La journée du samedi s'annonçait, apportant avec elle une palette d'émotions. Dans quelques heures, les jeunes filles et leur mère allaient plonger dans un univers inconnu, un monde qui promettait d'enrichir leur imagination. Pourtant, notre héroïne hésitait encore à s'y aventurer. Elle n'avait nullement envie de se fondre dans la masse, de suivre le troupeau et de céder à cet attrape-rêve. Elle était convaincue que la soirée était destinée à endormir le peuple. Mais était-elle vraiment prête à renoncer à toutes ces histoires qui allaient circuler par la suite ? Ou plutôt, les observer par elle-même. L'idée que Jane et Anne viennent lui raconter, pendant son absence, ce qui s'était passé était, tout simplement, inacceptable.
Sa belle-mère avait exigé que tout le monde soit prêt une heure avant le départ. Entre les gorgées d'alcool qu'elle s'enfilait pour se détendre et ses éclats de colère, sa voix s'était enrouée. Tout semblait fonctionner comme prévu, à un détail près. Alors qu'elle se préoccupait des derniers préparatifs, elle aperçut sa belle-fille, assise par terre, en train de frotter le parquet.
— Que fais-tu encore là ? rouspéta-t-elle. Nous devons être prêtes dans une heure !
— Je sais, chuchota Cendrillon, distraite par un morceau de saleté coincé sous ses ongles.
— As-tu choisi ta robe ?
— Je n’en ai pas.
— Et c'est seulement maintenant que tu le dis !
— Vous êtes ma belle-mère, vous êtes censée le savoir ! répliqua-t-elle, levant la tête pour croiser son regard. Qu'est-ce que cela aurait pu changer ? Ce n'est pas avec l'argent que vous gagnez en lisant l'avenir que vous auriez pu m'en acheter une !
Gênée, comme souvent par ses remarques, la belle-mère chercha dans le désordre de ses pensées une solution miracle, mais ne trouva rien de mieux que : « Va voir Anne et demande-lui l'une de ses robes. »
— Anouchka est plus petite que moi, ses robes sont trop courtes. De plus, belle-maman, il est grand temps que vous jetiez un œil dans son armoire, ses affaires chlingues ! dit-elle en pinçant le nez.
— Peu importe, avec un peu de chance, personne ne le remarquera !
— Ils risquent surtout de le sentir !
— Avec un peu de parfum, par-ci par-là, ça ira.
Il faut dire qu'à cette époque, il était tout à fait normal de ne pas se laver et de se parfumer à la place. Cependant, chez cette jeune fille atypique, les règles étaient différentes. Cendrillon était une maniaque de la propreté. Que sa belle-mère ait négligé ce détail l'irritait profondément. Elle souhaitait se lever et répliquer méchamment, mais une idée qui germait dans son esprit l'en empêcha. Elle se leva et, contre toute attente, déposa un doux baiser sur le front de sa belle-mère avant de courir aussi vite qu'elle le pouvait vers la chambre de sa jeune sœur.
La marâtre resta ébahie. Aussi loin qu'elle se souvienne, Cendrillon ne lui avait jamais montré d'affection. Voilà qu'elle l'embrassait maintenant.
Dès son arrivée dans la chambre, elle entra sans frapper, comme à son habitude, et demanda joyeusement : « Peux-tu me prêter la robe que je t'ai offerte pour ton anniversaire ? »
Anne, occupée à placer un ruban dans ses cheveux avec l'aide de Jane, ne répondit pas. Elle avait du mal à se souvenir de la robe en question. Il faut dire que sa grande sœur lui avait offert tant de choses qu'elle ne parvenait plus à s'en rappeler.
Cendrillon remarqua les difficultés de Jane à coiffer sa sœur et, d'un geste assuré, la poussa sur le côté pour se charger elle-même de la tâche. D'un mouvement précis, elle prit la brosse d'une main et le ruban de l'autre pour parfaire le travail. Comme d'habitude, elle ne pouvait s'empêcher de faire étalage de ses talents.
« Je me demande ce que vous feriez sans moi… Il faut toujours que je fasse tout par moi-même, sinon c'est la catastrophe ! »
Jane se vexa. Elle avait pourtant eu l'impression de bien s'en sortir avec cette chevelure récalcitrante. Mais devant le résultat impressionnant que Cendrillon avait obtenu, elle décida d'oublier l'incident.
« Ah ! s'écria Anne en se voyant dans le miroir. Cette coiffure me va à merveille !
— Comme toujours, Anouchka, comme toujours ! précisa sa grande sœur avec sincérité. Puis, changeant de sujet, elle continua… Maintenant, vas-tu me prêter la robe de ma mère que je t'ai offerte un jour ? Tu sais, celle que j'ai tant rafistolée.
— Non, certainement pas ! C'est ma robe préférée.
Cendrillon ne croyait pas à ses oreilles. Elle qui avait tant gâté sa petite sœur, voilà qu'Anne lui refusait un simple service. Jane intervint : « Cette robe que tu dis adorer est restée des mois dans la penderie… tu pourrais au moins lui prêter.
— Raison de plus, c'est parce que je l'aime trop que je n'ose pas la toucher !
— Que tu le veuilles ou non, je vais la prendre ! s'écria Cendrillon, furieuse.
Anne savait que lorsque sa grande sœur décidait quelque chose, personne ne pouvait l'arrêter. Elle la regarda ouvrir la penderie et en sortir la robe pour l'emporter. Mais dès que Cendrillon disparut de son champ de vision, Anne hurla : « Donner, c'est donner ! Reprendre, c'est voler !
— Tu devrais avoir honte ! gronda Jane. Elle n'a plus aucune robe à se mettre, puisqu'elle les a vendues pour subvenir à nos besoins !
— Si elle m'en avait demandé une autre, je la lui aurais donnée, justifia-t-elle maladroitement, mais pas celle-là !
— Justement, Anouchka, c'est la seule parmi tes robes qui ne put pas le renard moisi ! »
Cendrillon se trouva belle en se regardant dans le miroir. Cette sensation, qu'elle n'avait pas ressentie depuis longtemps, éveilla en elle une fraîcheur nouvelle. Elle tourna sur elle-même, observant sa robe se gonfler comme elle le faisait autrefois. Décidément, la robe de sa mère lui allait à ravir. Cependant, sa joie fut rapidement étouffée par l'absence de chaussures adaptées. Elle avait raccourci la robe pour qu'elle convienne à sa sœur, ce qui signifiait qu'elle était trop courte pour elle. Les invités allaient voir ses chaussures usées. Pourquoi n'y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle aurait pu ajouter un morceau de tissu pour l'ajuster. Mais elle avait pris sa décision à la dernière minute.
« Maudite Anouchka ! s'exclama-t-elle, l'accusant de tous ses maux. Où avais-je la tête ce jour-là ? J'aurais dû la perdre dans les bois... aux loups, au lieu de la lui offrir ! »
Tant pis, elle n'avait plus le choix. Après tout, l'invitation précisait bien que la tenue correcte n'était pas exigée. Elle irait ainsi, sans se laisser troubler par les remarques des autres.
La belle-mère, déjà prête, cria qu'il fallait se dépêcher. Jane et Anne descendirent toutes pimpantes, lançant des regards faussement timides vers leur mère. Celle-ci ne pouvait cacher sa joie de les voir si élégantes ce soir-là !
Lorsque ce fut le tour de Cendrillon de descendre, la mère et ses filles restèrent bouche bée, frappées d'admiration. Cependant, dès qu'Anne aperçut ses chaussures usées, elle ne put s'empêcher de rire. Sa mère lui donna un coup de coude pour qu'elle se retienne. Elle savait qu'au moindre faux pas, Cendrillon risquerait de se vexer et de changer d'avis.
Un cocher, vêtu à la hâte, que la grande sœur connaissait bien, se tenait près de sa voiture, caressant ses chevaux. Mais au moment de monter à bord, Cendrillon remarqua que Persil, le chien, n'était pas rentré de la journée.