Avant de commencer, quelques notions clefs :
ba = essence spirituelle de l’être humain qui prend son envol au moment de la mort
Douât = monde dans lequel Ré, le soleil, voyage durant les heures nocturnes.
Héka, Sia et Hou = Divinités présentes dans la barque de Ré. Elles représentent respectivement : la puissance magique, la connaissance ou pensée créatrice, et le verbe créateur.
Ka = à la fois l’énergie vitale d’un vivant et le double spirituel de ce dernier.
Djet = corps du défunt
Pour les noms des personnages, voir en fin de texte (attention, divulgâchage ;) )
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Un chuchotement
C’est ainsi que l’histoire commence. Par un chuchotement.
On dit que c’est comme ça que naissent les sorcières du Nil, d’un soupir murmuré à la lumière du crépuscule, d’un chuchotis oublié sur les berges, d’une rumeur apportée du monde des vivants sur les rives du mondes des morts. On dit que lorsque ce petit morceau de ba échappé des lèvres de son propriétaire se perd sur le limon fertile du fleuve, source de toute vie, alors que la barque solaire n’a pas encore disparue dans le monde ténébreux de la Douât, Héka, Sia et Hou s’intéressent à son sort.
Oui, c’est ainsi que naissent les sorcières.
D’abord, la Magie-Héka se répands sur le ba et le limon, portée par les derniers rayons de Rê, et les soudes l’un à l’autre ; ensuite, Hou, qui aime tant créer, façonne le corps qui abritera ce nouvel être et lui donne un cœur, afin d’en faire un vivant ; Sia, la dote d’un esprit, de l’imagination et d’un Nom ; et finalement, d’une discrète caresse d’un rayon de lune, Thot lui donne la Connaissance.
C’est comme ça qu’est née Diou Chat Kti. Nue, adulte, et toute engluée de glaise. Frêle et forte dans la lumière du soir, bénie à la fois par le soleil et la magie, chaque fibre de son corps bouillonnant encore de la caresse d’Héka, son esprit pétillant de tant de possibles que son premier mot fût un hurlement déchirant d’impuissance et de frustration. Jamais, malgré le souffle magique coulant dans ses veines, elle n’aurait le temps, ni la possibilité, de faire tout ce que son imagination et son esprit prompte à la création lui montraient.
Il en est toujours ainsi avec les sorcières du Nil.
C’est ce qui les pousse vers l’avant. Vers la connaissance. Les secrets.
Et souvent la mort.
Ce qu’il est advenu de Diou Chat Kti les premières années de sa vie, nul ne le sait. Elle-même, je le crois, ne s’en souvient pas. Peut-être les a-t-elle passées roulée en boule dans le limon froid du fleuve, ou cachée dans une caverne. Peut-être a-t-elle erré sur les routes, nue et délirante, en proie à une fièvre créatrice et magique effrayante. Peut-être est-elle restée figée à contempler les roseaux et les barges passant sur le Nil, l’œil absent et la bave au menton, tendis que son ba volé devenait progressivement sien et que son cerveau de glaise apprenait à discipliner sa magie comme les sensations venants du monde extérieur…
Nous savons tous qu’il n’est jamais facile de naître.
Mais lorsqu’enfin elle ouvrit des yeux lucides sur le monde… Ô comme celui-ci était beau. Ô comme ce dernier s’ouvrait à elle, innocent et sans défense face à sa soif avide de savoir, de création et de puissance ! Puisqu’elles sont nées d’un fragment d’âme égaré, les sorcières du Nil n’ont pas de ka, ce double fantomatique qui accompagne tout être humain de sa naissance jusqu’à sa mort, et qui portera ensuite son âme devant la déesse Maât pour qu’elle la juge. Aussi n’ont-elles pas à se soucier de leur après-vie, puisque toute mort sera définitive. Seules comptent pour elles la survie et ce besoin irrépressible d’accomplir tout ce qui leur passe de grandiose par la tête.
Comme par exemple essayer de dominer l’Égypte.
Et puis le pourtour de la Méditerranée.
Et pourquoi pas le monde, aussi.
***
Pendant dix ans, Diou Chat Kti parcouru les routes poussiéreuses de l’Égypte, mendiant ici, intervenant là, soignant ailleurs, prédisant l’avenir à un autre endroit. Intelligente et fort courtisée, elle refusait cependant de se fixer quelque part, préférant la caresse des étoiles sur sa peau nue à celle des draps de soie, la rugosité du sol aux plus belles pantoufles, la saveur de la terre sur sa langue aux mets les plus fins.
Au fil de ses pérégrination, elle se fit autant d’amis que d’ennemis : là où elle vexait un noble ou une puissante, elle gagnait la loyauté des humbles et des plus pauvres. Ses dons servaient à tous, sans distinction, mais si elle demandait parfois des trésors incroyables à ceux pouvant les payés, elle savait se contenter d’un quignon de pain, d’une chanson ou d’un toit pour celles et ceux qui n’avaient rien d’autre à lui offrir.
De par sa largesse de cœur, elle s’attacha Bast, la cracheuse de feu venue du sud, et Iahmesu, le charmeur de serpent qui se disait un peu sorcier lui-même, même si ses talents étaient loin d’égaler ceux de Diou Chat Kti. D’autres encore suivirent ses pas, même si cette histoire n’a pas retenu leurs noms. Ensemble, ils créèrent une troupe itinérante qui passait l’année à traverser le pays, suivant tantôt le cour du Nil, tantôt s’enfonçant dans les terres, mais toujours revenant, années après années, aux mêmes endroits. En ce temps là, le mot « cirque » n’existait pas encore, mais la troupe de Diou Chat Kti était attendue dans les villes et les villages avec la même impatience que celle qui s’empare des enfants de nos jours à la prononciation de ce mot.
Ah si vous aviez vu ses membres ! Ses acrobates que rien n’effrayait, ses jongleurs et jongleuses manipulant des torches et des sabres, ses bateleurs capable de vous vendre n’importe quoi, ses dresseuses intrépides et ses stands colorés ! Ils apparaissaient comme par magie (ou peut-être, par magie grâce aux talents de Diou Chat Kti?) là où la veille il n’y avait que du sable et du vent, leurs étales se dressaient soudain, bariolés et éclatants, raisonnants de chants, de cris et d’appels. Et en son coeur, là où l’on avait dressé une simple arène de cordes, se tenaient les plus éclatants spectacles : Bast jonglait et crachait du feu, Iahmesu charmait les serpents et le publique, et Diou Chat Kti, lorsque la nuit tombait, sous l’œil bienveillant d’Héka, Sia et Hou, dispensait ses largesses.
***
Dix ans passèrent encore sans que le temps ne ternisse la peau de Diou Chat Kti. Créature des dieux, Sorcière du Nil, libérée du jugement de Maât car dépourvue de ka, la jeune femme ne craignait ni l’âge ni la vieillesse. La force ne quittait pas son bras, la fatigue n’arrêtait pas ses pas, la langueur ne chargeait pas son cœur, son intelligence façonnée par la déesse de l’imagination et celle de l’esprit créatif ne cessait de créer toujours plus de tours, de spectacles, de sorts et de magie qu’elle commença à écrire dans son propre langage, pour ne pas les oublier, ou pour les achever plus tard. Ce qui n’était au début d’un simple morceau de papyrus se transforma bientôt en rouleau épais et pénible à transporter qu’elle commença sérieusement à envisager de le retravailler en quelque chose de plus pratique. Peut-être en cet objet à l’entourage rigide, importé du nord, portant le nom étrange de codex ?
Cette idée ne cessait de tourner dans son esprit, au même endroit que les projets insensés montés dans ses premières années concernant la destinée de l’Égypte, au point que, accompagnée seulement de Bast et Iahmesu, elle abandonna un temps sa troupe sous les murailles de Thèbes pour se rendre dans le quartier du savoir de la ville, près du temple du dieu Thoth. Là, elle espérait trouver les connaissances nécessaires pour convertir son encombrant rouleau en quelque chose de plus maniable.
Alors que la Sorcière du Nil s’entretenait avec un scribe étranger sur les techniques permettant de lier des morceaux papyrus entre eux pour leur donner un format plat et rectangulaire, Bast et Iahmesu partirent de leur côté en quête de savoirs utiles pour la troupe et pour eux-même. Mais alors qu’ils flânaient entre les échoppes il rencontrèrent Sutekh, un riche négociant que Diou Chat Kti avait offensé quelques années plus tôt en refusant de devenir sa seconde épouse. Ce dernier avait juré depuis de se venger et répandait depuis quelques temps déjà des calomnies et autres médisances sur la troupe itinérante, les disant liés ténèbres et coupable d’apporter avec eux les oukhedou, créatures nées des puissances néfastes véhiculant les maladies. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils le trouvèrent, installé sur une petite caisse, vilipendant la foule et reprenant à son compte les mots sacrés d’un sort de guérison pour en faire une accusation :
- Méfie-toi devant la force de son œil de flamme ! Il repousse ta force, il attire le liquide-âaâ, le mal-sang, en toi ! Ah je te maudit Diou Chat Kti pour le poison que tu apportes, les blessures que tu infliges, les pourritures que tu provoques, les oppressions que tu entraînes, le désordre que tu amènes, les maux que tu infliges, les oukhedou que tu apportes, les peines que tu donnes, la chaleur et la brûlure ! Je te maudit et je conjure le bon peuple de Thèbes de te maudire avec moi, de te chasser avec moi ! Ah ! Regardez, mais regardez donc ! Voici deux de ses paires, deux de ses démons ! Une femme dragon cracheuse de feu et un serpent déguisé en homme qui charme vos semblables ! Ne sont-ils pas affreux ? Ne sont-ils pas horribles ?!
Hélas pour Sutekh, Bast et Iahmesu étaient loin d’être horrible. Iahmesu était même plutôt charmant tandis que Bast en imposait par son calme et son charisme. Un peu amusés des gesticulations et des harangues du négociant, les deux itinérants l’observaient avec calme, Bast les bras croisés sous sa poitrine, et Iahmesu les poings posés sur les hanches.
- Eh bien Sutekh, dit Bast de sa voix légère, que dis-tu là ?
- Je dis, dragon, que toi et ta sorcière de maîtresse êtes des créatures de la nuit !
- Pourtant me voilà en plein soleil !, s’amusa la cracheuse de feu. N’est-ce pas impossible ?
- Sortilèges ! Diou Chat Kti use de sa magie sur vous !
- Oserais-tu dire que Diou Chat Kti est plus forte de le dieu Ra, qui a bannis les créatures de la nuit hors de ses rayons ? demanda Iahmesu. N’est-ce pas sacrilège ?
Le négociant s’empourpra brusquement, à cours de mots tandis que la petite foule massée autour d’eux se mettait à chuchoter, indignée. Médire sur des itinérants, passait encore, mais sur les dieux ? Ah ! Sutekh allait trop loin !
- Serpent perfide, tu détournes mes mots !
- Je pense surtout que tu parles à tors et à travers, répondit Iahmesu. Mais si ces messieurs et ces dames souhaitent en avoir le cœur net, notre troupe donne un merveilleux spectacle ce soir ! Venez voir de vos propres yeux la magnificence et le talents des gens de Diou Chat Kti ! En dehors des murs de la ville, près du Nil, à la tombée du soir !
Ravis d’avoir pu profiter du publique ameuté par Sutekh, Bast et Iahmesu se préparèrent à partir, mais c’était sans compter les gardes du négociant qui, voyant leur maître en difficulté, étaient venus se placer entre eux et le reste de la rue.
- Sutekh, dit à tes hommes de nous laisser passer, cria Bast.
- Jamais, répondit le négociant, je ne laisserai pas un serpent perfide et une femme dragon partir sans essayer de les arrêter ! Gardes ! Tuez-les !
On chante souvent les batailles dans les contes, et celle-ci aurait pu être digne d’être colntée si Iahmesu avait été un guerrier, et Bast une dragonne. Mais ils n’étaient que saltimbanques, acrobates, amuseurs de foule. Iahmesu succomba très vite, une lance entre les côtes, ses grands yeux noirs tout écarquillés de surprises. Quand à Bast, elle tourna les talons et s’en fut dans la foule, profitant de sa petite taille et de sa carrure menue pour se faufiler entre les passants horrifiés afin de rejoindre Diou Chat Kti au plus vite, et se placer sous sa protection. Lorsqu’elles revinrent sur les lieux de l’affrontement, elles ne trouvèrent que des morceaux épars du pauvre charmeur de serpents, et la Sorcière du Nil tomba à genoux, le cœur débordant de larmes et de fureur : ainsi réduit en pièces, Iahmesu ne pourrait jamais recevoir les soins des embaumeurs et son ka errerait pour toujours sur les bords du Nil sans pouvoir soumettre sa vie à Mâat afin qu’elle la juge.
Alors que Diou Chat Kti pleurait et maudissait Sutekh pour sa malfaisance, Bast avait vidé le sac de peau dans lequel elle transportait toujours son huile à feu et commencé à ramasser ce qui restait du charmeur de serpent. Lorsqu’elle eu finit, sa main toute poisseuse d’huile et de sang effleura l’épaule de la Sorcière.
- Je vais le donner au Nil. Peut-être que Maât le prendra en pitié sur sa longue route jusqu’à la mer, et qu’il pourra tout de même se présenter.
En entendant ces mots, Diou Chat Kti se leva d’un bond et arracha le sac des mains de Bast. Surprise, la cracheuse de feu la regarda avec inquiétude.
- Que fais-tu Diou Chat Kti ?
- Je fais ce que tu as dis. Tu as raison Bast ! Nous pouvons peut-être encore sauver Iahmesu. Vient, vient avec moi, il faut que je te montre quelque chose !
Les deux femmes quittèrent la rue sanglante, la Sorcière donnant l’impression de survoler la terre tant son pas était léger tandis que celui de Bast, pourtant menue et aérienne, semblait fait de plomb, alourdit comme il l’était par la tristesse. Lorsqu’elles arrivèrent près du Nil, Diou Chat Kti ne se précipita pas tout de suite à l’eau, mais commença à remonter la rive en direction de la source du fleuve, attentive, cherchant visiblement quelque chose. Dans son sillage, Bast se contentait de regarder tantôt l’eau, tantôt le ciel, s’émerveillant du spectacle de la nuit en train de tomber et s’attristant de ne plus jamais pouvoir partager cette vision avec leur ami.
- Là ! Regarde Bast. Ce trou dans la glaise, tout près de l’eau, le vois-tu ?
- Oui.
- C’est là que je suis née. Un soir au ciel sanglant comme celui-ci. Héka, Sia et Hou m’ont donné la vie et ma magie, et plus tard Thot m’a donné la Connaissance. Mais je ne suis pas à l’égal des dieux, et certains savoirs se dérobent à moi. Par exemple, je sais qu’ici est le bon endroit, mais j’en ignore la raison exacte.
Tandis que la Sorcière parlait, elle s’était approché de l’eau jusqu’à ce que cette dernière recouvre l’avant de ses pieds nus. Les mains tenues, le sac contenant les restes du pauvre Iahmesu, elle adressa une prière à Maât et à Anubis. Parce qu’elle se tenait un peu en retrait, ce fut Bast qui vit la première l’eau du Nil se troubler. Alors que Diou Chat Kit lâchait le sac, une gueule monstrueuse, bardée de dents, jaillit soudain de l’onde pour s’en emparer. Avec un cri, la cracheuse se jeta en avant pour attraper la Sorcière et essayer de la tirer en arrière, mais cette dernière ne bougea pas tandis qu’un gigantesque crocodile émergeait du fleuve. De la taille d’un navire royal, l’animal était d’une blancheur spectrale dans les rayons rasants du soir. Le sac contenant les restes du charmeur de serpent pendait contre sa gueule, accroché à l’un de ses crocs qui faisait la longueur du bras de Bast.
- Diou Chat Kti (la voix du crocodile était basse et grondante comme un orage) fille d’Héka, Sia, Hou et Thot, ma maîtresse a entendu ta prière et l’injustice faite à Iahmesu la révolte. Par ma voix, elle dit : lorsque l’oeil de Thot sera aveugle, vient trouver ici son serviteur. Il te mènera aux sources du Nil. Dans la caverne sacrée qui l’abrite, tu trouvera Thot et Anubis en train de converser. Apporte ton rouleau de connaissances, les dieux jugeront celui-ci. Si tu es digne, ils te donneront un artefact puissant : l’ânkh de Maât. Avec ce bijou, tu pourras lier le ka de Iahmesu à ce qu’il reste de son corps, et ainsi, il sera jugé.
Et le crocodile disparu dans le fleuve.
Alors seulement, Bast se permit de respirer : trop terrifiée à l’idée de se faire remarquer, elle avait retenu son souffle durant toute la rencontre. Diou Chat Kti, elle, jubilait.
- Ah Bast ! Je savais que les dieux ne nous laisseraient pas ainsi ! A la nouvelle lune, nous entreprendrons le voyage jusqu’aux sources du Nil !
- Mais… Diou Chat Kti… le crocodile n’est-il pas serviteur d’Ammout la dévoreuse d’âme plutôt que de Maât la juste ?… J’ai peur que…
- Allons Allons Bast ! C’est en effet ta peur qui parle ! N’ai crainte, je serai avec toi, et tu auras ton feu, rien ne pourras nous arriver !
- Pourtant…
Mais la Sorcière du Nil ne voulu rien entendre et Bast dû faire taire ses craintes. C’est ainsi avec les êtres touchés par les dieux : leur confiance en leur destin est inébranlable, c’est ce qui leur permet d’être des héros !
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Les trois jours séparant les deux femmes de la nouvelle lune furent bien remplis : Diou Chat Kti confia la direction de la troupe à Nieth, une de ses dresseuses de fauve, puis il fallut réunir de la nourriture, des couvertures, acheter un nouveau sac à huile pour Bast, négocier âprement avec le scribe étranger pour qu’il accepte de faire un codex en trois jours, puis trouver un étui étanche pour ranger ce dernier. Alors que la Sorcière devenait de plus en plus excitée à mesure que le temps passait, la prudent Bast se rendit en secret dans le quartier des forgerons. Là, elle troqua tous ses bijoux et tout ce qu’elle avait de valeur contre un poignard de bronze et deux petits stylets du même métal qu’un cordonnier lui cousu à l’intérieur de deux bracelets de cuir. Chez ce même cordonnier, elle dépensa ses dernières économies pour cinq petites gourdes méchées qu’il était possible de remplir d’huile et d’enflammer afin qu’elles explosent. Ainsi équipées qu’elles regagnèrent le fleuve alors qu’une nuit sans lune descendait sur l’Égypte. Impatiente comme une enfant, Diou Chat Kti grimpa sur le dos du crocodile blanc sans même vérifier s’il portait toujours les restes d’Iahmesu suspendu à ses crocs. Plus réservée, Bast s’en assura avant de grimper derrière sa compagne, le corps glacé par la peur.
Commença alors une chevauchée merveilleuse, le crocodile géant fendant l’eau du Nil sans le moindre bruit, emmenant ses passagères au travers de paysages fantastiques : plaines de sables scintillant malgré l’absence de lune, villes brillantes de milles éclats de torches, ombres noires de pyramides en cours, étendues bruissantes et musicales de joncs et de papyrus… à moitié dans le monde des hommes et à moitié dans le monde des dieux, les deux femmes purent voir les étincelles de magie qui habitaient toutes choses, les ka marchant dans la nuit près des maisons d’embaumement, les rayons argentés des étoiles donnant vie à des êtres éphémères que l’aube éteindrait, des ibis géant parcourant le fleuve et toute l’armée des gardes d’Anubis près des tombes des rois… et bientôt, Bast oublia sa prudence pour s’émerveiller avec Diou Chat Kti de tous ces prodiges.
Alors que la nuit était encore jeune et bien noire, les berges du fleuve commencèrent à se rapprocher et la dernière partie de leur voyage, peut-être la plus grisante, commença : Donnant de grands coups de queue et de pattes, le crocodiles blancs leur fit remonter des cataractes et des cascades, les faisant littéralement voler au-dessus de l’eau en chute libre, puis la rivière tumultueuse et enfin le torrent capricieux qu’est le Nil vers sa source. A mesure que l’eau devenait moins profonde et le lit plus étroit, le crocodile blanc rapetissa sous les deux jeunes femmes jusqu’à ne plus faire que la taille d’un saurien normal dont le fleuve couvrait à peine les pattes.
- Je m’arrête ici Sorcière du Nil. Je t’attendrai jusqu’à l’aube, ensuite je partirai.
Ravie de pouvoir enfin quitter l’animal, Bast se dépêcha de descendre et de récupérer le sac de peau contenant Iahmesu pour l’attacher à sa ceinture. Lorsqu’elle eut finit, elle se rendit compte que Diou Chat Kti gravissait déjà la légère pente menant aux contreforts de la falaise aux pieds de laquelle elles s’étaient arrêtées, et elle se dépêcha de la suivre après avoir allumé une torche et mis un peu d’huile dans sa bouche. Les deux femmes grimpèrent longtemps, l’oeil attentif aux scintillements de plus en plus discrets de l’eau sur la roche, et enfin, elles se trouvèrent devant l’entrée d’une large grotte de laquelle s’échappait un minuscule filet d’eau.
N’ayant nullement besoin de torche, Diou Chat Kti leva la main, paume vers le haut, et invoqua une petite flamme qui se mit à danser au-dessus de sa peau. Suivie par Bast, elle entra d’un pas hardi dans la grotte, son codex relié de cuir battant fièrement sa hanche. En silence, elles s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre jusqu’à se retrouver dans une minuscule caverne au centre de laquelle bouillonnait une source dans un creux de roche. Perplexe, la Sorcière regarda autour d’elle : nulle trace de Thot ou d’Anubis, juste de la roche humide et le doux glouglou de l’eau.
Alors qu’elle ouvrait la bouche pour parler, une voix bien connue résonna dans la caverne.
- Est-ce cela que tu cherches, Diou Chat Kti ?
Se retournant vivement, la jeune femme se retrouva face à un Sutekh paré d’un immense sourire. Sa silhouette sèche s’appuyait contre la paroi de la grotte, un pendentif en forme ânkh se balançant doucement au bout de son lien entre ses doigts.
- Sutekh ! Comment… ?
Le négociant se contenta de sourire et d’avancer vers elles. A chaque pas, son corps grandissait, ses membres s’affinaient, et son visage s’allongeait en un museau pointu. Et bientôt ce fut Seth, le dieu à tête d’oryctérope, qui se tenait devant elles, sont long museau ouvert sur un ricanement guttural.
- Ah, Diou Chat Kti… si seulement tu avais accepté d’être mon épouse, nous aurions pu nous épargner ces moments désolants… donne moi ton codex et je te laisserai partir en vie : seules les connaissances de Thot m’intéressent.
Alors qu’il avançait encore d’un pas vers la Sorcière que la stupeur et la crainte avaient figée, un grondement étrange s’éleva dans la caverne, bientôt suivit d’une intense chaleur et d’une lumière aveuglante ! Devant l’imminence du danger, la courageuse Bast avait craché son huile au visage du dieu tout en prenant bien soin de mettre la torche sur le chemin ! Un puissant jet de flammes s’était déversé sur le museau lupin du dieu du chaos tandis que l’esprit de l’humaine essayait de ne pas réfléchir au fait qu’elle venait d’attaquer le puissant Seth ! Tandis que ce dernier hurlait sa douleur et sa rage, les mains portées à son visage en feu, l’itinérante attrapa Diou Chat Kti par la main pour l’obliger à s’enfuir. Mais la Sorcière n’avait d’yeux que pour le pendentif qui dansait toujours au bout de son lien de cuir. Invoquant le vent tout en courant, elle créa un souffle d’air glacé qui arracha le pendentif aux mains du dieu. Après l’avoir attrapé, elle pris ses jambes à son cou, laissant derrière elle Bast qui lançait deux de ses outres méchées qui explosèrent peu après.
Elles remontèrent à toute vitesse les couloirs souterrains, poursuivies par les hurlement du dieu et par des ombres effrayantes glissant le long des murs. Bientôt, Bast dû lancer une nouvelle outre percée. Puis une seconde, et enfin sa dernière, alors même qu’elles n’avaient toujours pas atteins la sortie et que sa torche montrait des signes de faiblesse. Alors, la mort dans l’âme, elle fit une rapide prière à Maât avant d’ouvrir le sac de peau contenant les restes Iahmesu. Ces derniers, imbibés d’huile à feu, s’enflammèrent dès qu’elle les effleura avec sa torche, et en une pluie macabre, ils furent dispersés dans la largeur de la grotte, afin de retenir les ombres.
Tandis qu’elle allait se détourner pour continuer sa fuite aux côtés de Diou Chat Kti, la cracheuse de feu vu témoin d’un miracle : le pendentif volé par la Sorcière à Seth se mit à briller, et le ka errant de Iahmesu se matérialisa au dessus de ses restes enflammés, une flûte logée entre ses mains transparentes. Portant l’instrument à ses lèvres, le spectre se mis à jouer, transformant les flammes en de gigantesques serpents qui se régalèrent bientôt des ombres maléfiques et qui se dressèrent sur le chemin du dieu des ténèbres lorsque ce dernier arriva à leur niveau.
Incertaines du temps que pourrait tenir le ka les deux jeunes femmes remercièrent silencieusement leur ami avant de se remettre à fuir vers la nuit profonde.
Hélas, une fois hors de la grotte, il leur restait un obstacle à franchir, et quel obstacle ! Le crocodile blanc avait repris sa taille gigantesque et les attendait, gueule ouverte, aux pieds de la montagnes ! En le voyant, Diou Chat Kti sembla soudainement surmonter la panique qui l’avait saisie à la vision de Seth dans la caverne et d’un mouvement fluide, ouvris sèchement son codex. De sa belle voix profonde, elle invoqua le vent et la force des étoiles pour façonner sous leurs pieds un mince disque argenté, juste assez large pour qu’elle et Bast se tiennent debout dessus.
D’un mot de pouvoir, la Sorcière du Nil fit décoller leur mince esquif de rayons d’étoiles, arrachant un cri de surprise à Bast et un nouveau hurlement de fureur à Seth : aveuglé par la luminosité du disque, le dieu ténébreux se réfugia en geignant à l’intérieur de la grotte, non sans maudire Diou Chat Kti au passage.
Les puissantes mâchoires du serviteur d’Ammout manquèrent d’un cheveux les deux jeunes femmes, mais le vent les emportait déjà loin de la source du Nil, en direction de Thèbes et de la relative sécurité de la ville. Serré e contre Diou Chat Kti, ses cheveux et ses vêtements malmenés par la vitesse et le vent, Bast finit par prendre la parole :
- Nous devrions rendre le pendentif à Maât. Nous ne pouvons le garder.
- Oui. Je nous dirige vers la vallée des Rois. Là bas, nous invoqueront Maât pour lui rendre son pendentif.
Le reste du voyage se fit en silence, Bast étant trop terrifiée par leur vitesse et leur altitude pour oser ouvrir encore la bouche : il n’est pas donné à tout le monde d’avoir l’insouciance d’une Sorcière du Nîl.
Enfin, elles purent poser les pieds sur la terre ferme, et la cracheuse de feu prit le temps de bien le sentir sous ses semelles avant d’emboîter le pas à Diou Chat Kti qui filait déjà entre les tombes monumentales des Pharaons. Bientôt, elles se trouvèrent face à un escalier discret descendant sous terre dans lequel elles s’engagèrent à la lumière d’une minuscule boule de feu scintillant au dessus de leurs têtes. Dans la cave sombre aux bas des marches, elles trouvèrent un petit autel discret au dessus duquel était sculpté et peint une magnifique représentation de la déesse Maât. A ses pieds, Ammout la dévoreuse d’âme à tête de crocodile attendait patiemment le jugement du coeur d’un ka que lui présentait, face à la déesse, Anubis a tête de chacal. Intimidée, Bast resta près des escaliers tandis que Diou Chat Kti s’approchait hardiment de l’autel. Là, elle y déposa le pendentif avant de commencer à incanter dans la langue chantante de Thot.
Un vent très froid se mis à soudain à souffler dans la cave, charriant avec lui l’odeur riche du sable sec et de la terre humide, et, alors que le souffle faisait danser la poussière au centre de la pièce, il se transforma en une femme splendide, parée de riches étoffes et de bijoux, dont les yeux lourdement fardés semblaient contenir toute la sagesse du monde.
- Diou Chat Kti, fille d’Héka, Sia, Hou et Thot. Toi qui n’a pas à te soucier de mon jugement parce que dépourvue de ka, pourquoi m’invoques-tu ?
- Ô puissante Maât ! Merci de nous honorer de ta présence et pardonne-moi cet appel… nous avons été trompées par Seth et venons te rendre l’objet qu’il t’a volé…
S’emparant du pendentif, la Sorcière du Nil vint s’agenouiller devant la déesse, les mains tendues haut au-dessus de sa tête afin de présenter l’Ankh au bout de son lien brisé. Silencieuse, la déesse ne fit d’abord pas un geste avant de passer doucement l’une de ses mains sur son poignet, découvrant alors que le bijou lui manquait bel et bien. L’air pensif, Maât récupéra le pendentif pour l’observer attentivement.
- A-t-il brillé ?
- Ma Déesse ?…
- Le pendentif, a-t-il brillé ?
- Oui. Lorsque nous étions poursuivies par les ombres de Seth, Bast a été obliée d’enflammer les restes de notre ami Iahmesu pour leur barrer la route. L’Ankh a alors appelé le ka de Iahmesu et il nous a défendues en charmant les flammes comme il charmait ses serpents.
- Je vois… approche Bast.
Intimidée, la jeune femme vint se placer aux côtés de Diou Chat Kti et s’agenouilla elle aussi, les yeux rivés au sol de crainte de n’offenser la déesse.
- Donne moi la dague de bronze que tu cache dans ta tunique.
Révérencieuse, la cracheuse de feu présenta la dague comme Diou Chat Kti avait présenté le pendentif, et tressaillit légèrement en sentant les doigts de la déesse effleurer les siens.
- Tu n’as pas à craindre mon jugement, Diou Chat Kti, et pourtant tu es venue me rendre ce qui m’avait été volé. Tu n’as pas à craindre mon jugement, mais tu as voyagé jusqu’aux sources du Nîl dans l’espoir de permettre à Iahmesu de passer dans l’autre vie malgré l’absence de son djet… quant à toi Bast, tu es restée honnête, vigilante et franche envers ton amie malgré son insouciance de Sorcière du Nil. Tu as su voir le mal et vaincre ta peur afin de faire triompher la lumière. Ainsi, à toutes deux, je fais faire un cadeau. A toi, Diou Chat Kti, je remet ce médaillon, forgé à partir de mon Ankh et de la dague de bronze. Puisse-t-il continuer de soutenir ta magie. Quant à toi Bast, je donne un souhait, n’importe lequel, à faire n’importe quand. Soit assurée qu’il sera réalisé dans l’instant, du moment qu’il ne contrevient pas aux règles qui gouvernent ce monde… ainsi ai-je parlé.
Et Maât disparut.
Un peu étourdies, les deux jeunes femmes ressortirent de la cave à la lumière naissante de l’aube, saluée par l’éclat brillant de Ra montant à l’horizon. L’histoire dit qu’elles regagnèrent Thèbes en silence, Diou Chat Kti serrant le précieux médaillon dans sa paume et son codex augmenté de nombreuses pages, sur sa poitrine. Bast, elle, avait le regard rêveur et porté sur l’horizon. Ce qu’elle fit de son vœux, nul ne le sait, et elle finit par quitter Diou Chat Kti et la troupe au crépuscule de sa vie pour se rendre aux sources du Nil une dernière fois. Quant à la Sorcière du Nil, elle tourna longtemps avec ses itinérants, continuant de régaler le monde de ses spectacles, jusqu’à ce qu’un matin, simplement, elle disparaisse…
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Iahmesu = Né de Iah, Iah étant l’ancien nom de Thot
Bast = Feu, chaleur, jarre d’huile. Ancien nom de Bastet.
Sutekh = Ancien nom de Seth