anaï se posta devant la case pour surveiller discrètement la cuisinière en chef, et Wami fit le guet sur le chemin menant au reste du village Mejwe.

Il y avait de nombreux bougnas en préparation et Kainga doutait de pouvoir tous les agrémenter de graines à temps. Il jetait souvent des coups d’œil à ses compagnons pour se préparer à fuir, aussi il vit bientôt Anaï lui faire de grands signes paniqués. Kainga, accroupi près d’un bougna, se déplia d’un coup en direction des fourrés mais s’étala de tout son long, mordant ses joues pour ne pas crier de douleur. Désemparée, Anaï réfléchit à toute vitesse et, prise au dépourvu, se colla au mur près de la porte et tendit son pied sur la trajectoire de la vieille qui sortait. Celle-ci, les bras chargés de brèdes et autres légumes feuilles, trébucha et bascula sur le seuil, son chargement s’éparpillant autour d’elle. Anaï s’éclipsa et Kainga put rejoindre sa cachette à temps.

La vieille se redressa en jurant, regarda derrière elle en quête de la cause de sa mauvaise chute puis, dubitative, ramassa ses ingrédients dispersés.

Anaï et Kainga rejoignirent Wami en longeant, dissimulés, le chemin menant au reste du village. Les autres femmes, revenant de la réserve d’ignames, étaient en train de ramasser les tubercules disséminés alentour en gémissant. La plus grande, moitié en colère moitié apeurée, invectivait les arbres et les ombres :

 

― Qui est là ? Montre-toi !

 

Wami attendit que la femme lui tourne le dos pour lui jeter un dernier fruit pourri sur la nuque, puis voyant ses compagnons le rejoindre, il s’éclipsa avec eux.

 

Le grand faré central des Mejwe commençait à se remplir des membres de la tribu. Les premiers bougnas prêts étaient déposés sur les nattes et les guerriers furent les premiers à se servir. Les conversations et les exclamations de voix allaient bon train, certains dansaient, d’autres chantaient, de nombreux feux étaient allumés alentour et projetaient sur les festivités de chaudes lueurs vacillantes. Le rythme lourd des tambours de feuilles résonnait jusque dans l’écrin d’obscurité cernant la place centrale.

Kainga, Anaï et Wami profitèrent de cette aubaine pour explorer le village déserté, à leur guise. Ils identifièrent bientôt la réserve d’armes, laissée sans surveillance. Anaï, qui avait vu son père confectionner des lances et des casse-têtes de nombreuses fois, savait comment les fragiliser. Elle s’appliqua de la pâte de noix de bancoule sur la langue pour ne pas perdre du temps en bégayant, puis expliqua à ses amis quels liens user sur les armes et quelle partie du bois tordre pour préparer une rupture. Ils s’attelèrent à la tâche, sursautant au moindre éclat de rire lointain, au moindre chant entonné.

Quand ils eurent terminé leur sabotage, ils sortirent discrètement de la case puis se réfugièrent dans un petit bosquet et chuchotèrent entre eux :

 

―Nous avons bien travaillé, nous devrions partir, commença Anaï.

―Nous sommes sûrs que les armes vont vite se détériorer au combat, mais pour la nourriture on ne sait pas si les graines vont agir, et nous ne savons pas comment. Il faudrait trouver autre chose à faire, ajouta Kainga.

―Pourquoi ne pas aller voir chez leur sorcier ? proposa Wami. Ils vont peut-être utiliser des mixtures pour le combat. On pourrait aussi les saboter.

―Je n’ai plus de graines, on ne saurait pas comment faire.

―On mélange tout ce qu’on trouve, suggéra Anaï.

 

Ils acquiescèrent et partirent en quête de la case du sorcier. Ils ne tardèrent pas à identifier une demeure biscornue aux murs à moitié recouverts de totems sculptés et de chapelets de coquillages. Les poteries dispersées et les odeurs de plantes macérées ne laissaient plus de doute. Contrairement à la case des armes qui bénéficiait d’un léger éclairage grâce à un feu mourant, celle du sorcier était plongée dans une obscurité totale. Kainga passa sa tête dans l’embrasure de l’entrée. Impossible de voir les ustensiles, les poteries et les ingrédients. Il allait proposer à ses amis de rallumer le foyer central, mais Anaï eut une idée. Elle sortit sa pâte de noix de bancoule et s’en appliqua sur les paupières. La substance grasse lui piqua bientôt les yeux, elle en pleura, mais elle finit par sourire de toutes ses dents :

 

― Je vois mieux dans le noir, ça fonctionne.

 

Ses amis l’imitèrent, puis ils entrèrent dans la case du sorcier. Ils distinguèrent sans trop de mal les nattes chargées de pots et d’ingrédients, les herbes accrochées aux murs et aux poutres transverses, les paniers pleins, puis leur regard s’attarda sur la couchette.

Ils retinrent leur respiration.

Le sorcier était là, allongé.

Il dormait paisiblement.

Les trois amis échangèrent des regards paniqués. Kainga leur fit signe de quitter la case et d’abandonner leurs projets, mais Wami trébucha dans des poteries et les brisa.

 

― Qui est là ? demanda calmement le sorcier en se redressant sur sa couchette.

 

Les trois jeunes gens se figèrent, muets de panique.

 

― Qui est là, je vous sens, répéta le sorcier en se levant complètement.

 

Le vieil homme se dirigea vers eux, mains en avant. Les intrus reculèrent, mais Kainga finit par être touché par les doigts fripés et calleux. Il ne sentit pas le contact, sa peau étant recouverte de boue, de cendre, de feuilles et d’herbes séchées. Les mains stupéfaites du sorcier découvrirent ce corps minéral et végétal, et sa question se fit plus inquiète :

 

― Que… Qu’êtes-vous donc ?

 

Il n’en fallut pas davantage pour inspirer la suite à Kainga. Il chuchota, de sa voix la plus aigüe :

 

― Nous sommes les esprits du monde du dessous et des ombres de la forêt.

 

Le sorcier recula, respira plus fort, puis se dirigea à tâtons vers la sortie en tremblant. Anaï et Wami, gagnant en confiance en réalisant la peur de l’homme, lui barrèrent le chemin. Il les percuta en gémissant, sa peau rencontrant de nouveau les matières naturelles recouvrant les enfants. Wami imita le stratagème vocal de Kainga et assena :

 

― Taisez-vous, n’appelez pas les autres humains. Nous avons un message des ancêtres à vous confier. Nous ne vous ferons aucun mal si vous écoutez.

 

L’homme recula encore puis se figea. Sa respiration se calma :

 

― Je… je vous écoute.

― Ne partez pas en guerre, continua Anaï. La défaite est assurée.

― Mais… nous sommes plus nombreux, plus forts, protesta le sorcier.

― Les champs d’ignames des membres de la tribu d’Elo sont une terre sacrée, enchaîna Kainga. Leur lignage les protège du boucan, mais la malédiction des ossements inhumés dans la terre tombera sur vos guerriers.

― Des… ossements ? Mais… nous avons déjà fait la coutume aux esprits pour nous attirer leurs faveurs pour la guerre, c’est moi qui ai tout organisé, tenta de se rassurer le sorcier.

― Votre coutume a été refusée. Aucune ne sera jamais acceptée concernant ces champs sacrés. Partez en guerre si vous ne voulez en faire qu’à vos têtes, humains, vous en verrez rapidement les conséquences.

 

L’homme ne répondit pas, en proie au doute, à la peur et à la frustration. Il attendit que les esprits se manifestent de nouveau, tenta de les toucher, mais ses mains ne rencontrèrent que le vide. Il sortit de sa case et balaya les ombres alentour de son regard fiévreux. Personne. Il se précipita alors vers le faré central et alerta sa tribu de l’incident.

 

Cachés dans la forêt en bordure du village, Kainga, Anaï et Wami s’enduisirent les jambes et la poitrine de pâte de noix de bancoulier et fuirent la tribu Mejwe avant que les guerriers ne se dispersent, en quête des intrus qui avaient pénétré les lieux et menacé le sorcier. L’écho de la colère du chef faisait trembler la nuit. Manifestement il refusait l’explication mystique qui lui avait été donnée.

Les Mejwe allaient quand même partir en guerre.

Pire, ils ne voulaient plus attendre l’aurore et s’équipaient déjà pour marcher sur Elo.

La stratégie de Kainga avait accéléré le conflit au lieu de le stopper. Il maudit son orgueil.

Les trois enfants devançaient les guerriers Mejwe sur le chemin, et se retournaient souvent pour évaluer la distance les séparant des lueurs des torches ennemies.

La nuit avança, et l’aura bleutée de la Lune éclaira bientôt les frondaisons entourant les champs d’ignames de la tribu d’Elo.

Les torches Mejwe n’étaient plus très loin.

 

Dissimulés dans la végétation obscure, les trois amis virent entrer les premiers guerriers dans le champ, le chef en tête. Casse-têtes et lances en mains, ils avançaient prudemment, à l’affut du moindre mouvement, du moindre bruit, mais seuls le concert des insectes nocturnes et le vol des roussettes en chasse leur répondait.

Ils se dispersèrent dans les cultures.

Et bientôt résonnèrent les premiers râles. Puis les gémissements de douleur.

Les enfants assistèrent avec soulagement au spectacle de quelques guerriers accroupis, voire allongés, recroquevillés, vomissant leur repas du soir, ou inondant leurs pagnes de liquides nauséabonds expulsés par des flatulences incontrôlées.

Ceux qui ne subissaient encore aucun symptôme commencèrent à douter.

Leur chef leur ordonna de continuer leur progression, mais le rapport de l’incident de leur sorcier, au village, leur revint en tête.

La malédiction… le boucan…

Alors que les Mejwe multipliaient les manifestations d’anxiété et réclamaient un repli, leur chef se cambra vers la Lune et hurla :

 

― Nous sommes protégés par nos esprits ! Votre malédiction ne nous touchera jamais ! Nous allons prendre cette terre qui nous appartient de droit et aucun mal ne peut nous affecter ! Au nom de mes ancêtres, je déclare ce champ terre sacrée Mejwe !

 

Le discours de l’homme redonna confiance à ses guerriers. Quelques malades se relevèrent au prix d’un gros effort, mais les symptômes se multipliaient, et bientôt la fièvre s’empara de l’esprit d’une minorité. Des gémissements de peur précédèrent les cris de terreurs. Les ombres de la forêt, les lianes dansantes des ignames, les lueurs vacillantes de la Lune, devinrent autant de sources d’hallucinations, de monstres immatériels tout droit sortis du monde du dessous. La panique contamina peu à peu les indemnes et quelques guerriers prirent leurs jambes à leur cou.

Les trois enfants exultaient de bonheur, et encore davantage quand ils aperçurent des lueurs de torche approcher depuis la tribu d’Elo. Leur clan, alerté par les sentinelles, était en marche.

 

Le chef Mejwe abandonna ses projets de conquête, il savait que la bataille serait perdue. Mais la haine le submergea. Il ne pouvait pas prendre cette terre ? Alors il la détruirait :

 

― Mes guerriers, nous allons battre en retraite, mais avant nous allons tout saccager ! Nous allons punir les Elo de leur sorcellerie !

 

Le chef et les guerriers Mejwe encore valides entreprirent alors de frapper les tuteurs d’ignames et les poteaux du faré avec leur casse-têtes. Au bout d’à peine quelques coups, les premières armes se cassèrent. Quand trop d’armes se furent brisées, la peur de la malédiction s’amplifia tant qu’un grand nombre de Mejwe déserta les lieux. Les autres étaient au bord de les imiter. Aussi Anaï, Wami et Kainga s’avancèrent dans le champ, firent face à leurs ennemis médusés, et jouèrent une scène précédemment mise au point.

Les trois petites formes noires de terre séchée et de feuilles levèrent en même temps leurs bras face aux Mejwe encore présents, et les pointèrent des doigts. Ils poussèrent des gémissements suraigus, avancèrent lentement en simulant des tremblements, grognèrent. Leurs yeux exorbités reflétaient la lumière de la Lune.

Cette vision de cauchemar acheva le courage des ennemis parmi les plus téméraires, qui détalèrent en hurlant. Il ne restait plus qu’une poignée de Mejwe, regroupés autour de leur chef.

Alors les cris de guerre fusèrent.

Les guerriers Elo firent irruption dans le champ et se précipitèrent sur le petit groupe ennemi qui tenta de s’enfuir. Largement en surnombre, ils parvinrent sans mal à les rattraper et à les capturer. Les acclamations de victoire fusèrent, et couvrirent le flot d’insultes du chef ennemi.

Tandis que les prisonniers se faisaient ligoter, les guerriers Elo se regroupèrent peu à peu, avec respect et déférence, autour des trois enfants maquillés en esprits. Aucun des deux groupes n’osa prendre la parole, les hommes intimidés d’un côté, les enfants terrifiés à l’idée de se faire gronder de l’autre.

Satadji, le Chef de la tribu d’Elo, s’approcha à son tour et s’inclina tant que sa tête faillit toucher le sol :

 

― Esprits de la forêt, lutins, ancêtres, qui que vous soyez, nous vous devons la victoire. Nos sentinelles ont été témoin de l’étendue de vos pouvoirs sur les Mejwe. Maladies, terreurs, armes brisées… Votre puissance nous garantit la paix pour des générations, et l’assurance pour mon peuple d’être à l’abri de la famine. Comment vous remercier ? Nous ferons ce que vous voulez.

 

Les trois enfants restèrent figés de stupeur. Anaï et Wami coulèrent un regard vers Kainga, qui réfléchit, et demanda de sa voix la plus aiguë et méconnaissable :

 

― Que va-t-il advenir des prisonniers ?

― La loi de notre tribu prescrit la mise à mort pour les pilleurs autant que pour les prisonniers de guerre, nous allons donc les exécuter.

― Nous voulons que vous les libériez.

 

Satadji et les guerriers Elo écarquillèrent les yeux. Les Mejwe ligotés firent de même, puis soupirèrent de soulagement. Satadji négocia :

 

― Pardonnez-nous, esprits, mais leur crime ne doit pas rester impuni.

― Vous allez les libérer, et leur céder quelques ignames, pour qu’ils puissent survivre.

 

L’assemblée murmura, mais personne n’osa protester ou s’indigner. Kainga reprit :

 

― En échange, les Mejwe doivent s’engager à nommer un nouveau chef pacifique et sage qui assurera la paix entre vos tribus, pour des générations. Cette terre fertile est assez vaste pour fournir les deux tribus en ignames. Vous allez coopérer et ainsi tisser des liens durables.

―Mais… je…

―Vous avez vus l’étendue de nos pouvoirs. Faites cela et tout se passera bien. Quiconque trahira cet accord subira notre colère.

―Bien, esprits.

 

Le chef Mejwe fulmina, et ses hommes s’écartèrent légèrement de lui.

Joworu, le sorcier de la tribu d’Elo, fit irruption dans le champ et s’avança :

 

― Les esprits ont parlé. Nous allons garder le chef Mejwe et libérer les autres pour qu’ils puissent porter le message des ancêtres et organiser la coopération. Avez-vous bien compris ? dit-il en fixant les guerriers Mejwe.

 

Ceux-ci hochèrent frénétiquement la tête puis s’inclinèrent.

 

―Bien, reprit le sorcier. Alors faites. Et quittez tous le champ, je dois m’entretenir avec nos ancêtres.

 

Les guerriers Mejwe furent détachés et purent rejoindre leur tribu, accompagné de deux émissaires Elo. Les autres rentrèrent au village avec le chef Mejwe gardé prisonnier en garantie des accords. Quand il ne resta plus que Joworu et les trois enfants, le vieil homme leur fit un clin d’œil :

 

―Les esprits ont eu raison de vous faire confiance, mes amis. Vous êtes des enfants extraordinaires. Et modestes. Personne à part moi ne saura jamais ce que vous venez d’accomplir.

―Vous nous avez reconnus ?

―Disons que j’ai deviné. Tout le monde est à votre recherche au village, vos familles s’inquiètent. J’ai pu assez les rassurer jusqu’à présent, mais vous devriez vous laver et les rejoindre sans plus tarder.

―Nous ne nous ferons pas fâcher ?

―Je veillerais à ce que ça n’arrive pas. Je vais même veiller, à l’avenir, à ce que vous deveniez encore davantage que ce que vous êtes devenus aujourd’hui. De grandes choses se préparent, mes amis, et vous en êtes les charnières.

 

FIN

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