La machine à bonbons
C’est l’histoire d’un petit garçon. Il a cinq ans, mais dès qu’il ouvre la bouche, il en paraît au moins deux de plus. Et comme, dès qu’il rencontre quelqu’un, il se met à raconter tout sur tout, on le trouve bien petit pour son âge.
Comme tous les petits garçons et toutes les petites filles, il va à l’école. Non qu’il aime vraiment cela, mais il a bien vite compris qu’il n’avait pas vraiment le choix. Au début, pourtant, l’école tant vantée promettait rivières de jeux, sommets de savoirs, forêts de mystères éclaircies et défrichées. Tout un continent à explorer.
Les premiers temps filèrent dans une excitation délicieuse : il parle, on l’écoute, les adultes fascinés par ce qu’il raconte louent son imagination et son verbe, tandis que les enfants le suivent, enthousiasmés par tant d’idées de jeux, tant d’histoires à se raconter.
- Il est dégourdi, votre fils, et curieux. Un peu dissipé, il parle tout le temps, mais c’est normal, il faut qu’il apprenne les règles. Ça lui passera.
Mais ça ne passait pas. À l’excitation suivit la routine. À la routine suivi le désintérêt. Au désintérêt suivit l’ennui. Et à l’ennui suivirent les ennuis. La maîtresse fut la première à chuter dans le grand puits de l’indifférence. Elle qui, toujours, avait montré un intérêt complice face à ses récits farfelus et ses inventions naïves se détournait maintenant devant ses tentatives enfantines et maladroites. Ses petits camarades, déboussolés devant ses envolées euphoriques face à de petites choses anodines, ses poussées de désespoir profond lorsque rien ne fonctionne, ses mots aussi compliqués que ceux des adultes, et ses idées plus alambiquées encore, s’écartèrent.
Oh, bien sûr, il essaya de capter leur intérêt de nouveau, à l’aide de plus d’histoires, plus d’idées, plus de mots, mais plus il essayait, plus il échouait. Et bientôt, il n’essaya plus du tout.
Cela n’empêchait pas les autres enfants de se poursuivre, jouer à loup glacé ou à chat perché, et au lieu de proposer une énième version de sa rivière aux crocodiles, il se coula dans les classiques. Il se fit loup. Il se fit chat. Et à l’intérieur, il ne se fit rien du tout. Il fit taire. Tout.
Mais parfois, lorsque tout s’emmêlait dans sa tête, lorsque les fils se dévidaient et se tressaient en d’incroyables tapisseries vivantes, alors il oubliait son rôle et, transfiguré, il se laissait à nouveau emporter. Il parlait, parlait, parlait, sans discontinuer, et alors qu’il s’écoutait raconter des histoires merveilleuses et drôles, on n’entendait qu’un récit sans queue ni tête à force de se lasser de le suivre.
Jusqu’à ce qu’un jour, il ne reçoive de la maîtresse un « Mais tais-toi ! » excédé.
Ces petits mots, soufflés sans même le regarder, se plantèrent dans ses entrailles, déchirant tout ce qui est beau à l’intérieur. Comment elle qui, si peu auparavant, l’écoutait avec tant de bienveillance, pouvait aussi soudainement montrer un tout autre visage ? Il ne mangea pas ce soir là, et longtemps dans son lit il resta éveillé, un mal-être indéfinissable le torturant tout entier.
Le lendemain fut encore pire : à la fois fatigué, mais l’esprit déjà en ébullition, il se remémorait les paroles de la maîtresse. Et pour la première fois de sa petite vie, il n’eut pas du tout, mais pas du tout envie d’aller à l’école. Mais voilà, « dans la vie, on ne fait pas ce qu’on veut ». Sa maman le lui avait assez souvent répété, et il sait, pour l’avoir maintes fois expérimenté, que cette ritournelle sonne le glas de ses espoirs.
Alors, à l’école, il va.
Il est triste. Pire, il est malheureux. Les autres enfants le fuient, et il ne parvient pas à attraper leur attention. La maîtresse fait semblant, comme s’il ne s’était rien passé, et même lui sourit lorsqu’elle passe à côté. Déjà, elle aurait oublié ?
Les jours passent, et la tristesse fait son nid. Ses histoires noircissent, elles viennent la nuit, et s’immiscent dans son sommeil jusqu’à le réveiller en pleurs dans son lit. Il a droit à une double ration de câlins et de baisers le soir, mais dès que le parfum de sa maman se dissipe, les ombres envahissent tout, et même sa couette moelleuse ne suffit pas à le cacher. Même tout dessus, lorsque rien ne dépasse, ni les pieds, ni les cheveux, ni même le bout du nez, il sent la noirceur qui y gratte comme sur une carapace et finit toujours par passer.
Son papa lui demande : « Bonhomme, ça ne va pas ? » et pour une fois il est sans voix. Il esquive, parle d’une machine à ramasser les fruits, un toboggan sur lequel les pommes glisseraient, pour tomber dans un éplucheur géant, qui enlèverai aussi les pépins, puis des couteaux articulés qui les couperaient, et encore un toboggan jusqu’à une marmite emplie de compote fumante et odorante. Son papa le regarde, mi-émerveillé mi-inquiet, et ne dit rien.
Sa maman lui demande : « Chéri, tout va bien ? », et rodé maintenant il s’envole, dans une machine fantastique, avec des ailes comme celles des oiseaux, mais avec des plumes en fer, plus solides, et des skis dessous, pour atterrir sur la neige, et glisser jusqu’à un lac, où un mécanisme, détectant l’eau, les fait rentrer, pour changer la machine en bateau. Sa maman l’écoute, patiemment, et à la fin lui demande : « Et à l’école ça va bien ? »
Tout remonte, la maîtresse, les copains, la tristesse, le noir, la peur, et il essaye de trouver les mots, mais ils restent bloqués. Il dit : « Mes copains veulent plus jouer avec moi... ». Et sa maman le prend contre elle, et il fondit dans sa douceur.
- Tu sais, lui dit-elle enfin, peut-être que tu devrais essayer de faire quelque chose de gentil pour eux, quelque chose qu’ils aimeraient vraiment, tu verras, sois gentil, joue avec eux, et bientôt ils jouerons à nouveau avec toi.
Et toute la nuit, du moins le crut-il, il cherche ce qu’il pourrait faire de gentil. Les histoires, ça ne marche pas, les nouveaux jeux non plus. Alors quoi ?
Et juste avant de s’endormir, juste juste avant, il repense à Achille : son meilleur ami, qui l’autre jour est venu à l’école avec un trésor de bonbons. Ça brillait, ça colorait les mains et ça étirait les sourires. Ce jour-là, tout le monde voulut être l’ami d’Achille, son meilleur ami. La voilà sa solution : leur offrir des bonbons.
Mais comme ce petit garçon est incapable de faire les choses simplement, car milles idées jaillissent en même temps, toutes possibles et toutes plus attirantes les unes que les autres, il imagine : il rêve d’une machine fantastique, énorme, gigantesque même, remplie à ras bord de sucreries, et qui, à chaque fois qu’un élève passe à côté, lui délivrerai une rivière de bonbons. Comment, il ne le sait pas trop, il pensa à des tuyaux, des boutons, des détecteurs comme les portes du supermarché, qui s’ouvriraient lorsque quelqu’un passe. Et cette nuit, ce ne fut pas le noir qui s’insinua sous sa couette, mais bien un arc-en-ciel de douceurs.
Le lendemain, il se réveille avec le sourire, sourire qui resta accroché à ses lèvres, sourire chocolaté, sourire de dentifrice, sourire tout propre caché dans l’écharpe tricotée par mamie. Son papa ne dit rien, mais lui aussi, ce matin, il sourit. Sur le chemin, il babille, raconte, imagine, un immeuble pour les oiseaux, une espèce par étage, avec un barrage anti-chat du voisin qui croque les mésanges. Mais dans sa tête, autre chose prend toute la place : une énorme machine colorée et sucrée. Son secret.
La journée passe vite, et il invente : des moulins qui tournent, actionnés par le vent, et qui projettent des sucreries directement dans la bouche des enfants. Ou bien un lance-pierre devenu lance-bonbons, avec un bras articulé, surmonté d’une caméra, pour mieux viser. Ou encore une énorme fontaine, des dragibus qui coulent, et rebondissent sur un trampoline, pour finir éjectés directement dans la poche des copains qui passent.
- Bonne journée, je l’ai trouvé un peu dans la lune, mais sinon il a bien travaillé.
Rentré chez lui, il tourne en rond. Comment commencer? Comment construire sa machine rêvée sans tout révéler ?
- Maman, on peut aller au magasin ? Il faut acheter du métal, et un trampoline aussi, et puis des tuyaux..
- Mais pourquoi mon chéri ?
- Il faut que je construise une machine à aimer.
Sa maman le dévisage, un léger sourire ni-oui-ni-non aux lèvres :
- Commence par la dessiner, ta machine, et puis on verra.
Tout espoir s’envole… Lui, dessiner ? C’est toujours la même histoire. Il commence par s’appliquer, il tient le crayon, bien fort dans ses doigts, tout comme on lui a montré. Il trace le premier trait, doucement. Puis le deuxième, un peu de travers, pas tout à fait comme il l’avait imaginé. Et puis… Comment dessiner un moteur ? Les mécanismes ? Les capteurs ? Il ne sait pas, c’est trop dur, tout est clair dans sa tête, mais ses mains, jamais, jamais, n’arrivent à l’égaler. Ses dessins sont des gribouillages, trop appuyés, trop maladroits, les dessins des autres sont toujours parfaits, mais les siens… Il abandonne, rature la page de grands traits rageurs, et lance le crayon dans un coin. Il ne sait pas dessiner, il ne saura jamais.
Alors, il raconte, et sa maman écrit.
- Tu vois, là, il faudrait un gros réservoir, transparent, pour voir combien il reste de bonbons. Ensuite, des boutons, si on veut choisir lesquels on veut. On va dire qu’on fait plusieurs réservoirs, pour pouvoir mettre des bonbons différents, moi je voudrai des guimauves, des nounours, et peut-être aussi des fraises, oui, des fraises, je crois que ce sont mes préférées.
- Ce ne sont pas les dragibus, tes préférés ?
- Mais non, maman, ça c’était la semaine dernière. Après, on met des tuyaux, très longs, qu’on peut contrôler, et puis des roues, pour déplacer la machine, et un moteur, pour faire tourner les roues, et…
- Mais elle sert à quoi ta machine ?
- À donner des bonbons ! Je te l’ai dit maman, c’est une machine à aimer !
Sa maman n’a pas voulu aller faire les courses. Mais elle lui a donné des trésors : une vieille boite de chocolat transparente en plastique, plus grosse que sa tête, un vieux labyrinthe à hamster fait de plein de coudes et de tuyaux à emboîter, des scotchs de toutes les couleurs, « les scotchs d’électriciens de papa, ne les perds pas! », des sacs en papier, du carton bien épais, des feutres et des crayons, une paire de ciseaux, la paire des grands, pointue au bout. Il est un peu déçu, il n’y a pas de moteur, pas de capteur, ni de mécanisme ou de détecteur. Tant pis.
Concentré, il travaille. La boîte est solide, difficile à percer, c’est maman qui l’aide. Par contre, scotcher les tuyaux, ça il sait faire ! Il assemble toutes les pièces, entoure de ruban adhésif, il n’y a plus de bleu, c’est son préféré, et il en a mis partout, mais papa n’est pas trop fâché.
Le lendemain, c’est samedi, pas d’école, et à peine avalé le chocolat qu’il travaille à son projet. Il reste des tuyaux, la boîte est tellement grande, il peut la diviser en deux, et il colle dedans du carton, reperce la boîte avec papa, y joint à nouveau des bouts de labyrinthe. Mais la plus belle surprise, c’est à midi, quand maman revient des courses. Dans le dernier sac, brillant dans l’ombre, il trouve un énorme sac de bonbons : bien assez pour remplir sa machine de délices sucrés !
Dimanche soir, il a du mal à s’endormir. Sa machine terminée et remplie trône au centre de sa chambre. Elle est plus petite, moins complexe que ce qu’il avait imaginé. Mais elle est là, devant lui, colorée et délicieuse, et demain, il le sait, il va retrouver ses copains. Il est tellement impatient de leur distribuer des bonbons qu’il n’y a même pas goûté.
Lundi matin. La machine rentre tout juste dans le cabas de maman, le grand, celui du marché avec les carottes volantes qui fusent dessus. Il n’arrête pas de parler, car cette nuit, sa machine, il en a rêvé. Tous les copains se sont approchés, et il n’a pas pu s’en empêcher, dans ses songes elle a enflé, enflé, plus haute que le toit de l’école, plus imposante que le préau. Les tuyaux se sont fait toboggans, ponts, passages secrets ; la boite, maisonnette-cachette, et tous les enfants réfugiés à l’intérieur ont savouré les sucreries devenus nuages, devenus oiseaux, devenus oreillers, devenus bonheurs. Il entend à peine papa qui dit : « Tes chaussures chaton », et le baiser de maman avant qu’elle ne monte en voiture partir travailler a un goût de guimauve.
Il ne sait pas trop ce qu’il espérait au juste : passer le portail, devant les maîtresses, son sac à la main, déballer sa machine dans la cour, et se laisser envahir de sourire ? Rien de cela ne s’est passé. Au portail, son papa s’est fait interpeller, « Mais qu’est-ce que c’est ? », et même ses meilleurs mots, ceux qu’il utilise au téléphone quand le travail l’appelle, ceux là même qui toujours obtiennent ce qu’il veut – la meilleure place sur le manège, la dernière part de tarte au chocolat du restaurant, un baiser de maman quand elle est fâchée – n’y ont rien fait. Oh, elles ont bien regardé dans le sac, les maîtresses, le mot « bonbons » est sortis de leur bouche comme le crapaud de la vase dans l’histoire de la princesse. Fort, fort, il a serré les yeux, et fort fort la main de papa, qui l’a entraîné, quelques pas plus loin, juste à l’abri du coin du mur, et s’est accroupi :
- Bonhomme, elles ne veulent pas, et je ne peux pas les obliger. Tu peux amener ta machine demain si tu veux, mais sans bonbon, on la videra, et tu pourras tout expliquer : les tunnels, les trappes, les capteurs même que tu voulais mettre.
Il lui montre, enlève le couvercle, brasse un peu les caramels, les dragées, les réglisses, et, le prenant dans ses bras :
- Je suis désolé chaton, mais aujourd’hui, pas de bonbons.
Sa gorge lui fait mal, elle l’empêche de répondre. Il s’enfouit dans le col râpeux du manteau de son papa, là où ça sent son parfum et où, en furetant bien, la chaleur de son cou chatouille son nez chagrin. Son papa brasse toujours les bonbons, et d’entendre ce bruit aggrave encore son tourment. Il ne veut pas pleurer, mais c’est dur, très dur, alors il entoure lui aussi son papa, et ses trop petit bras s’arrêtent sur ses omoplates sans pouvoir se rejoindre.
- Demain chaton, promis, demain.
Son papa le raccompagne au portail, et lui fait ce petit clignement des deux yeux, leur signal secret, celui qu’il n’utilise qu’avec lui et maman. Résigné, il se détourne, et passe devant la maîtresse les yeux baissés. Prit d’un grand froid, il fourre ses mains dans ses poches de sa veste… remplies de bonbons.
Un petit sourire s’invite sur son visage. Demain, la machine. Et en attendant…
Je m'attendais à une fin triste, voir horrible, et finalement ça m'a donné le sourire et m'a toute attendrie !
Le gamin est trop chou, ses parents sont supers ! Et sa tristesse est vraiment touchante.
J'ai eu un peu de mal à comprendre pourquoi les maitresses ont interdit la machine AVEC les bonbons mais l'autorisent sans le lendemain ? Les bonbons sont interdits à l'école ?
Pour la machine, oui, il y a pas mal d'écoles qui interdisent les bonbons soit pour le côté sucré soit pour les questions d'allergies. Ca ne me paraissait pas incohérent de le poser comme ça. Alors qu'une machine fabriquée peut faire l'objet d'un mini exposé. Enfin, de ma petite expérience de maman je le vois comme ça.