La Guerre

Maria n'aurait jamais pensé qu'elle visiterait un jour le jardin zoologique en pleine semaine. Elle est encore toute étonnée de se retrouver là, seule, à flâner dans l’ombre des tilleuls et des palmiers, à humer les fragrances de lilas qui embaument les allées désertes. Normalement, à cette heure précise, elle devrait être branchée – enchaînée serait plus juste – à son poste d’appel, l’œil dans le vague et le visage concentré.

Elle a décidé qu'elle ne se rendrait pas au travail aujourd'hui. Sa matinée l'a assez épuisée comme ça, merci bien ! D'abord chez l'éditeur, puis chez l'écrivain. Sans parler de l'épouvantable soirée au parc, moins de vingt-quatre heures plus tôt.

Sa rencontre avec Alvar l'a laissée sur sa faim. Elle n'a reçu aucune réponse satisfaisante aux questions qu’elle se pose depuis la mort du Violeur. Tous ses espoirs reposent à présent sur un paquet de feuilles sans titre : le roman inédit de l’écrivain. Elle se raccroche à cette frêle bouée pour comprendre comment elle, Maria Salvador, discrète employée d'un centre d'appel, est devenue une tueuse de sang-froid.

En achevant le Violeur qui gisait inconscient, elle est allée au-delà de tout, plus loin que la Princesse Clara, plus loin encore que les Prédateurs qui ne font que leur boulot en respectant des règles strictes. En moins de cinq minutes, elle a basculé dans un monde inquiétant dont elle ne soupçonnait même pas l’existence ; et pour en sortir elle aura besoin d’un guide.

Si Alvar lui a semblé trop paumé pour être ce guide, elle est toutefois convaincue que le petit homme chauve s’est aventuré plus loin qu'elle dans cet univers dangereux, avant de rebrousser chemin, effrayé par ce qu'il a vu, pour vivre depuis lors à la frontière entre la folie et la raison. Son livre subversif contient peut-être la clé qui permettra à Maria d’assumer son crime, et d’aller jusqu’au bout du voyage.

*

Quitte à prendre une journée de congé, autant la passer dans un cadre agréable. Elle a donc jeté son dévolu sur le jardin zoologique, un coin de Campagne au cœur de la Ville, et le seul endroit suffisamment exotique pour lui donner l’illusion d’être en vacances.

Dès qu'elle a quitté Alvar, un peu avant midi, elle a appelé son chef pour le prévenir qu'elle serait absente. William s’est aussitôt lancé dans un long discours culpabilisant.

« Et comment veux-tu que je te remplace ? On manque déjà assez de personnel ! Tu veux quitter le navire en pleine tempête ? Non, non, désolé, ça ne marche pas comme ça ! Si tout le monde n'en faisait qu'à sa… »

Maria a fini par l’interrompre : « J’ai croisé un deuxième chasseur ce matin. Il m’a suivie à la boulangerie avant de disparaître. » Silence au bout du fil. Personne ne se permettrait de mentir à propos des Prédateurs, et encore moins de s’en servir comme excuse pour ne pas travailler. La voix du boss s’est immédiatement radoucie. Sans discuter plus longtemps, il lui a donné sa journée et celle du lendemain. Voilà. Simple comme bonjour !

*

Au départ, la jeune femme comptait se poser dans un coin tranquille pour lire le roman d’Alvar. Mais de cage en cage, de pavillon en pavillon, elle s’est laissée emporter par un enthousiasme qu'elle n'avait pas connu depuis longtemps. Le calme ambiant y est pour beaucoup. Pas de foule agglutinée aux verrières, pas d’adolescents chahuteurs excitant les animaux, ni de touristes plantés le nez en l'air au beau milieu des allées étroites : le bonheur !

Maria a l'impression de redécouvrir le jardin zoologique. Elle fait lentement le tour de l’étang, avec ses carpes bicolores, ses canards patauds et ses cygnes hautains. Elle passe devant les lions assoupis à quelques mètres de la fosse, consciente qu'en temps normal ils se cachent loin des regards. Elle s'arrête longtemps devant les singes qui s’épouillent patiemment en plein soleil.

Ressentant un début de lassitude, elle finit par s’asseoir sur un banc en face de l'enclos des loups. Les bêtes magnifiques sont occupées à ronger des carcasses d’animaux non identifiés.

Tout près du banc, encastré dans une borne, un écran vidéo diffuse en boucle une curieuse animation : c’est la reconstitution d’une scène de chasse dans la forêt boréale.

Maria se penche pour mieux entendre la voix grésillante qui sort d'un haut-parleur. Un commentateur explique en détail la tactique des canidés.

« Après avoir repéré un groupe de cervidés, les loups les font courir un certain temps afin d’identifier l’individu le plus faible du lot. Puis, quand ils ont choisi leur proie, deux ou trois loups se positionnent de manière à isoler cette dernière du troupeau et à la rabattre vers la meute à qui revient la difficile tâche de conclure la chasse. Il y a plus d’échecs que de succès », conclut la voix sur un ton navré pour les chasseurs.

Une animation simple mais efficace vient ponctuer ces propos.

Maria reste longtemps subjuguée par le ballet des têtes d’épingles sur le fond blanc censé représenter la neige du Grand-Nord. Deux petits points noirs très mobiles harcèlent une grappe pour en détacher un point qui devient rouge. Aussitôt, une dizaine d’autres points convergent vers cette cible mouvante. Les trajectoires se referment en cercles de plus en plus petits. À la fin le point rouge s’immobilise et clignote pathétiquement au milieu de la meute agglutinée.

Le cri lointain d’un macaque tire Maria de sa rêverie. Elle a repoussé cet instant fatidique par crainte d'être déçue, mais il est grand temps de se lancer dans la lecture du roman d'Alvar.

Elle sort la liasse de papiers de son sac, enlève l'élastique et pose le tout sur ses genoux. Heureusement pour elle, il n’y a pas le moindre souffle de vent.

Puis elle se met à lire.

« Rien ne prédisposait Ravel à devenir un assassin, encore moins un héros. »

Ça commence fort. "Assassin" est une insulte grossière, pire encore que "meurtrier". On l’emploie en cachette en parlant des chasseurs qui agissent à la limite des règles, comme certains Marteleurs qui se font payer par des Béats pour frapper des Proies désignées, ou encore ces Collectionneurs qui font un Prélèvement alors qu’ils savent pertinemment bien que leur victime n’est pas tatouée. C’est indigne d’un Prédateur. Maria continue sa lecture.

« Alors que la Guerre faisait rage dans le nord du pays, emportant dans ses flots sombres et tumultueux les pousses encore vertes de la jeunesse de tout un pays, Ravel menait une vie d'insouciance que lui aurait enviée n’importe quel autre garçon de son âge du fond de sa tranchée boueuse.

Il sortait de son lit tous les matins à neuf heures, déjeunait chichement d’une tranche de pain beurrée et d’un café rationné, prenait une heure pour se laver, se peigner et se raser, puis partait faire sa promenade dans le parc voisin où il restait parfois des heures entières à regarder les araignées tisser leurs toiles entre les décorations en fer forgé du kiosque à musique. Tirant de sa poche une montre à gousset, il feignait un air de surprise devant l’heure affichée, avant de se lever de son banc en faisant craquer ses doigts et en baillant longuement.

Il finissait toujours sa journée dans un bistro voisin, à griffonner des notes sur un cahier d'écolier.

Car Ravel était un écrivain doublé d'un poète. Il faisait plus vieux que son âge avec sa fine moustache lissée et sa lenteur maladive en toutes choses. Parler, manger, marcher, même cligner des yeux lui prenait du temps. Cependant, le plus remarquable chez lui était sans conteste sa claudication prononcée, conséquence d'un malheureux accident de chasse qui l’avait handicapé dans sa prime jeunesse, avant de devenir son passeport pour une vie meilleure loin du front et de ses milliers de morts hebdomadaires. »

Guerre ? Tranchée ? Front ? Milliers de morts ? Maria a beaucoup de mal à suivre. Ça ne ressemble pas du tout à un épisode de Clara. En plus, le style est pompeux à mourir. Elle doit se forcer à lire la suite. Les explications vont certainement venir.

Elles viennent, mais chaque réponse soulève de nouvelles interrogations.

À mesure qu’elle rabat les feuilles contre sa poitrine, Maria découvre un monde dérangeant avec des personnages carrément dérangés.

Le dénommé Ravel est un « cafard, un chancre sur les mamelles de la société, qui vivait aux crochets de ses parents terrés dans une province épargnée par la guerre, et des quelques émoluments que lui rapportaient ses articles prétentieux publiés dans des journaux patriotiques. »

Tout va pour le mieux, donc, pour ce Ravel qui se la coule douce dans sa chambre de bonne, avec ses tartines au beurre, son fond de teint, ses ballades interminables et son air pincé. Une tête à claque, oui !

En plus de ses pamphlets qui ne lui demandent guère d’efforts, le soi-disant écrivain a mis en chantier un bouquin qu’il compte terminer avant la fin de l’année. Il n’en a rédigé que le premier chapitre, car il est convaincu que les pluies glaciales de l’automne vont le stimuler par leur tristesse, et le contraindre à donner le meilleur de lui-même : sa morbidité.

C’est sans compter sur le Destin qui, fait remarquable, ne prend pas l'apparence d’un Prédateur croisé dans la rue ou dans un parc. D’ailleurs, constate Maria après deux chapitres, Alvar n'a toujours pas fait allusion aux chasseurs. Hormis cet "assassin" dans la première phrase, et ces histoires de "guerre" où, apparemment, des Snipers par milliers tuent des Béats par millions dans des plaines sillonnées de tranchées et de cratères d’explosifs – les explosifs servent normalement sur les chantiers, se rappelle Maria. Quel esprit dérangé pourrait imaginer qu’on les utiliserait sur des gens ?? La jeune femme en a la chair de poule. Elle continue à lire.

Un jour qu’il vient se protéger de la pluie battante dans un troquet qu’il ne connaissait pas, Ravel rencontre une femme de quinze ans son aînée. C’est le coup de foudre. Elle est mélancolique, attablée dans un coin, ses yeux sont « comme deux lacs d’Islande où se mêlent le feu et la glace, le bleu et l’or ».

Tiens, l’Islande. Donc ce n’est pas tout à fait un monde imaginaire…

Maria assiste ensuite à la naissance d’une idylle qui devient vite bancale. La femme, une petite bourgeoise du nom de Martha, traverse une période de déprime et se laisse d’abord courtiser par le jeune homme littéralement transformé par la rencontre. Lui qui faisait tout avec lenteur, il a maintenant la bougeotte, du rouge aux joues et l’œil brillant ; il écrit des poèmes par dizaines et se rend à trois heures du matin sous la fenêtre de sa dulcinée pour déclamer ses vers d'adolescent. Un vrai lourdingue.

Gros problème : Martha est mariée avec un militaire (un quoi ?) qui est parti à la "Guerre". Il en faut cependant plus pour décourager Ravel dont le romantisme fanatique se nourrit de ce genre de difficultés.

Au fil des chapitres, l’écrivain boiteux s’emporte, s’emballe, « s’enivre du plus mauvais alcool qui soit : la passion sans retour », car la belle est très vite refroidie par l’ardeur croissante de son soupirant. Elle refuse de le revoir, le revoit quand même en pensant le calmer, lui claque à nouveau la porte au nez ; et un beau matin, avec un mélange de crainte et de soulagement, elle voit son capitaine de mari revenir de la Guerre où il vient de perdre un œil.

Elle raconte tout au militaire, pleure, s’évanouit, tandis que lui reste de marbre. L'homme se comporte comme un Prédateur, sauf qu’il n’en est pas vraiment un. Il déclare pourtant à sa femme : « J’ai vu des morts par centaines, des mourants qu’on achevait faute de temps et de moyens ; j’ai lancé des jeunes gens à l’assaut de murs de feux et de nuées de mitraille. (Baissant la voix) J’ai tué des hommes qui auraient pu être mes fils, mes frères, mes cousins, sans scrupule ni remords, mais avec la peur comme aiguillon et la rage comme carburant. »

Ce capitaine serait-il un Sniper déchu fuyant les autres Prédateurs ?

Maria s’arrête de lire durant quelques minutes pour se reposer les yeux.

Les loups se sont rassemblés à l’autre bout de leur enclos, attirés par un groupe d’enfants qui écoutent sagement leur guide, un vieil homme aux yeux de cocker. Elle prie pour que la petite troupe ne vienne pas de son côté. Mais en les voyant reprendre leur circuit et se diriger vers le secteur des primates, elle se souvient maintenant qu’ils sont déjà passés près d’elle et qu’ils se sont arrêtés devant l’écran vidéo.

Une gamine a demandé si les loups étaient des Prédateurs (avec une majuscule). Le guide a répondu qu’aucune autre espèce animale n’avait atteint le degré de spécialisation de la société humaine, et que la chasse pratiquée par les loups était exorégulatrice, c’est-à-dire  en dehors de leur propre espèce. Sans menace sérieuse pour entretenir sa vitalité, l’Humanité avait besoin de ses propres Prédateurs, des  endorégulateurs naturels conformes aux Lois de l’évolution.

Maria se tourne vers l'écran. Les points noirs tourbillonnent toujours en silence autour de leur proie rouge, exécutant une danse immémoriale de vie et de mort. Une spirale de prédation, avec pour centre l’Humanité, et pour branches les Prédateurs.

Sauf dans ce bouquin, songe Maria en frissonnant. Les chasseurs y sont légions et pourtant si discrets qu’on n’en parle jamais ! Les Béats, quant à eux, sont résignés à mourir par milliers à la "Guerre", mais ce qu’ils font là-bas n’est pas très clair.

La jeune femme change de position sur son banc avant de replonger dans ce monde dément.

« Ravel blêmit en apprenant de la plume même de Martha que son mari était revenu du front, et qu’elle l’avait mis au courant de tout… De tout ! Leurs promenades, leurs rires, leurs confidences, leurs querelles, leurs larmes… Aussitôt, il répondit au dos de la lettre qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, et qu’elle n’aurait bientôt plus qu’un amoureux à chérir, si tant est que le capitaine l’aimât réellement, ce dont Ravel doutait. […] Il proposa d’affronter le militaire borgne au cours d’un duel à l’arme de son choix. Un duel à mort. »

À mort ? Maria a du mal à imaginer comment un duel peut finir par la mort de quelqu’un. Elle soupçonne Alvar d’en rajouter une couche pour faire passer ses visions cauchemardesques.

« Martha montra la réponse au capitaine, un homme d’honneur et d’intrigues, qui releva le défi malgré les supplications de son épouse. Il choisit le pistolet, une arme qu’il maîtrisait particulièrement bien pour en avoir fait usage sur tellement d’ennemis qu’il ne pouvait se souvenir de tous. L'homme bavait à l’idée de faire sauter la cervelle de cet écrivaillon estropié et présomptueux qui, en premier lieu, aurait dû faire la guerre comme tout bon patriote.

L’État interdisait les duels, toutefois ce n’était pas un problème pour le militaire de carrière qui savait comment contourner la loi. Avec la complicité d’un de ses anciens lieutenants, lui aussi démobilisé en raison d’une blessure, il comptait bien faire la peau de ce Ravel puis jeter son cadavre dans le fleuve qui charriait déjà des centaines de corps venant du front plus en amont. »

Les lèvres sèches, Maria attend tout de même l’épilogue du duel pour aller épancher sa soif à la fontaine voisine.

Contre toute attente, Ravel déjoue les plans du capitaine dont l’arme s’est enrayée. Le poète raté, le nabot boiteux tue d’une balle entre les deux yeux le "héros de guerre" et blesse grièvement le lieutenant qui veut s'interposer.

Fort heureusement pour Ravel, il y a un témoin de marque à toute la scène, un ancien ministre qui faisait sa marche quotidienne le long du fleuve. Si l’acte de l’écrivain est un meurtre selon le code "pénal" qui régit ce monde – un peu comme le code des Prédateurs – ce n’en est pas un selon un étrange code "d’honneur" qui n’a pourtant aucun caractère officiel. Ravel est condamné à mort – oui, à mort ! – mais le vieux politicien intercède en sa faveur. La peine est exceptionnellement commuée en incorporation de force dans un régiment en première ligne. Malgré son handicap qui lui a longtemps permis d’y échapper, l’écrivain va être envoyé à cette fameuse Guerre dont on parle depuis le début du roman.

Maria tremble à l’idée de découvrir ce lieu qui transforme des hommes droits comme le capitaine en assassins. Elle se lève une nouvelle fois, boit une autre gorgée d’eau et remarque alors un gardien qui l’observe à quelques mètres de là. L’homme lui fait un signe de tête en souriant.

« Tout va bien, madame ?

– Oui oui ! Je… Je suis plongée dans ma lecture… (Elle cherche un moyen de se débarrasser du gardien.) Pouvez-vous me dire à quelle heure ferme le jardin ?

– Dans moins de deux heures, madame. Il est quatre heures dix.

– Déjà ? Il me reste encore des tas de copies à corriger !

– Ah ! Vous étiez en train de travailler ? Dans ce cas, je passerai dans ce secteur en dernier… ainsi vous aurez vingt minutes supplémentaires !

– Merci ! »

Maria n’attend pas le départ du gardien pour retrouver Ravel en route pour le "front".

« Le camion venait de dépasser les lignes arrières, là où campait la logistique, avec ses hôpitaux de campagne, ses entrepôts d'armes et de nourriture, et ses quartiers généraux, lesquels n’étaient jamais trop éloignés des commodités telles que le théâtre, le casino et surtout les maisons closes. Bien que ce ne fût pas encore le soir, des officiers supérieurs faisaient justement la fête sur la terrasse d’un châtelet réquisitionné par l’Armée. Un orchestre jouait une musique gaie et enjouée, rapide à en être grotesque.

Un quart d’heure plus tard, le camion atteignait une ligne de crête au-delà de laquelle l’horizon n’était plus qu’un rideau de nuées noires. Comme si un orage d’été de la taille d’une région s'était installé là pour longtemps. Tandis que, portées par le vent, leur parvenaient encore quelques notes joyeuses de la sauterie des officiers, Ravel et ses camarades n’avaient d’ouïe que pour les grondements lointains d'une plaine en furie, les roulements de tonnerre, les clameurs du chaos qui montaient à présent vers eux comme des vagues. Des vagues qui venaient les accueillir pour les emmener au large, dans le grand bouillonnement de la Guerre. »

Pendant plus d’une heure, Maria est ballottée dans une tempête d’horreurs sans nom. La nausée ne la quitte plus dès lors.

Baïonnettes, mitrailleuses, grenades, pelles aux tranchants aiguisés, shrapnels, mines, canons, obus, barbelés, missiles, des mots qu’elle lit pour la première fois mais qui sont expliqués avec force détails ; les assauts, les exécutions, les bombardements – tuer des milliers de Béats avec des avions, quelle folie !! mais Maria cesse alors de penser en termes de Béats et de Prédateurs. Il n’y a plus que des humains anonymes dans deux camps opposés qui s’étripent, s’empalent, se mutilent, se fusillent, se torturent, se brûlent vif en se répandant mutuellement de l’essence sur la tête à l'aide de tuyaux ou de fusées, se balancent des tonnes de métal et d’explosifs, se réduisent en bouillies avec des monstres d’acier qui roulent sur les blessés et sur les malheureux coincés dans la boue…

Dans ce chaos indescriptible, Ravel se découvre un réel talent pour surprendre les soldats ennemis et les égorger, les éventrer, les taillader, les échiner, les étrangler, les poignarder. Sa claudication ne le gêne pas : l’amour qu’il ressent toujours pour Martha lui donne des ailes pour échapper aux balles, aux roquettes, aux chiens dressés pour tuer. Il voit des camarades en meilleure forme physique que lui se faire descendre bêtement d’avoir trop longtemps hésiter avant de tirer. Lui n’hésite jamais.

Les semaines passent et, de criminel boiteux condamné au front et raillé par les autres soldats, Ravel est devenu une bête de guerre citée en exemple par ses supérieurs.

Mais ce n’est pas tout, loin de là ! Maria n’est pas encore arrivée au bout de l’abjection.

Ravel, promu officier, prend le commandement d’un escadron de durs à cuire chargé de semer la terreur dans les rangs ennemis. Les troupes de son pays reprennent l’avantage et regagnent le terrain perdu pendant le conflit, kilomètre par kilomètre, jusqu’à la frontière à l’origine du litige entre les deux nations. Profitant de leur avantage, les soldats poussent au-delà et entreprennent de conquérir le territoire ennemi. Entre temps, on a découvert des charniers contenant les restes de milliers de civils. L’État-major décide alors de mener des représailles, et l’escadron de Ravel fait partie de ceux qui ont l’Honneur d’accomplir cette noble tâche.

Les paysans étrangers sont raflés, des villes entières sont vidées, hommes, femmes, enfants, vieillards, blessés, nouveau-nés : tous sont rassemblés dans des fosses immenses qui sont ensuite remplies de carburant puis incendiées, ou parfois comblées à l’aide de bulldozers qui travaillent jour et nuit, indifférents aux hurlements de terreur de la population enterrée vive. Le viol est généralisé, et la torture devient une distraction comme les autres pour agrémenter les soirées. Un jeu prisé consiste à amputer le plus de membres possibles à un prisonnier sans le tuer. Les troncs des malheureux encore en vie sont suspendus à des crochets à la vue de tous.

La Guerre tirant à sa fin, l’Armée en profite pour se débarrasser de ses stocks de gaz mortels en les dispersant sur la capitale ennemie qui s’obstine à résister. Ravel manque de mourir asphyxié dans cette dernière opération très délicate. Au cours d'une rencontre avec des généraux et des ministres, il leur suggère d’abandonner les armes chimiques au profit d’un déluge de bombes géantes qui concentreraient chacune la puissance de centaines de bombes "conventionnelles". Des jours durant, un défilé incessant de bombardiers réduit la capitale ennemie en cendres et en étangs de métal fondu. Les très rares survivants de cet enfer seront capturés par les escadrons de choc et jetés aux chiens affamés.

Maria rabat brusquement la feuille qu’elle est en train de lire. Elle n’en peut plus. Elle va vomir.

Ce n’est absolument pas ce qu’elle recherchait dans le texte d’Alvar ! La surenchère de violence et de morts n’a plus aucun sens, en admettant qu’elle en ait eu un au départ. Les éditeurs ont bien fait de refuser ce torchon malsain.

Alvar est un malade mental !

Peut-être bien, chuchote une voix dans la tête de Maria, mais lui, au moins, il n’a tué personne. Pas en vrai. Avoue que ce monde inventé te répugne car il remplit dangereusement le vide que la disparition de ta peur des Prédateur a laissé en toi.

Il reste encore une dizaine de feuillets à lire. Le gardien vient de repasser pour annoncer que le jardin fermait dans un quart d’heure. En fait, la plupart des visiteurs sont déjà partis. Autour de Maria, les animaux sortent de leur léthargie, se grattent, s’étirent, jappent ou feulent comme s’ils riaient d’être enfin entre eux. À moins qu’ils ne s’excitent à l’approche de la nuit qui rendra leurs barreaux invisibles et leur captivité plus supportable. Mais rien de tel : les animaux ont tout simplement les yeux fixés sur leurs mangeoires. C’est bientôt le repas du soir.

Maria attaque directement les dernières feuilles. Apparemment, Ravel s’est encore fait rembarrer par la veuve, et ce n’est même pas à cause de la mort de son mari.

« Le dégoût, le mépris de Martha blessèrent Ravel plus sûrement que les éclats d’obus ou les gaz ennemis. Bardé de médailles dont le son sur sa poitrine avait la sécheresse d’une grêle de piécettes jetées à un mendiant, le poète-guerrier regagna sa chambre et réfléchit toute la nuit. Tout le monde l’accueillait en héros, sauf Martha, l’Amour de sa vie, qui le traitait en monstre. […] Le gouvernement lui rendit ses droits civils et son honneur. Une pension lui fut versée jusqu’à la fin de ses jours, jours qu’il passa à écrire d’étranges romans illisibles où il cherchait à étaler sa culpabilité, à se justifier auprès des nouvelles générations qui chuchotaient à présent le mot "bourreau" quand elles le voyaient se promener dans les parcs, à se faire pardonner par Martha décédée entre-temps d’une pneumonie, à recréer le monde en se donnant la meilleure part et le pire rôle. Des romans sans guerre, sans meurtriers, sans criminels, sans rien d’autre que des rires et de l’amour ; et où lui, Ravel, ou plutôt son avatar, cristallisait le côté obscur de l’Humanité, en semant la mort aux quatre coins du monde, et en subissant seul les conséquences morales de ses actes. »

Un monde avec un seul Prédateur ? Une sorte d'apex prédateur ultime ? Et ce serait lui, Ravel – en fait Alvar, ce code enfantin ne trompe pas Maria – qui aurait la lourde responsabilité d’endosser les morts de millions d’innocents ?

Maria sursaute.  Morts d’innocents…  C’est la deuxième fois qu’elle pense en ces termes aux massacres des Béats par les Prédateurs.

Massacres ! Encore une grossièreté… non, une vérité… crue, mais une vérité quand même ! Elle ramasse fébrilement les feuilles éparpillées sur le banc pour en faire un paquet qu’elle roule et glisse dans son sac. Comme s’il n’attendait que ce signal, le gardien surgit d’un bosquet avec son sourire à l’amabilité suspecte.

« Le Jardin est fermé, maintenant. Les équipes d’entretien vont arriver, vous feriez mieux de partir » fait-il en se balançant gauchement d’un pied à l’autre, avant d’ajouter : « il y a une sortie sur le côté, ce sera plus rapide pour vous, je peux vous accompagner si vous voulez.

– C’est très gentil de votre part. Je … »

Maria laisse sa phrase en suspens.

En voulant regarder l’heure sur son téléphone, elle vient de remarquer une tâche bizarre au creux de son poignet. Les sourcils froncés, elle remonte un peu plus la manche de son chandail. Malédiction !

Elle en reste muette de stupeur, contrairement au gardien qui ne peut contenir une exclamation horrifiée.

Des entrelacs complexes recouvrent son avant-bras jusqu'au coude. Au-delà… Maria n’a pas besoin de voir le reste du tatouage pour savoir qu’elle est condamnée ; la sentence est écrite à même la peau de la jeune femme. Sa poitrine est destinée à finir dans la collection d’un chasseur, tannée et tendue sur un cadre.

D’une voix éteinte mais non dénuée d’humour, elle demande alors au gardien s’il tient toujours à la raccompagner à la sortie.

À sa grande surprise, l’homme ne prend pas ses jambes à son cou. Il fait même un effort pour se ressaisir, sans toutefois parvenir à effacer de son visage la sainte terreur qu’il éprouve. Il bégaie quelque chose comme « si vous voulez me suivre, c’est par-là… »

Maria lui emboîte le pas dans les allées de la ménagerie qui ressemble maintenant à un hospice fantastique. Les visiteurs sont tous partis, et les rayons du soleil couchant pénètrent les tanières les plus profondes des animaux les plus timides, exposant aux regards des humains leurs grands yeux dorés. Les bêtes paraissent observer une minute de silence pour Maria, car ils voient bien qu’elle est déjà morte. Ils ont un don pour ces choses-là.

Soudain une hyène éclate de rire, et ses congénères se lancent à leur tour dans une symphonie chaotique qui vire à la cacophonie sympathique quand la ménagerie au grand complet se joint au concert.

La tête rentrée dans les épaules en un réflexe inutile – un peu comme quand on court sous la pluie, ou encore, songe Maria avec un frisson, quand Ravel zigzague parmi les bombes – elle s’efforce de ne pas se laisser distancer par le gardien que ce tintamarre laisse indifférent.

La sortie se trouve à l’arrière d’un bâtiment administratif et donne directement sur une ruelle adjacente au zoo.

« Bonne chance », dit le gardien en regardant prudemment le trottoir à droite, puis à gauche.

Pas de Collectionneur en vue, ni personne d’ailleurs. C’est l’heure des talk-shows.

« Merci. Mes élèves ne sont pas si terribles que ça ! » lui répond-elle du tac au tac.

L'employé ne comprend pas tout de suite, puis il se souvient qu'elle corrigeait des copies. Il esquisse un sourire devant cette tentative d'humour désespérée. Quel drôle de femme !

Maria s’élance dans la ruelle déserte sans se retourner.

Dans son sac à main se trouve toujours le couteau qui lui a servi à menacer l’éditeur. Le manche dépasse légèrement de la fermeture éclair : si nécessaire, elle pourra dégainer la lame en un quart de seconde et poignarder celui ou celle qui s'avisera de la menacer. Elle sait maintenant comment faire.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez