La ville de Marvailh se voilait de nuit.
Son ciel, jadis piqueté d’étoiles, s’encombrait à présent des épaisses fumées de haut-fourneaux installés à la périphérie de la ville. L’air nocturne, encore lourdement immobile de chaleur, ne charriait heureusement plus l’odeur qui les accompagnait d'ordinaire. Les rues, étroites pour la plupart, n’était pas éclairées. Jusqu’à l’année passée encore, il suffisait de la clarté ruisselante des trois lunes pour éclairer les pas des promeneurs nocturnes, mais depuis l’arrivée des envahisseurs, fumées et torchères avaient fait leur apparitions, les premières cachant les astres, et les secondes illuminant les grands axes de la cité (là où le plus gros des combats avait ravagé fontaines, jardins et parcs) ainsi que les petites rues entourant les bâtiments administratifs et les casernes. Et bien entendu, autour des usines qui avaient poussé comme des champignons depuis le début de l’occupation.
Le peuple Huñvre n’était pourtant pas riche. C’était une nation étrange, tournée vers l’art et la méditation, maniant plus efficacement les lettres que les armes. Mais le sous-sol de son territoire, lui, l’était. Le minerais d’Astrëir, né au cœur des étoiles et ensevelit depuis bien longtemps sous la cité, avait deux vertus importantes aux yeux de l’empire Doan : une bonne part de leur supériorité technique et militaire reposait sur les propriétés incroyables du minerai et, lorsqu’on savait s’y prendre, l’on pouvait le cultiver, ce qui en faisait une ressource quasiment inépuisable.
A partir de huit cent grammes d’Astrëir, un bon kouer pouvait produire jusqu’à vingt cinq kilo de métal par an, ce qui permettait à de nombreuses forges de tourner à plein régime, alors même que la matière première pure se faisait rare, au grand damne des Doan. Des centaines d’années plus tôt, ces derniers avaient en effet basé l’intégralité de leur ingénierie sur le métal des étoiles tout ignorant volontairement le fait qu’à chaque nouvelle culture, l’Astrëir perdait en qualité et en vigueur, au point de ne plus pouvoir encaisser le montre choc sans se briser.
Aussi, lorsque le sol de Marvailh s’était avéré abriter un gisement d’une grande pureté, il n’avait pas fallut longtemps à l’empereur Doan pour décider d’envahir ses voisins : cela coûterai moins cher que de devoir négocier le minerais et d’en payer l’extraction. Après tout, le territoire d’Enez, où se trouvait Marvailh, n’avait plus d’armée depuis presque deux siècles !
La première incursion de l’armée doanne s’était déroulée sans heurts ni résistance, conformément aux plants de l’état major. Les Huñvre avaient regardé passer les soldats avec passivité, une once de perplexité fronçant la peau blanche de leurs fronts. L’armée s’était alors enfoncée dans le pays sans la moindre violence, tendue vers son objectif final : Marvailh et son Astrëir.
C’est à l’approche de la première grosse ville, Gwallhuñvre, que tout avait changé. Ils avaient rencontré leur première adversaire. Une petite vieille, toute rabougrie, aux yeux vif et aux cheveux encore noirs et veinés de bleu, malgré son âge vénérable. Seule sur la route, assise sur un petit tabouret de bois, elle avait regardé s’avancer les cohortes bien disciplinées en se curant les dents de son ongle aussi noir et bleu que ses cheveux, sa longe robe colorée accrochant les rayons du soleil de ses broderies complexes. Perplexe, les Doan s’étaient arrêtés, en une longue vague de casques et d’armures aux reflets ocres de l’Astreïr de culture. Leurs mains à la peau sombre serraient nerveusement leurs armes tandis que leurs yeux blancs fixaient la vieille en silence.
Et puis elle avait parlé.
A part elle, personne ne su jamais exactement ce qui fut dit ce jour là. A Nozskrij, capitale doanne, l’état major ne reçu qu’un « rapport d’incident » indiquant que le corps expéditionnaire tout entier avait été pris d’une terreur et d’une folie furieuse. Les soldats s’étaient retournés contre leurs chefs, et les chefs contre leurs soldats. Les marc’ed aux sabots affûtés comme des rasoirs avaient égorgé leurs cavaliers avant de fuir à tire d’aile, on avait vu des kiëren aux dents longues se jeter sur leurs dresseurs pour les dévorer de leurs deux gueules, puis bondir d’hommes en hommes jusqu’à ce qu’ils soient trop lardés de flèches et de coups d’épées pour respirer encore. Jusqu’aux suiveurs de guerre, qui s’entre-tuèrent sur leurs chariots bariolés à l’arrière du cortège jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne debout.
Seuls s’en étaient sortis les dresseurs de kvar, ces grands oiseaux noirs servant traditionnellement de messager à l’armée, bien que celle-ci se soit équipée depuis peu d’objets beaucoup plus performants dont le cœur, composé d’un cristal hybridé avec de l’Astrëir, pouvait transporter les voix humaines à l’autre bout du monde de façon quasi instantané pour peu que le destinataire posséda un cœur en tous points semblable à celui de l’émetteur.
Étrangement, le Dit de la vieille les avait épargnés, comme si les grands oiseaux placides les avaient protégés de leurs ailes. Du moins jusqu’à ce que ces derniers soient lâchés pour porter leurs rapports à la capitale.
Alors il n’était plus rien resté de l’armée triomphante entrée sur le territoire Huñvre.
Le conflit avait duré sept ans.
Sept longues années durant lesquelles l’armée doanne avait d’abord été contenue par ceux que les Huñvre nommaient barzh, ou barzhed, et dont les voix avaient le pouvoir de manipuler la réalité comme l’esprit, avant de commencer son avancée impitoyable, ses archers criblant de flèches les Maîtres et Maîtresses du Dit avant même qu’ils puissent commencer à tisser leurs histoires.
Le territoire d’Enez avait finit par tomber, et Marvailh s’était transformée en ville minière.
Dans ses rues les plus étroites et les plus sombres, Katel avançait à pas comptés, attentives, aux aguets malgré l’épais voile qui couvrait ses cheveux noirs de Huñvre et lui bouchait les oreilles. La longue tunique qui couvrait ses bras blanc lui tenait atrocement chaud, et ses pieds chaussés de cuir lui faisaient mal. Malheureusement, dans ce pays qui n’était plus le sien, ne pas porter l’uniforme Huñvre était un crime passible de la peine de mort lorsqu’on avait, comme elle, la peau laiteuse, les ongles noirs, et les cheveux noirs et bleus.
Tout comme le fait d’être dehors après l’heure du couvre feu.
A peine éclairée par les lunes, elle cheminait en silence sous le ciel couvert, bénissant le vent qui ne s’était pas encore levé de lui épargner l’odeur des haut-fourneaux qui n’étaient que trop associé à l’envahisseur dans son esprit. A la peur, aussi.
Et au deuil.
Elle avait tout juste quatorze ans au début du conflit. Sept ans de guerre et deux longues années d’occupation avaient brodés des plis amers aux coins de sa bouche jadis rieuse et fileté de gris sa chevelure malgré son jeune âge. La guerre, l’occupation, et les souvenirs.
Machinalement, elle frotta la discrète cicatrice de son poignet, là où à sa naissance les dieux avaient tracés la marque du Dit. Sa mère la lui avait brûlé quelques jours avant que les Doan n’entrent en ville, la sauvant ainsi de la purge. Nombre de ses condisciples n’avaient pas eu cette chance. Éloignée du temple par ses parents, elle n’avait rien vu du massacre le jour où il s’était produit, mais les corps désarticulés de ses amis, et de son vieux maître, avaient par la suite longtemps hantés les arbres de la ville comme ses propres cauchemars.
Hadriän l’attendait au coin d’une rue, le crâne rasé comme l’exigeaient les Douan pour les hommes Huñvre, et la peau rendue grise par son travail à la fonderie. Ses yeux d’un bleu vif se plissèrent d’un sourire en la voyant, et leurs doigts s’effleurèrent avec douceur, transmettant plus par ce simple geste que bien des mots.
Plus âgé qu’elle d’une dizaine d’année, il possédait la carrure rassurante des hommes habitués à manier de lourds outils, et une cicatrice de la même nature que la sienne sur le bas des reins. Son Dit était moins fort que celui de la jeune femme, mais son savoir semblait inépuisable : avant l’invasion, il suivait l’enseignement du Lavaroudenn, la Voie de la Parole, afin de pouvoir enseigner un jour à son tours aux jeunes porteurs de la marque.
Lorsque les Douan avaient interdit la pratique du Dit, détruit les bibliothèques et prohibé les anciennes traditions Huñvre, nombreux avaient été ceux à se soulever. Hadriän n’en avait pas fait partie. Sage, il s’était au contraire retranché dans la ville, sauvant ce qui pouvait être sauvé, faisant profile aussi bas que possible, jusqu’à ce que les choses se calmes. Car un mort ne peut plus conter ses Histoires. Un mort ne peut plus transmettre ce qu’il sait aux générations suivantes.
Il se devait de rester en vie, quand bien même on le traiterait de lâche.
La survie du Lavaroudenn était à ce prix.
Main dans la main, ils traversèrent la ville déserte jusqu’à la périphérie, gagnant les galeries basses qui rayonnaient ensuite sous la cité jusqu’aux gisements d’Astrëir. Les larges tunnels, étroitement surveillés le jour, ne faisaient l’objet que d’une surveillance relâchée la nuit, puisque tous les prisonniers Huñvre obligés d’y travailler avaient été ramenés à leurs casernements – ce qui pour l’heure facilitait grandement la tâche de Katel et Hadriän. Silencieux comme des ombres, ils se faufilèrent dans le dédale des couloirs jusqu’à atteindre leur destination, un renfoncement de galerie encombré de matériel que rien ne semblait distinguer des autres zones de rangement. Sans se lâcher, ils posèrent leurs mains libres contre la paroi de terre et, de conserve, murmurèrent un antique mot de pouvoir qui sembla de prime abord ne pas marcher. Puis le mur émit une légère lueur, et le couple le traversa d’un mouvement parfaitement synchronisé. C’était essentiel s’ils souhaitaient arriver de l’autre côté en un seul morceau.
L’air vicié du baraquement les prit à la gorge.
Sueur, excréments, maladie… résignation…
Le poids de la défaite et des conditions sanitaires déplorables pesaient dans l’air étouffant de la grotte qui servait de lieu de résidence à la centaine de prisonniers qui travaillaient dans cette section des mines. Leur arrivée ne suscita presque aucune réaction, les personnes présentes étant tellement épuisées qu’elles esquissaient à peine le symbole des barzhen sur leur passage. La salle entière baignait dans un silence épais comme de la cendre…
Remontant son voile sur sa bouche et son nez, la jeune femme traversa l’immense baraquement les yeux baissés sans jamais lâcher la main d’Hadriän qui marchait devant elle, la tête droite et la mâchoire crispée. L’un comme l’autre pratiquaient pourtant ce genre d’endroit depuis longtemps, depuis que les Douan avaient interdit le Dit et les autres traditions du peuple Huñvre, mais elle ne parvenait pas à s’y habituer. Ces hommes et ces femmes, jadis si fiers, au Verbe haut, à l’oeil vif et aux mots acérés n’étaient aujourd’hui plus que des ombres privés de leur pouvoir. On leur avait arraché la langue ou cousu les lèvres, nombre avaient vu leurs tympans se faire percer, et l’énorme sceau Douan de la sorcellerie barrait leur marque du Dit, achevant d’en défigurer certains et d’en mutiler d’autre.
C’est que les possesseurs du Dit étaient légions parmi ceux de son peuple. Moins nombreux étaient ceux qui, comme la première adversaire des Douan, ou comme Katel, étaient capable de manipuler la réalité par leur voix, et encore plus rares ceux capable d’assez de sagesse pour apprendre et enseigner la voie du Lavaroudenn comme Hadriän. Mais n’importe quel enfant de plus de sept ans était capable d’envoûter temporairement un auditoire par ses mots. Ce qui avait conduit l’envahisseur à déporter massivement toute personne portant une marque de Dit visible ou reconnaissable, les entassant sous terre après les avoir privé de leur seul moyen de défense : leur bouche.
Leur marche silencieuse les conduisit enfin à destination, près d’un matelas posé au sol sur lequel un homme agonisait lentement. Les cheveux blancs, un œil crevé et l’autre couvert par une taie laiteuse, le visage ridé et un manchon de cuir à la place de son bras gauche, il faisait bien plus que ses quarante-cinq ans, et Katel sentit les larmes monter en contemplant son visage ravagé. Tadeg avait été son professeur, au tout début de l’éveil de son don, et l’un des plus grand conteur qu’ait compté le territoire d’Enez.
- Maître…
Ce mot, le premier qu’elle prononçait depuis le début de la nuit, tomba dans le silence comme un cristal sur le sol, s’éparpillant aux quatre coins de la grotte et attirant immédiatement l’attention sur eux. Mais elle ne s’en souciait pas. Retirant son voile et sa tunique épaisse, elle s’agenouilla près du mourant, son ample robe légère et colorée de diseuse s’étalant harmonieusement autour d’elle. L’ocre, le rouge, le bleu et l’or trouvaent leur contrepoint dans la noirceur de ses cheveux et de ses ongles, dans la pâleur de son visage, et dans les broderies complexes qui habillaient le vêtement, histoire secrète de toutes les diseuses ayant porté cette tenue avant elle.
Lentement, elle se pencha en avant, posa sa main sur la poitrine de l’homme pour sentir son souffle, juger de l’état de son cœur, sentir la trame de son âme, enfin, et juger de s’il était l’heure…
Il l’était.
Depuis un long moment déjà.
L’homme l’avait attendu.
Hadriän était allé se placer à la tête de Tadeg ses larges mains en possession d’une lame qu’il passa avec délicatesse sur les lèvres du vieil homme afin d’en couper les points. Les lèvres, craquelées, sanglantes, s’ouvrirent sur un vide béant qui fit frissonner Katel. Point de langue. Les Mots interdit à tout jamais, sauf au moment de la mort.
Prenant une profonde inspiration, elle glissa deux doigts dans la cavité béante pour tâter le moignon de chair s’y trouvant, puis commença à chanter…
Sa voix se brisa de nouveau sur le silence, luttant contre lui et l’air épais de la grotte pendant quelques secondes avant de pouvoir pleinement se déployer. Puisant dans la langue ancienne du territoire d’Enez, elle évoqua la vie récente de Tadeg, pour se donner un ancrage dans la réalité, puis les heures glorieuses de son pouvoir et son talent, la finesse de son Dit, les harmonies de son langage, et sous ses doigts, elle sentit la chair repousser. Concentrée à l’extrême, ignorant les hommes et les femmes venus se presser autour d’eux pour s’abreuver de son, elle rendit le langage au vieil homme…
Ce dernier émit un râle, ses cordes vocales trop longtemps silencieuses peinant à retrouver leur souplesse. Soutenu par les bras forts d’Hadriän, il se redressa à demi, son regard laiteux se posant sur la jeune femme agenouillée à ses côtés. Tremblante, sa main usée se posa sur celle de Katel pour la serrer avec douceur tandis qu’un sourire illuminait sa face ancienne et ravagée par l’enfermement. Sa langue, du même gris que la brume, passa sur ses lèvres asséchées et le breizh ancien s’écoula avec fluidité de sa bouche tandis qu’il se Souvenait…
Alors Katel se mis au travail.
Une main sur le front, l’autre sur le cœur, elle entreprit de tisser ensemble les mots du mourant. Les lettres antiques prirent forme devant elle, tourbillonnant lentement au rythme de leurs deux respirations, puis à celui de ses mains qui, ayant quitté la douceur de sa peau et du tissu de sa robe, s’agitaient à présent en l’air suivant les vieux schémas du Lavaroudenn. A mesure que l’esprit du vieil homme s’échappait par les mots, elle en capturait les joies, les peines, les amours, les douleurs, elle ressoudait ensemble les instants perdus, la trame fragilisée de la mémoire, et surtout, des souvenirs… au travers du Dit, elle donna redonna vie à celle de l’ancien, la projetant sur les murs et dans les ombres, générant figures chimériques, scènes de vies et de spectacles, grandeur et gloire d’un homme dont la voix fut jadis capable de susciter des mythes et des tempêtes, des dieux anciens comme des chants d’enfants. Tandis que de nouveaux fils blancs venaient émailler sa chevelure d’ébène, la jeune femme absorba les hauts-faits comme les petites misères de Tadeg, fit siennes ses hontes comme ses fiertés, ses souvenirs conscients comme les cachés, intégra à sa mémoire les textes anciens racontant l’histoire de son peuple et les nouveaux, tels que le barzh les avait imaginés dans le silence de ces tunnels. Elle s’appropria ses connaissances, sous amour des mots, et enfin l’histoire de sa mort, tandis que la flamme de la vie s’éteignait de façon définitive dans la poitrine creuse de son ancien maître.
Et alors le silence retomba.
Longtemps, elle resta sans bouger au-dessus du cadavre, transcendée par l’expérience, anesthésiée par toutes les choses qu’elle devait à présent reconnaître et absorber. Il fallut le contact ferme et rassurant des mains d’Hadriän sur ses épaules pour la faire bouger.
- Katel. Viens. Nous devons y aller.
Hébétée, elle se laissa redresser et guider au travers de la foule, inconsciente des mains qui effleuraient le bas de sa robe en signe de respect comme des sifflements étranges produits par la centaine de bouches cousues. C’est Hadriän qui lui leva la main pour l’appliquer contre le mur de terre, et c’est encore lui qui la força à prononcer le mot de pouvoir leur permettant de traverser ensemble.
Une fois repassé dans les galeries, le grand homme ne s’embarrassa plus de détails et chargea purement et simplement la diseuse dans ses bras. La robe de la jeune femme rayonnait doucement dans la pénombre des tunnels, le tissu s’occupant de graver dans sa trame les événements de la nuit, éclairant les pas des deux clandestins tout en indiquant dangereusement leur position. Mais il ne s’en souciait guère : il avait le Dit avec lui et se savait assez puissant pour les dissimuler dans les ombres en cas de rencontre avec une patrouille.
C’était pour ça qu’il était l’Ael-mat, le gardien, de Katel depuis qu’elle avait pris le rôle de Passeuse, et que malgré sa vocation première d’enseignant, il avait spécialisé son Dit dans l’offensive, apprenant par cœur les récits guerriers pour faire renaître les anciens alliés des champs de bataille, ainsi que les mots qui rendent fou et manipulent les esprits. Une spécialisation bien vile en comparaison de celle de la jeune femme à moitié évanouie dans ses bras…
L’homme s’enfonça plus avant dans les mines avec son léger fardeau, traversa de nombreuses sections étayées par d’épais poteaux de bois dont les parois veinées de bleu trahissaient de minces filons d’Astreïr. A mesure qu’il avançait, il nota avec inquiétude qu’il avait beaucoup moins besoin des mots de passe-muraille que la dernière fois pour atteindre son but : les tunnels Douan se rapprochaient dangereusement de la zone dont tous les habitants de Marvailh gardaient le secret. S’ils ne faisaient rien, l’Azeuldi finirait par être découvert…
Se notant d’en parler aux Anciens lorsqu’il leur ferait son rapport, l’homme acheva de passer les murs jusqu’à déboucher dans une petite grotte circulaire que seule éclairait la robe encore luisante de Katel. Déposant doucement la jeune femme au sol, Hadriän se dirigea vers la paroi opposée et, après s’être largement ouvert la paume avec sa dague, appliqua sa main contre la grosse veine d’Astreïr qui balafrait le mur. Aussitôt, cette dernière se mit à palpiter, ajoutant sa lumière bleutée à la lueur d’aube du vêtement de la diseuse, et le sol trembla. Avec une lenteur propre aux vieilles choses, la porte de l’Azeuldi se révéla dans la terre, puis s’effaça pour les laisser franchir son seuil.
Ils se retrouvèrent alors dans le temple sous la ville.
L’endroit était proprement gigantesque, sculpté dans la terre riche d’Astreïr du territoire d’Enez, son dôme bleu, noir et ocre culminait à plusieurs dizaines de mètres au-dessus des deux humains qui se tenait sur son seuil. Illuminés par l’Astreïr et des torches qui n’en finissaient jamais de brûler, c’était une demi-sphère abritant deux rivières souterraines que ses créateurs avaient canalisées dans des fontaines, qui elle-même arrosaient des jardins aux plantes étranges qui ne poussaient nul part ailleurs. Au centre se dressait un autel circulaire qu’une âme prévenante avait garni de tapis et de coussins, et sur lequel Hadriän déposa délicatement son fardeau avant de s’écarter.
Il restait à Katel le plus difficile.
Celui de transformer le Dit. Et de transmettre.
Respectueux des usages, il s’éloigna de trente pas afin de se tenir sur le premier cercle entourant l’autel et entonna le premier chant tout en songeant au fait qu’il devrait bientôt prendre un apprenti. Au rythme où les Douan interdisaient les traditions et les mythes Huñvre, il n’y aurait bientôt plus personne capable d’accompagner les barzhen ayant choisi la voie du Passage, et cet héritage mourrait avec eux.
Sur l’autel, sa compagne reprenait progressivement ses esprits à mesure qu’Hadriän avançait dans son chant de guérison, sa voix grave de contre-basse emplissant le dôme de l’Azeuldi de ses vibrations profondes et ses pas faisant doucement crisser le gravier séculaire. Bientôt, elle put se redresser, puis s’asseoir en tailleur et arranger les plis de sa robe autour d’elle de façon à ce que la partie nouvellement brodée se retrouve devant, à portée de ses doigts. Lorsqu’il fut sûr que la jeune femme était assez remise, il changea progressivement de rythme tout en gagnant le second cercle dont le tracé était fait d’étroits blocs de marbre.
Là, il acheva de capter le rythme du chant de transfert et laissa la voix plus légère de Katel se joindre à la sienne jusqu’à progressivement la surpasser. Rapidement, il se retrouva à servir de soutien aux harmoniques claires de la jeune femme, poussant gentiment le chant de cette dernière de façon à ce qu’il prenne de l’ampleur, l’esprit de l’homme s’emplissant alors de souvenirs qui n’étaient pas les siens.
Progressivement, la vie de Tadeg prit vie devant ses yeux, dansant sur le chemin de gravier à mesure que l’homme s’éloignait du centre du temple où Katel, royale, siégeait en tissant la trame du Dit. Par des yeux qui n’étaient pas les siens, il vit les joies et les peines simples de l’enfance, l’apprentissage des mots, la découverte du pouvoir, les premières créations, maladroites mais tellement réalistes déjà… il vit l’adolescence, l’aube de l’âge adulte, les premiers amours, les premiers émois, les premiers poèmes Dit en publiques dont les courbes et les charmes prenaient vie sous les yeux admiratifs de l’assistance… il vit la naissance de récits, de poèmes et de ballades qui amenèrent respect et sagesse, un peu d’envie, aussi… il vit les rites anciens, les coutumes et les secrets enseignés, les danses sous la lune, les Dits secrets, l’art ancestral de bouger ses mains pour appuyer ses Dires, de bouger la tête pour accompagner ses mots, de composer sa voix pour Raconter le passé… il vit l’arrivé des armées, la guerre telle que lui ne l’avait jamais connue. Il vit les mots terribles qui furent Dits et qui menèrent des milliers d’hommes au suicide, il vit des amis tomber au combat et des ennemis s’en relever. Il vit la peur. La haine. La folie… il vit la défaite, aussi. Il vit le soir où on lui trancha la langue et cousit les lèvres. Il vit la mort de la beauté, de l’inspiration et du pouvoir. Il vit les tunnels. La peur. Le silence… tout cela, il le vit à mesure que Katel chantait les souvenirs du vieux Tadeg, maître musicien, artiste des mots, grand conteur et barzh de renom.
Et au travers de lui, au travers des deux chants, c’est tout le peuple Huñvre qui rêva la vie de Tadeg dans son sommeil. Des centaines et des centaines de personnes unies autour d’un seul rêve, un seul chant.
C’était leur voix.
Leur héritage.
Celui de Treizher Soñjoù.
Des passeurs de mémoire.