Les muffins
- Eh Angela, c’est toi qui t’es occupé de la répartition des chambres? On dort où avec Laure?
- Au premier, deuxième porte à gauche. Fais gaffe l’escalier est raide. On a laissé la chambre du bas pour le Duc et Jeanne, histoire qu’elle n’ai pas à monter avec son gros bidon. Bouge Philippe, faut encore que je case ce sac là.
- Pourtant, si il y en a une qui ne va pas picoler c’est elle! Pas comme Lolo, non mais toi, t’as déjà une bière à la main!
- Ben oui, faut pas se laisser abattre, et puis voir les mecs participer pour une fois ça fait du bien! C’est encore nous qui allons nous taper la cuisine et le ménage, alors je voudrais pas laisser passer la seule occas’ du week-end de vous voir bosser!
- T’exagères, pour la cuisine il y a toujours Hubert, et le ménage on s’y met tous. Tiens, Manu, tu m’aides à décharger les bouteilles? Damien a vu grand, y a encore 4 cartons de pinard dans sa caisse après ceux-là!
- Attends, le temps de poser mes muffins et j’arrive.
- Manu, t’as fait des muffins toi?!
xxx
Ils sont tous là, ou presque. À ma droite, Damien, qui s’est intercalé en cours de soirée entre Maud et moi, puis Angela et Philippe, qui discutent à voix basse de leur projet perso depuis plusieurs minutes. Timothée, qui a l’air de s’ennuyer, à moins que les cinq heures de route depuis la banlieue parisienne ne l’aient un peu séchée. Puis Hubert, Laure, la place vide de Jeanne partie au toilette soulager sa vessie compressée, le Duc bien sûr, toujours à coté de Jeanne. Puis Max et… Max, sans Marie, la première fois depuis leur séparation. Et Laura, Lolo, à ma gauche, vaguement accoudée sur la chaise de Max, et qui me tourne presque le dos. Ne manque que Marie donc, nous ne sommes plus treize à nos retrouvailles épisodiques au parfum estudiantin, mais bien douze.
L’apéro nous a permis de nous remettre à jour, qui a changé de boulot, qui cherche à déménager, qui est parti où aux dernières vacances. Les spaghettis bolo – salade verte, arrosés de côtes du Rhône, ont vu fleurir les premières blagues ressassées, les private jokes, les références aux films cultes et chansons dépassées qui forgent l’identité de notre petit groupe, et que j’ai savouré en silence comme si c’était une première. Au fromage, Max nous refaisait pour la troisième fois son imitation légendaire de M. Guillon, notre prof de sociologie appliquée, et Laure, assez hermétique à tout ça, piquait du nez dans l’épaule d’Hubert, qui n’en avait cure. Lolo et Timothée, préférant la nicotine au lactose, frigorifièrent l’atmosphère en rentrant leurs bouts de nez gelés par la porte-fenêtre de la grande salle à manger.
- Fermez la porte les filles!
- Fait froid dehors, je suis gelée. On a quoi pour le dessert?
- J’ai fait des muffins…
Un blanc. Il faut dire que côté cuisine, je ne vaux pas un Hubert, ni même un le Duc. Machisme ou pas, dans les fait, c’est plus souvent les filles qui se collent aux fourneaux que les mecs. Certes, on aide, on épluche les patates et on lave la salade, parfois même on émince les oignons, mais de là à prendre la direction d’une recette, Hubert excepté, on ne vaut pas tripette.
- Mais il est bon à marier notre petit Manu! Comment elle s’appelle? Pourquoi tu nous l’a pas amené?
- Elle s’appelle Stéphanie, et c’est ma sœur. Elle m’a offert un kit à Noël, je suis sur qu’elle l’a trouvé en tête de gondole chez Carrefour avec le gros tas de merdouilles qu’on achète quand on ne sait pas quoi offrir. Tu sais, dans un coffret, 15 recettes de muffins inratables, ou un truc du genre.
- C’est gentil Manu, de les avoir fait pour nous.
Merci Maud. Toujours là pour moi. Je croise son regard, m’y accroche un instant, tandis qu’un imperceptible sourire glisse dans ses prunelles. Elle détourne les yeux. Je crois bien que c’est elle que je vais le plus regretter.
Saisissant le tupperware, je fais le tour :
- Servez-vous. J’ai fait classique, chocolat et pépites de chocolat, ça devrait pas être trop mal.
Je dépose le dernier, abandonné dans le coin, dans mon assiette. Tous attaquent à pleines dents mes délices rebondis, même Jeanne revenue des toilettes. Il faut dire qu’ils ont plutôt une bonne tête. Le mien a un goût de plâtre, mais je l’avale jusqu’à la dernière miette.
Sans dire un mot, j’empoche mon téléphone et me dirige vers le couloir d’où a émergé Jeanne. Assis sur le trône, les mains un peu tremblantes, je sélectionne le groupe « fac », et après quelques secondes d’hésitation, j’envoie mon message.
Une minute passe. Une deuxième. Je le sais, je fixe le haut de mon écran. Les rires et les conversations qui filtraient sous la porte se sont tuent brutalement il y a trente secondes environ, et il serait temps que je me lève maintenant, que j’y aille, que je les vois, leur parle, leur explique, mais mes jambes refusent de me porter. J’y parviens pourtant, mécaniquement, fermant sans y penser ma braguette, jouant et rejouant par anticipation le dialogue qui va suivre. Mon téléphone glisse dans ma poche arrière, le tissu usé de mon jean du week-end épousant par la force de l’habitude la coque de plastique.
Je n’ai pas le temps d’atteindre la salle à manger : Damien m’attend dans le couloir. Il a son regard mauvais, qu’on lui a découvert un soir lorsqu’un gars un peu trop imbibé a rayé sa voiture. Il s’avance, et je ne vois que lui, n’entends que lui :
- Connard, c’est le mien que t’as empoisonné, c’est ça ?
Je n’ai pas le temps de répondre : en deux pas il est sur moi, et son poing alourdi par l’apéro s’écrase sur ma tempe. Je tombe, je glisse au sol, et heurte le carrelage avec un bruit sourd.
Noir.
xxx
Connard, connard, je le savais, il peut pas me saquer, depuis toutes ces années il ne peut pas, pas depuis Maud, connard…
Je ne réalise même pas que Manu ne bouge pas, mon pied part où je peux, le visage, les côtes, j’en sais rien, je vais crever maintenant, par sa faute à ce fils de pute, tout ça parce que Maud, c’est moi qui la baise maintenant, et plus lui.
Une des filles hurle à l’arrière, on m’attrape le bras, Max je crois, et je me dégage, mais il recommence et ne me lâche pas cette fois. Un autre aussi de l’autre côté me tire vers l’arrière, je jure et peste, et regarde Manu, il a du sang qui coule de l’arcade, et je ne comprends pas. Je m’affaisse un peu, et abandonne. Manu, putain, mais pourquoi tu m’as fait ça…
Maud se glisse, elle ne me regarde pas, elle ne me regarde plus depuis qu’on est arrivée, elle n’a d’yeux que pour lui, et elle s’agenouille. Ses gestes son précis mais elle tremble un peu, ses doigts cherchent et palpent, yeux fermés elle compte, elle paraît inquiète mais pas affolée. Je la regarde elle, pas lui, il ne bouge toujours pas, je me tasse un peu, la honte se mêle à la colère. J’ai frappé Manu, mon pote, mon Manu. Je ne le regarde pas, non, mais je guette comment il va en la regardant elle.
xxx
Je m’applique à ne pas penser à Damien, à côté, aux autres qui m’observent, et surtout pas au SMS complètement aberrant qu’on vient tous de recevoir. Je me concentre très fort sur Manu, sur ses signes vitaux, et tout ce qui me permettrai de confirmer qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Tout me semble bon, et j’espère, j’espère fort ne pas me planter. Au sein de notre groupe, je porte sur mes épaules tout le crédit de la communauté médicale, malgré mes études de médecine inachevées et ma trop récente consécration en tant qu’infirmière.
Je me relève, et dix paires d’yeux me dévisagent. Seul Damien garde les siens baissés. Dans ce couloir étroit où ils sont tous massés, ils attendent de moi un pronostic catégorique. Je tente :
- Il va bien, il, euh, il devrait revenir à lui bientôt.
Un soupir immobile et silencieux survole leurs têtes.
- Les garçons, vous pouvez essayer de le prendre et l’amener sur le canapé ? Il sera quand même mieux…
- Maud, t’es sûre qu’on devrait pas appeler les pompiers ? Il est complètement inconscient, et s’il avait fait un trauma crânien ?
Je regarde Timothée. Elle a l’air réellement inquiète, et son appréhension me gagne. D’un autre côté, dans notre trou paumé, le temps que les secours arrivent, je suis certaine que Manu sera réveillé. J’essaie d’occulter de mes pensées mes doutes et lui réponds, avec tout l’aplomb dont je suis capable :
- On attend 5 minutes, d’accord ? Je pense vraiment que d’ici là il sera réveillé.
À nouveau je bénéficie de mon aura de diplômée, et elle acquiesce, peu convaincue. Je m’assoie sur le bord du canapé sur lequel Philippe et le Duc l’ont déposé, toujours inconscient. Je lisse un peu ses cheveux, ils sont si fins, je ne me souvenais pas qu’ils étaient aussi fins. Il est comme endormi, le visage lisse et apaisé tel un enfant qu’on vient de border. Un enfant au visage barré d’un ruisseau rouge sombre.
Timothée hésite entre partir et insister. Histoire de l’occuper, je lui demande:
- Essaie de trouver quelqu’un qui aurai des compresses et du désinfectant, que je m’occupe de son arcade.
xxx
Timothée part, la voie est libre. Maud n’a pas l’air de réaliser, elle est d’un calme olympien, alors que nous sommes quand même dans une sacré panade. Si il a effectivement empoisonné Damien, je ne comprends pas comment elle peut, comment tous nous pouvons rester aussi calme !
- Dis, Maud, je t’ai entendu, je pense quand même qu’on devrait alerter les pompiers ! Pour Manu, et aussi pour Damien, on n’a aucune idée de ce qu’il a pu mettre dans ses muffins ! Aussi bien il s’en tire avec un mal de bide, aussi bien…
- Max, sérieux, tu y crois à cette histoire ? Toi, son meilleur ami ?
Je n’en sais rien. Il a pris tellement de distance ces dernières semaines, que je ne sais plus. Et puis… Depuis Marie, depuis qu’on s’est séparé, je ne l’ai quasiment pas vu. Trop de temps à rattraper, trop de choses à faire, pas assez de week-end et de soirées pour tout caser. Et ce n’est pas Manu que j’ai privilégié.
Et pourtant, je le sais, quelque chose a changé chez lui. Un espèce de cynisme a brouillé nos échanges les plus légers, une drôle d’amertume envers la vie est venue teinter les rares conversations sérieuses que nous avons eu. Or moi, la tristesse m’a déjà bien côtoyé ces derniers temps, j’ai aussi droit à ma part de bonheur. Alors, un peu par lâcheté, je l’ai fui. Coupable de désertion, oui monsieur.
Mais la meilleure défense c’est l’attaque, alors je ne flanche pas :
- Et dis moi, Maud, comment tu explique son message : « Je dois vous avouer quelque chose : j’ai empoisonné l’un des muffins. Et j’ai autre chose à vous dire... »
- Arrête Max, Manu n’aurai jamais, JAMAIS empoisonné quelqu’un. Mais enfin, jamais ! C’était une blague, ou une entrée en matière pour nous dire quelque chose, je ne sais pas quoi, mais comment veux-tu qu’il empoisonne l’un des muffins ! Et pourquoi il aurai fait ça, hein ? Il n’a aucune raison de le faire, aucune !
Je la détaille, mais non, aucune culpabilité n’ombre son regard. Elle ne détourne pas les yeux, ne rougit pas. Elle est parfaitement droite dans ses baskets, et n’a rien à se reprocher. Eh non Max, tout le monde n’est pas un parfait salaud comme toi. Appelez cela du masochisme, ou je ne sais quoi, mais je ne peux pas m’en empêcher :
- Non, vraiment, tu ne vois pas pourquoi il pourrai viser Damien ?
Son visage tout entier se crispe de l’intérieur, ses yeux, sa bouche, ses narines même il me semble se pincent l’espace d’une seconde. L’image même de la vertu blessée.
- C’est de l’histoire ancienne Max.
Elle se replie sur elle-même, ne me regarde même plus. Rien ne compte pour elle en cet instant que Manu.
- Alors tu es prête à parier sur ta confiance en Manu la vie de l’un d’entre nous ? La vie de Damien, peut-être, TON Damien ?
Timotée est revenue, et sa question reste comme suspendu dans l’air. Maud ne répond pas, mais son hésitation suffit, et sans attendre Timothée déclare:
- Ok, je les appelle.
Elle laisse chuter dans les mains de Maud les compresses et la Biseptine, qui roule jusqu’au sol, et fait volte face vers son téléphone. Je la suis des yeux et, en un tour d’horizon, je note à quel point en l’espace de quelques minutes tout s’est fissuré : Lolo juste derrière la baie vitrée, ramassée sur elle-même, son visage rougissant lorsqu’elle tire sur ce qui est probablement la dixième clope de la soirée, Hubert et Laure assis dans un coin à l’autre bout de la pièce, épaule contre épaule, le Duc qui enserre Jeanne, une main sur sa nuque, l’autre sur sa taille épaissie. Timothée, debout, faisant les cent pas, attendant que le réseau capricieux la dirige vers le central le plus proche.
Seule Maud paraît presque calme, tout occupée à m’ignorer, passant et repassant une compresse tachée de rouille sur l’arcade maintenant parfaitement nette de Manu. Damien n’est pas visible, et je note avec un certain cynisme qu’elle ne s’en est même pas rendue compte. Au même moment, un bruit caractéristique s’échappe des toilettes : il semblerait que le muffin incriminé soit reparti de force en sens inverse.
xxx
À la troisième fois, enfin, l’appel est passé, et j’ai tenté comme j’ai pu de donner une idée claire de la situation au médecin de garde. Un blessé avéré, et un empoisonné incertain. Je sais bien qu’il ne m’a pas vraiment cru pour Damien, mais je sais aussi qu’il ne peut pas prendre le risque. Et comme ils doivent envoyer un véhicule pour Manu, de toute façon…
Je garde mon téléphone à la main, je réalise que j’ai cessé de marcher en rond à l’instant où j’ai raccroché. Je bouillonne, trop d’énergie latente, je tâte machinalement les poches de ma veste, abandonnée sur un dossier, pour en vérifier le contenu, et vais rejoindre Lolo.
Elle entre au moment où je sors, et me lâche un « Sorry, il fait trop froid » en m’abandonnant à l’obscurité glacée. Peu importe, ma cigarette déjà glissée entre mes lèvres, je ne lui réponds même pas. Rentrant la tête dans les épaules, sautillant un peu sur place, la main gauche en un poing glissé serré dans ma manche, je savoure la première bouffée lorsqu’un courant d’air chaud me chatouille le haut des oreilles.
Max referme la porte-fenêtre et s’avance vers moi. Il n’a même pas pris la peine d’enfiler sa veste, et tente sans succès de glisser les mains dans les poches de son jean un peu trop serré. Quelques pas nous séparent du coin de la maison, et nous nous réfugions dans l’ombre des vieilles pierres, loin des baies vitrées. À peine sommes-nous invisibles de nos amis que Max glisse ses mains dans l’ouverture de mon manteau, sous mon pull, jusque sous mon tee-shirt. Je me tortille pour le chasser d’une main, l’autre maintenant le bout incandescent de la cigarette loin de son pull en synthétique. Je n’ai aucune chance, et il me plaque contre le mur, étouffant mes protestations sous ses lèvres.
Je finis pas écraser ma cigarette contre une pierre, et parviens après quelques minutes à me dégager suffisamment pour lui demander :
- On n’avait pas dit qu’on attendait un peu ? Quelques mois, un an, avant de leur dire ? Le temps de laisser passer toute l’histoire, avec Marie ?
- On ne leur a rien dit pour l’instant !
- Tu sais ce que je veux dire… N’importe qui qui sort peut nous entendre.
- Tu sais quoi ? Et ben tant pis. Qu’ils sachent ! Tu vois Manu ? Tu vois Damien ? La vie est trop courte… Viens !
Il me tire par la main, le regard fiévreux sous l’éclat vibrant des étoiles de janvier, et je ris. Il me traîne, je ris encore, d’un rire trop aigu libérant tension et stress, et sans bien réfléchir, je le suis lorsqu’il ouvre la porte-fenêtre et m’attire à lui. J’ai tout juste le temps de fermer les yeux et de savourer son étreinte au vu et au su de tous lorsque le fracas d’une chaise qui tombe nous fait sursauter.
L’assistance, car il faut bien l’avouer, nous nous sommes donnés en spectacle, est partagée : Maud, la sainte Maud, nous regarde, horrifiée, elle dont les mains reposent toujours sur le torse de Manu. Philippe et Angela aussi, mais bien vite ils se retournent, comme les autres, pour suivre du regard Jeanne. Elle se fraie un chemin entre les chaises, une main sur la bouche, l’autre sur son ventre, en direction du couloir, et la voix affolée de Duc lui demandant si tout va bien ne trouve aucune réponse.
Instantanément dégrisée, je m’avance d’un pas, mais les regards hostiles qui se reposent sur moi me bloquent dans mon élan. Lolo, Maud bien sûr, Angela, toutes m’ont condamné sans même m’avoir jugé. Vaincue, je recule un peu, et lorsque mes mollets buttent contre une chaise, je m’y laisse tomber.
xxx
Maud m’a laissé la surveillance de Manu pour aller checker Jeanne. Je me sens un peu bête, et surtout très inutile, là à côté de lui alors qu’autour de moi tout s’effondre. Angela a coincé Timothée dans un coin, plus elle s’anime et plus Timothée fuit. Il y aurai un trou de souris à ses pieds qu’elle se serait déjà glissé dedans.
Max est parti prendre l’air, pour « attendre les pompiers » a-t-il dit. J’entends venant du couloir la voix affolée de Duc, demandant en boucle si ça va, à Jeanne, à Maud, à qui veut bien lui répondre. Mais tout le monde a mieux à faire : Jeanne vomit toujours, Maud la surveille, et les autres sont trop sonnés pour assembler trois mots cohérents. Soudain, sa voix monte dans les aigus :
- Le poison… C’est le poison, c’est ça ? C’est Manu, c’est son muffin !
Il sort en furie des toilettes. Je ne l’ai jamais vu ainsi : lui, le calme, le posé Duc, toujours souriant, conciliant, celui qui prône le compromis sur le conflit et la présomption d’innocence sur les accusations hâtives, ce Duc là jette aux orties ses beaux préceptes dès lors qu’on touche à sa dulcinée. Comme au ralenti, je le vois tracer droit vers moi, le visage tordu, les yeux plissés, jusqu’à ce que je réalise que je ne suis pas son but.
Il attrape sans ménagement Manu toujours inconscient, et le secoue tout en criant :
- Manu ! Manu ! C’était lequel ton foutu muffin ! Mais réveille toi !
Je m’interpose comme je peux, le cerveau turbinant : il a raison, comment Manu pouvait-il savoir quel muffin on allait prendre ? Tout se bouscule, et un instant j’imagine une roulette russe dont les balles auraient l’apparence inoffensive de pâtisseries chocolatée. Est-ce vraiment là qu’on en est ?
La tête de Manu roule, rejetée en arrière sous l’effet de son propre poids, les poings serré du Duc dans le sweat informe de notre ami toujours inconscient. Je peine à me mettre en branle lorsque Hubert s’interpose et éloigne le Duc, et d’une voix ferme le sort de la spirale dans laquelle il s’est enfermé :
- Arêtes. Stop. Timothée a appelé les pompiers. Ils arrivent. Philippe, va voir Angela, elle est en train de passer ses nerfs sur Timothée, c’est pas le moment. Et toi le Duc, va voir ta femme. Elle a besoin de toi. Je reste avec Manu.
La voix d’Hubert est ferme, rassurante, et je me lève sans réfléchir. Le Duc reste statufié une seconde, mais lâche Manu qui, les fils comme coupés, retombe lourdement sur le coussin. Nous partons chacun de notre côté, laissant Hubert se faire une place sur le canapé.
xxx
L’acidité monte, encore une fois. Je n’ai plus que de la bile, mais mon corps s’en fout, et se contracte. Le ventre, la poitrine, la gorge, et dans un grognement guttural, je vomis, encore. Coincée au sol contre la cuvette, mon ventre me fait mal. Je sens à peine Maud qui me tient les cheveux, frottant mon dos de l’autre main. Une deuxième salve monte, et juste avant l’acide je balbutie :
- Duc…
Il est parti en criant, et je me sens nue sans lui à mon côté. Mais déjà, les yeux fermés, je vomis à nouveau.
Pantelante, les membres tremblants, je halète, affalée par terre, le dos contre l’émail froid. J’articule un merci au mouchoir tendu par Maud, lorsque Duc revient. Simultanément, une vague de soulagement m’envahit, en même temps qu’une sensation étrange se dépose dans mon bas ventre. Une chaleur humide glisse sous mes fesses.
Duc s’assoit à côté de moi, me prend dans les bras malgré les relents acides, la sueur, les cheveux maculés. Je marmonne :
- Duc… je crois que je me suis fait pipi dessus…
Il baisse les yeux sur mes cuisses, et je me penche pour contrer mon énorme ventre : entre mes jambes, une minuscule tâche, à peine visible sur mon pantalon sombre. La partie émergée de l’iceberg.
Ses yeux bridés s’écarquillent, sa bouche en O s’étire en un grand sourire, qui retombe aussitôt en une mine angoissée. Il cherche des yeux, Maud sans doute, mais elle nous a laissé. Je ne pensais pas qu’un petit pipi pouvait lui faire si peur…
- Tu t’es senti faire pipi ? Tu es sûr ?
Et là, je comprends : ce n’est pas du pipi. C’est la poche des eaux qui s’est rompue. Il hurle :
- Mauuuud !
xxx
Mal.
Tête.
Cri.
Jour.
- Hu...bert ?
- Manu, bouge pas, tout va bien, tu nous a fait peur, bouge pas.
Noir.
Jour.
- Manu, c’est Maud, tu m’entends ? Réponds si tu m’entends.
- T’entends… Ouch…
- Bouge pas, réponds juste à mes questions. Est-ce que tu sais où on est ?
- Joueuse… Heureuse…
- Joyeuse, c’est ça, à côté de Joyeuse.
- Foutu bled paumé d’Ardèche.
J’ai la bouche aussi pâteuse qu’après une gueule de bois, mais elle m’a compris. Un incroyable sourire barre son visage, alors que ses yeux se remplissent et brillent. Je me redresse à demi sur les coudes, pousse sur mon bras dans une tentative pour me relever tout à fait, et la douleur transperce ma boîte crânienne. Damien. Le message. Les muffins. Tout me revient. Tout, il faut que je leur explique tout.
Le grand verre d’eau amené par Angela achève de me sortir des limbes. Ils sont tous là : à côté, sur le canapé, Maud, bien sûr, et Hubert. Face à moi, en un vague demi-cercle, Laure et Angela, Philippe, Lolo qui n’a pas voulu choisir entre sa clope et le groupe, et qui fume à l’intérieur au nez et à la barbe des détecteurs, Max, sa veste sur les épaules et le nez rougis de froid. À l’écart, Timothée, les yeux brouillés. Dans un fauteuil, installée sur une serviette, Jeanne, et le Duc, un peu blanc, dont le regard papillonne de sa femme à moi à une fréquence trop élevée pour mon mal de tête. Damien, dans l’ombre du couloir, adossé à un mur, se mord l’intérieur des joues.
C’est Lolo bien sûr qui se lance : la frondeuse, la même-pas-froid-aux-yeux, la je-mets-les-pieds-dans-le-plat-et-j’éclabousse-tout-le-monde :
- Manu, il faut qu’on sache : c’est quoi ce truc avec tes muffins ?
J’ouvre la bouche pour répondre. La referme. Mes répétitions n’ont servies à rien, j’ai le trac des débutants, le trou de mémoire au moment de monter sur les planches. Une petite main chaude se pose sur la mienne, et la serre, l’air de rien. Sans filet, je me lance, et je reconnais à peine la voix rauque qui prononce :
- J’ai empoisonné l’un des muffins : le mien.
Onze réactions, instantanément, se catapultent : Jeanne vomit, un hoquet humide qui se répand sur son ventre, jusque sur le tapis devant elle, alors que le Duc sourit aux larmes, Lolo qui laisse tomber sa cigarette au sol, sur le parquet en faux chêne massif, Damien dont la tête décomposée s’efface dans l’ombre du couloir, Laure et Angela qui, dans une symétrie presque comique, portent la main à leur bouche, alors que Philippe hurle, trop fort, Quoi ?, Hubert à côté de moi qui veut me lever, me faire vomir, me traîne presque en me tirant par le bras, Max qui se fraie un chemin à travers la salle à manger en désordre pour rejoindre Timothée dont les larmes coulent silencieusement ses joues sans même qu’elle ne semble s’en rendre compte. Et par dessus cela, une sirène, lointaine, qui s’amplifie rapidement en un hurlement de mauvais augure.
Onze réactions, mais je n’en garde qu’une seule : une petite main chaude qui se crispe à me faire hurler sur la mienne.
xxx
- Allô, Maud ?
- Lolo, est-ce que tout le monde est là ?
- Oui, oui, sauf Jeanne et le Duc, ils doivent être dans un autre service, pas loin de vous. On a eu le Duc, il a dit qu’il nous tenait au courant, mais je crois qu’il a mieux à faire. Mais sinon, on est tous là.
- Ok, tu veux bien me mettre sur haut parleur ? Ça sera plus simple.
Et après une hésitation, j’ajoute :
- Manu est là aussi, il entend tout.
Je suis venue avec lui à l’hôpital. C’était une évidence, que je devais être avec lui. Et dans le camion de pompier, il m’a tout raconté : leucémie aiguë myéloïde, détection tardive, mauvaise réaction à la chimiothérapie. Son médecin, qui a du mal à le regarder dans les yeux depuis deux semaines. Son corps, ses os, qui lui font mal. Ses cheveux, qu’il commence à perdre par poignées et qui bouchent sa douche. À chaque fois qu’il vide la bonde, il a l’impression que c’est un peu de sa vie qu’il jette à la poubelle. C’est ainsi qu’il me l’a dit.
Il en a vu, dans les couloirs de l’hôpital, des malades comme lui. Les mêmes, ou presque, à chaque fois. Jusqu’au jour où ils ne viennent plus. Il ne demande pas pourquoi, jamais, par peur d’avoir déjà la réponse. Il les a vu, les fois précédentes. Déjà résigné. « Dans leur regard, je sais déjà qu’il ne reviendront pas », m’a-t-il dit.
Voilà pourquoi les muffins. Voilà pourquoi LE muffin. Pour profiter incognito d’une dernière soirée, avec nous tous. Incapable de faire illusion plus longtemps que quelques heures, impuissant à supporter la vague de pitié cachée sous l’illusion de l’amitié, « la vraie, la pure et dure », m’a t-il dit, et j’ai bien ressenti la pointe d’amertume derrière cette parole, comme si elle n’avait pas été pure, pas été dure, puisque aucun d’entre nous n’a remarqué son état. Il m’a tout raconté, et je l’ai laissé parler.
C’est ce que je leur dis, à tous, et je les imagine en cercle, autour de la grande table sûrement, qui debout, qui assis, qui enlacés deux à deux, car on ne devrait jamais être seul quand on reçoit une telle nouvelle. À côté de moi, allongé dans son lit, il m’écoute leur dire ce qu’il n’a pas pu dire. Il écoute aussi ce que je ne dit pas : que cette tentative ratée ne change rien, que son temps est compté. Qu’on parle maintenant de semaines, et plus de mois.
- Voilà. Ils lui ont fait un lavage d’estomac, tout a été évacué, mais il est faible. Trop faible pour sortir maintenant. Il va être rapatrié en ambulance chez lui dès demain.
Tous veulent lui parler maintenant, et je m’écarte un peu tandis qu’il se redresse. Abandonnant le téléphone sur la tablette, je rejoins la porte. Et maintenant ?
J’erre dans le couloir. Je marche, les pieds sur la ligne du lino, m’arrêtant sur le croisement des dalles. Pied droit, l’orteil sur la croix. Pied gauche, mes pas sont plus court qu’à l’accoutumée, je dois faire un effort, mais à nouveau, la pointe de ma chaussure s’ajuste juste sur le croisement. Pied droit, pied gauche. Un croisement, un autre. Je passe et repasse devant la porte de la chambre ouverte, jette un œil, manque un croisement, et sens l’appel dans les yeux de Manu. Un croisement.
- Je crois que je vais dormir un peu…
- On passe demain Manu !
- Oui, on vient te voir, histoire de… tu sais, te changer un peu les idées !
- Ok, ok. On me rapatrie en fin de journée je crois.
- On viendra dès qu’on peut !
- D’accord.
Il me tend le téléphone, et j’ai juste le temps :
- Lolo, tu peux me passer Damien ?
Manu rouvre les yeux. Il ne dit rien. J’enlève le haut parleur, et sors dans le couloir. Je m’arrête à un croisement, et je me jette dans le vide. Car pour les prochaines semaines, au moins, je change de chemin : je reste avec Manu.
J'étais curieuse de voir ce que tu écrivais, et j'ai vu que ça parlait de nourriture, alors... J'aime beaucoup l'idée, mais j'ai été pénalisée à la lecture parce que j'ai un gros souci de mémoire avec les prénoms des personnages, du coup j'ai été paumée rapidement. Mais clairement, ça me fait ça sur TOUS les textes, ce n'est pas ta faute ! (je doute que tu me croies, mais j'insiste : c'est systématique chez moi !) Mais en dehors de cet inconvénient, la lecture est très agréable !
J'avais presque deviné que Manu s'était empoisonné lui-même ! Mais j'en ignorais la raison, vu les réactions des autres qui le prennent extrêmement personnellement, je ne m'attendais pas à un cancer.
Je ne sais pas si je continuerai à lire les muffins, parce que je ne suis pas une fan des nouvelles, mais j'irai sans doute jeter un oeil à Talents :)
Bonne continuation !
Pour les prénoms, j'ai souvent le même souci, donc je te comprends. La facilité pour moi, c'est que là, ben c'est moi qui écrit! Donc je m'y repère à peu près (heureusement!). Bon, sinon, si un jour j'ai le courage de le retravailler, ce premier texte, je sais ce que j'ai à faire.
Pour The Muffin, oui, d'autres avaient deviné aussi que Manu s'était empoisonné. C'est un peu maladroit de ma part du coup, car je l'ai à moitié traité comme une chute: pas complètement, car il y a des indices qui permettent de deviner; mais un peu trop si bien qu'il y a un peu un côté "bon, elle fait des mystères, mais en vrai j'avais deviné, donc c'est moyen". Pareil, ça serai à retravailler ça, pour plus basculer du côté du mystère complet, ou du côté du pas mystère du tout.
En tout cas, merci d'être passée par ici, et oui en dehors des nouvelles, il y a Talents, mais aussi Chimères qui traînent sur FPA!
Waouh, je dois dire que la fin m'a donné comme une petite claque!
Je l'ai trouvée très agréable à lire, la justesse des dialogues, certaines petites expressions piquantes, le quiproquo dramatique, le fait qu'il faille rester bien concentré pour comprendre qui est le narrateur à chaque fois...
C'est à la fois léger et triste, j'adore ce genre d'histoire!
Je l'aurais bien vue plus "développée", qu'on en sache un peu plus sur le passé commun et individuel des personnages, et sur leur personnalité. Mais telle qu'elle est conçue, ta fiction laisse place à l'imagination... :)
J'espère que tu en publieras d'autres bientôt!
A très vite ^^
Je suis très heureuse de découvrir ta plume à travers cette belle nouvelle ! Tu abordes avec finesse des thèmes qui ne sont pas simples, tu as une écriture très moderne et très efficace. Sur l'intrigue, autant je m'attendais à la "résolution du muffin emprisonné", autant les faits et gestes de chacun des personnages étaient une découverte.
Mon seul petit bémol, si je puis me permettre, c'est que par moments je perds un peu le fil des narrateurs/trices, et de qui avait quelle relation avec qui. Il y a des personnages que j'ai clairement identifiés en raison de leurs actions ou de leurs caractéristiques (Manu et les muffins, Maud infirmière, Damien coup de poing...). N'hésite pas peut être à donner certains détails "inutiles" aux lecteurs ? Il manquerait selon moi vraiment très, très peu de choses et, sinon, tu gères le changement de point de vue d'une main de maître ! Moi qui suis cinéphile, j'ai instinctivement visualisé des mouvements de caméras et des changements de plans et de focales :-)
À quand une 2e publication... ?
À tes vite !
Liné
C'est rare que je lise des nouvelles, mais comme tu as l kiwi j'ai eu envie de te rendre la pareille, d'autant que ton héros à plus ou moins le même prénom que moi.
Résultat : j'ai franchement beaucoup aimé ! Le coté huis clos est angoissant, et la fin... est triste :-( J'espère que Jeanne va appeler son enfant Manu (Ben quoi ? xD)
Un truc que je trouve dingue, c'est que t'aies autant de persos (12 mon Dieu!) dans un seul chapitre, avec changements de POV fréquent et non précisés. C'est mon PIRE CAUCHEMAR en écriture ! Et tu t'en sors comme une pro c'est incroyable ! On est perdu à aucun moment, même les brouilleurs comme Timothée qui est une fille, ça ne nous embrouille pas plus d'une ligne ou deux ! Je suis admirative, tu maitrises trop bien tes persos !
Ca me donne hate de lire des romans de toi !
Donc je te réponds ici:
Salut Cerise, ravie de faire ta connaissance virtuelle!
Merci pour ton retour sur les trois premiers chapitres! Concernant le titre du second, "la gloire de nos pères", Mirko ne fait bien évidemment pas référence à lui-même comme tu l'avais compris dans un premier temps. Tu le constateras par la suite, chacun des titres fait référence à une pensée ou une phrase prononcée par le narrateur au fil du chapitre concerné. Mirko évoque "la gloire de nos pères", brièvement lorsqu'il parle, non pas de ses parents, mais de la famile Montarnal (les cinq frères que tu vois boire du porto dans le bar). Mais ceci dit, Mirko s'aime beaucoup... :) Je poste la suite dans la journée, j'espère qu'elle te plaira. N'hésite pas à me faire d'autres remarques si certaines choses ne te semblent pas très claires.
PS: je vais m'atteler à la lecture de ta fiction qui m'intrigue, je t'écrirai un "vrai" commentaire ^^
J'ai beaucoup aimé cette petite nouvelle. Je trouve les dialogues très bien foutus, très vivants. J'ai un peu de mal avec la diversité des noms et des personnages et donc parfois de savoir qui parle, mais dans l'ensemble ça se fait très bien.
J'avoue que, vu l'exercice, je me doutais un peu que le muffin empoisonné était celui de Manu, mais ça n'empêche qu'on a envie de lire jusqu'au bout. En quelques mots tu arrives à faire comprendre les histoires, les enjeux, les relations et je trouve ça chouette.
Quelques petites fautes repérées par-ci, par-là, je ne les ai pas toutes notées :
partie au toilette --> je crois que c'est toujours pluriel toilettes :Darrosés de côtes du Rhône --> j'ai un doute ici, je mettrais arrosées parce que j'ai tendance à considérer un plat de spaghetti comme féminin mais vu que ça vient de l'italien je me trompe peut-êtreil aurai --> auraitil pourrai viser Damien --> pourrait Litchie.
Tant mieux si les dialogues et les relations t'ont plu, tant pis si tu as deviné la fin avant (ceci dit, c'était effectivement assez prévisible. J'ai peut-être semé un peu trop d'indices...)
Pour savoir qui parle quand dans les dialogues, le flou est souvent très très volontaire, un peu comme quand dans un grand groupe il y a un gros brouhaha car tout le monde tend à parler en même temps, très vite. Il n'y a que pour certaines répliques que cela doit impérativement être limpide. J'espère que ce n'est pas pour celles-ci que ça ne l'était pas!
Les fôtes, oui, je sais... je me soigne, mais c'est dur!