Les jours suivant furent, particulièrement, pénibles pour notre héroïne. Cendrillon se voyait souvent agacée par ses deux sœurs et leur mère, qui ne semblaient avoir qu’un seul sujet à la bouche : le fameux bal du roi. Ces dernières discutaient sans cesse des vêtements qu’elles allaient porter, des personnes avec lesquelles elles allaient faire connaissance et de leur rencontre tant attendue avec le prince. Cendrillon n’accordait guère plus d’attention que d’habitude à leurs histoires. D’ailleurs, elle les considérait souvent comme des sottes, mais le fait qu’elles ne s’intéressaient plus aux récits qu’elle avait l’habitude de leur conter l’enragea. Elles l’interrompaient constamment dès qu’elle commençait sa narration, demandant à leur mère si telle ou telle affaire était prête. Le plus souvent, elles s’enquéraient de l’état d’avancement de leur robe. La grande sœur peinait à comprendre leur intérêt pour des choses aussi futiles que des vêtements. Pour elle, il n’y avait aucune distinction entre une robe et une autre. Ce qui importait avant tout, c’était leur propreté. Bien qu’elle fût désintéressée par tous leurs artifices, elle ne pouvait rester insensible à leurs envies. L’une de ses priorités était de leur faire plaisir.
Elle finit par céder à la demande de sa belle-mère et acheta trois morceaux de ruban de différentes couleurs. Le premier était bleu-turquoise, orné de motifs de feuilles d’arbres dorées. Le deuxième, d’une aubergine scintillant grâce à son revêtement en paillettes, attirait le regard. Quant au dernier, violet, il affichait des motifs en forme de flocons de neige hexagonaux. Bien qu’à l’époque, on ne disposait pas de microscope pour observer cette propriété fractale, celle-ci était bel et bien imprimée sur le tissu. Cendrillon fut ravie de découvrir cette nouvelle forme étrange. Loin de l’assimiler à la neige, elle s’empressa de le montrer à sa famille.
« Regardez, belle-maman, s’exclama-t-elle avec joie, une fois rentrée, regardez ces morceaux de ruban, ne les trouvez-vous pas magnifiques ? » Dans un silence total, la belle-mère les prit et les palpa curieusement entre ses doigts. Cendrillon la regardait faire avec un sourire en coin, attendant de sa part une exclamation de joie aussi sincère que la sienne. Mais voyant que sa belle-mère tardait à donner son avis, elle déclara, à bout de patience : « Dites au moins quelque chose !
— Oui, oui, effectivement, ils sont très beaux… cependant…
— Cependant, quoi ?
— Je constate avec regret que ce ne sont pas les couleurs souhaitées. »
Au lieu de la remercier, elle venait de critiquer son choix, une erreur qu’elle allait regretter, amèrement, par la suite. Indignée par son ingratitude, Cendrillon sortit en claquant violemment la porte. Lui avait-elle au moins demandé où elle s’était procuré l’argent ? Non ! Elle ne semblait même pas s’y intéresser. Et si cela avait été le cas, Cendrillon l’aurait informée sans hésiter qu’elle avait dû vendre sa seule paire de gants en satin pour pouvoir les acheter.
Par la suite, la belle-mère chercha à plusieurs reprises à se rattraper. Par exemple, elle proposa à sa belle-fille de s’occuper elle-même de sa robe, en lui apportant quelques modifications par-ci par-là. Mais Cendrillon, aussi rancunière qu’elle l’était, refusait à chaque fois, prétextant qu’elle préférait le faire toute seule.
Ce qui exaspérait tant notre héroïne, ce n’était pas uniquement l’impact de la soirée sur sa famille, mais l’ampleur considérable de l’événement sur l’ensemble de la région. La fête était sur toutes les lèvres des villageois, si bien que même la conversation la plus anodine finissait, inévitablement, par dériver vers cette fameuse soirée du samedi. La compétition féroce entre les parents et l’hystérie des jeunes filles indignaient, profondément, Cendrillon. Elle avait constaté avec désarroi que les amies les plus proches s’étaient métamorphosées en ennemies acharnées à cause du choix du prince, qui ne ferait qu’une heureuse tout en frustrant toutes les autres. Si le roi avait annoncé le bal sans en révéler les véritables motivations, cela aurait été plus acceptable, car les jeunes filles seraient alors venues avec l’idée de se trouver un mari, sans se livrer à une telle rivalité.
La veille du bal, alors qu’elle rentrait du marché, Cendrillon aperçut deux jeunes filles qu’elle connaissait en train de se disputer la robe d’un magasin. « Encore des personnes qui se prennent à la dernière minute, pensa-t-elle en soupirant. » Ces deux demoiselles, réputées pour leur amitié sincère, avaient laissé la frénésie de l’évènement les diviser. Face à la vitrine, elles s’insultaient avec virulence. Bien qu’éduquées, elles avaient totalement oublié leurs bonnes manières, emportées par les circonstances. Après avoir épuisé leurs répertoires d’injures, elles se jetèrent l’une sur l’autre, agrippant leur chevelure dans un combat furieux. Plutôt que d’intervenir, Cendrillon sortit une pomme de son panier, la frotta sur le revers de sa manche et en croqua à pleines dents. Elle les observa calmement, sans lever le petit doigt, s’étant juré que l’indifférence serait son seul remède face à toute cette mascarade.
La plus maigre des deux parvint à prendre le dessus et fit tomber l’autre. Cette dernière, en larmes, se retrouvait couverte d’égratignures. En voyant son état, Cendrillon lui tendit, tout de même, la main pour l’aider à se relever et s’exclama, avec une pointe de sarcasme : « Enfin… une clodette de moins pour mes sœurs ! »