La Maison de la Veuve

La rue était à présent presque déserte. Seules subsistaient les lumières pâles des lampadaires et certains sourires flous de citrouilles, dont les chandelles mourantes ne parvenaient plus à illuminer les yeux. Nous marchions aussi vite que possible, croisant de temps en temps des bandes d’adolescents. Certaines maisons avaient déjà été décorées à leur façon ; bandes de papier toilette et éclaboussures d’œufs sur la façade. 

Les mains dans les poches, nous quittâmes rapidement les rues de mon quartier pour emprunter des ruelles moins fréquentées, des sentiers qui passaient entre les jardins. Le froid ne se faisait pas trop sentir mais l’obscurité était plus profonde, nous dûmes nous aider de nos téléphones portables pour éclairer la route. 

Enfin, après être passée par un dédale de petits sentiers dérobés, qui traversaient les rues de la banlieue comme un labyrinthe secret, nous débouchâmes  sur le parking du club de rugby de Woodtown. C’était un petit club, qui abritait dans son préfabriqué blanc une buvette, une toilette et un vestiaire. Néanmoins, il était vivement éclairé par de larges lampes blanches. Je distinguai sans peine la silhouette de Carl, qui nous attendait près du goal. 

Il nous salua d’un geste. 

      - « Cool vous êtes à l’heure ! ça a été la soirée ? » 

Allison brandit un gros paquet de bonbons. 

      - « Bonne récolte » , résuma Carl. 

Le silence s’installa. Nous étions tous les 3 curieusement nerveux. Carl, particulièrement, pianotait sur son téléphone en jetant des coups d’œil alentour. 

      - « Qu’est-ce qu’on attend, au juste ? » 

      - « Marylin et Clyde… Ils doivent venir nous retrouver ici… On est censé aller ensemble à la.. Ah ! Les voilà ! » 

Je me retournai pour voir les nouveaux venus arriver, la démarche souple sur l’herbe humide. Tous les deux portaient de larges manteaux noirs. La cigarette aux lèvres, ils étaient précédés de volutes de fumée qui se mêlaient au brouillard ambiant. 

Clyde s’arrêta à notre hauteur, nous lorgnant sous ses paupières tombantes. 

      - « T’as amené du monde, à ce que je vois » , commença-t-il en crachant un brin de tabac par terre. 

      - « C’est mes amies, Allison et Cassandre »  nous présenta Carl.

Sa voix était encore plus aiguë qu’à l’ordinaire. Je hochai la tête, salutation sobre qui semblait la seule appropriée face aux mines revêches de nos nouveaux compagnons. Marylin s’était arrêtée légèrement en retrait, une main dans la poche de Clyde. Elle tendit son cou de cygne vers le ciel et cracha un long jet de fumée avant de s’adresser à nous. 

      - « Bon les petits, on va la voir, cette maison ? Vous rencontrerez notre pote… Il est sympa, vous verrez. » 

Sans plus de cérémonie, le couple se mit en route. Carl leur emboita aussitôt le pas. Allison et moi hésitâmes, mais nous finîmes par les suivre. Je commençais à ressentir plus d’appréhension que d’excitation. 

      - « Un pote ? » Chuchotai-je à Carl en lui saisissant le coude. 

      - « Ben ouais, apparemment… Pourquoi ? » 

      - « C’était pas prévu. » 

      - « Relax Cassandre », me répondit-il d’un ton cassant en roulant des yeux. 

Je remarquai qu’il avait adopté le timbre légèrement rauque de Clyde. 

      - « Ils ne vont pas nous manger, arrête de t’inquiéter pour rien… » 

Devant nous, Marylin sortit sa main de la poche du manteau de Clyde. Elle brandissait une bouteille remplie de liquide. 

      - « Ça vous dit un petit coup de Snooze ? » 

      - « C’est quoi la Snooze ? »  Voulut savoir Allison. 

      - « C’est trop bon, on dirait du chewing-gum », répondit Marylin. 

Ouvrant la bouteille, elle en avala une rasade avant de la lui tendre, sans cesser de marcher. 

      - « Tu vas voir, c’est délicieux. » 

Allison examina un instant la bouteille, prit le temps de renifler le liquide qu’elle contenait, avant d’approcher le goulot de ses lèvres. Elle en avala une gorgée prudente, toussa puis en reprit. 

Quand elle tendit la bouteille à Carl, ses yeux brillaient et elle rigolait. 

      - « Ça a vraiment un goût de chewing-gum, c’est trop cool ! » 

Carl s’empara de la bouteille et avala d’énormes gorgées du liquide. Il finit par s’étrangler légèrement et me la tendit en toussotant. 

      - « C’est vraiment pas mauvais. Allez, Cass… Goûte !  » 

Je saisis la bouteille à contrecœur. Je n’aime pas qu’on me force la main. A mon tour, je reniflai prudemment son contenu. Cela avait une odeur de barbe à papa, avec un arôme piquant qui me fit retrousser les lèvres. 

Nous marchions toujours. Je réalisai que mes amis me guettaient du coin de l’œil. Approchant le goulot humide de mes lèvres, je finis par entrer en contact avec le liquide et en avalai une minuscule gorgée. Ça avait le goût un peu chimique et extra-sucré des chewing-gums de supermarché. Mais un arrière-goût m’irritait la trachée. C’était bon, effectivement. Je m’enhardis et en avalai quelques gorgées supplémentaires avant que l’arrière-goût à la saveur de térébenthine ne prenne définitivement le dessus et ne me donne envie de tousser. 

Les yeux pleins de larmes, retenant une quinte de toux, je tendis la bouteille à Clyde. Hors de question qu’il ne prenne pas part à cet étrange cérémonial. 

Pourtant, il déclina d’un geste de la tête. 

      - « Je bois pas ce genre de merde, moi. Ça c’est bon pour les prépubères. » 

Marylin éclata de rire et le poussa du coude avant de saisir la bouteille et d’en avaler une large quantité. 

      - « Menteur, t’adore ça, tu veux juste faire le malin… » 

      - « J’ai mieux » , lui répondit Clyde en sortant une petite flasque dont il avala une rasade 

Le reste de la route se passa dans un calme relatif. De temps en temps, Clyde et Marylin s’envoyaient des piques sans importance. Aucun d’eux ne s’adressa à nous. Carl gardait le nez baissé tandis qu’Allison regardait autour d’elle, l’air exalté, les joues roses. Elle se resservit en Snooze et commença à marcher en sautillant, l’air euphorique. 

J’avais moi-même le goût de la boisson qui s’attardait sur mes lèvres. Quand elle me tendit la bouteille, je secouai la tête. Les quelques gorgées que j’avais déjà absorbées me pesaient sur l’estomac. 

Nous gravîmes finalement la colline qui, je le savais, menait à la fameuse maison. Ironie, par ce temps venteux : le nom de la colline était « Tempête ». C’était une route en cul-de-sac, peu fréquentée. Les prairies en friche séparaient des maisons anciennes en mauvais état. Le quartier avait été autrefois cossu mais, pour une raison que j’ignorais, ses habitations avaient peu à peu été dépeuplées. Peut-être était-ce à cause de la réputation de la Maison de la Veuve. Ou peut-être à cause de l’ambiance du lieu ; il semblait retiré du monde, à l’écart de la ville, dont je voyais les lumières en contrebas. Même le bruit des voitures ne parvenait pas jusqu’ici. Seul le vent dans les arbres et les herbes hautes, les feuilles rêches traînées par les bourrasques sur le bitume fissuré, étaient audibles. 

Au sommet de la colline, la bâtisse la plus vieille, la plus tordue, était aussi célèbre ; il s’agissait de la fameuse Maison de la Veuve. Je l’avais vue de loin, en contrebas, car la colline était sur le trajet du bus qui menait à l’école. 

De ma banquette, je ne pouvais généralement pas distinguer grand-chose. Un rez-de-chaussée dont la pierre noircie supportait trois étages de bardeaux assombris par les intempéries, la pollution et peut-être même un incendie. Quelques hautes fenêtres, étroites et noires comme des meurtrières. Un toit complètement noir, aux arêtes acérées, aux angles pointus, qui rappelait, surtout au-dessus des quatre tourelles, les chapeaux de sorcière. Car bien entendu, la réputation du manoir tenait en ce qu’il aurait abrité une véritable sorcière, maléfique, puissante, fondatrice de la ville, mais aussi assoiffée de pouvoir et de sang… Perché sur son promontoire comme un oiseau de proie, l’antique bâtisse dominait ce bout de quartier abandonné depuis belle lurette, qu’elle ponctuait d’une note inquiétante. 

Tout le monde connaissait la Maison de la Veuve, avec ses volets défoncés, ses hautes vitres à travers lesquelles, disait-on, des fantômes de jeunes femmes prisonnières tapaient contre les vitres. Mais, disait-on, jamais personne n’en était sorti. Jamais personne n’y entrait non plus, d’ailleurs. 

Aujourd’hui, cependant, j’avais enfin l’occasion de la voir sous un nouvel angle. Enfin, « voir »… Seule la silhouette écrasante et torturée du manoir se distinguait vraiment, et encore, uniquement parce que les lumières de la ville brillaient en arrière-plan. 

Sans la moindre hésitation, Clyde et Marylin brandirent chacun une lampe torche. Ils évoluaient avec fluidité sur le sol accidenté, dur comme de la pierre. Il était évident qu’ils n’étaient pas en terrain inconnu. Nous atteignîmes une balustrade séparée du sol par trois marches. Il fallut éviter celle du milieu, complètement défoncée. Je n’avais jamais marché aussi lentement de ma vie ; sous mes pieds, je sentais presque les planches invisibles se disloquer. 

 

Notre évolution soulevait grincements et poussière ; de temps en temps, j’entendais un morceau de bois invisible dégringoler dans les fondations de la bâtisse.

Clyde s’interrompit face à la grande porte à doubles battants, à la peinture blanche écaillée. Chaque panneau comportait un trou hexagonal, là où autrefois, avait dû se trouver une vitre. Il se débattit un instant avec la poignée et finit par pousser l’un des battant avec précaution. Celui-ci s’ouvrit dans un grincement en raclant le sol. Des feuilles mortes et de la poussière s’engouffrèrent aussitôt dans l’antre noire qui se dévoilait à nous. 

Dans un réflexe commun, nous brandîmes tous nos téléphones portables, en activant la fonction « lampe de poche ». 

Notre évolution était encore plus lente qu’auparavant. Nous éclairions principalement le sol, j’y constatais de larges trous entre les planches rongées aux mites, à la couleur indéfinissable. Les lumières blanches de nos téléphones donnaient au lieu une allure fantomatique ; partout, la poussière saturait l’atmosphère. Mon nez me chatouillait et je clignais des paupières pour m’en débarrasser.

Je balayai plus largement les alentours avec mon téléphone ; l’éclairage dévoila des plafonds hauts, des encadrements larges qui donnaient sur des espaces pratiquement vides, à l’exception de déchets abandonnés par des squatteurs : canettes écrasées, morceaux de tissus et même une basket orpheline. Le sol de poussière avait été foulé ; on distinguait des tourbillons désordonnés dans la poussière. Cette maison n’était pas si abandonnée que ça ! Je me demandai en frissonnant si nous allions déranger quelque bande de sans domicile fixes inconnus et acariâtres. Le danger de la situation m’apparut tout à coup sous un jour nouveau. 

Cependant, aucun bruit ne trahissait une présence autre que la nôtre. Nous continuâmes notre examen, avançant pas après pas dans une espèce de vaste couloir d’entrée qui s’élargissait pour laisser place aux contours d’un grand escalier qui s’évasait vers le bas et menait à une mezzanine. 

C’est alors que je me figeai, imitée aussitôt par Carl et Allison. Il y avait quelqu’un au sommet de ce grand escalier. Une silhouette haute, silencieuse. Mon cœur rata un battement. Soudain, l’inconnu déploya ses bras… Des bras nappés de larges tissus qui bruissèrent et soulevèrent un nuage de poussière dans un effet théâtral. Prenant mon courage à deux mains, je laissai la lumière monter sur le palier et nous découvrîmes un amas de tissus, deux bras fantomatiques et, en lieu et place de visage… Un masque de sorcière en plastique, avec nez crochu et sourire édenté, qui éclata d’un rire rocailleux.

      - « Bienvenue dans mon aaaaantre, bande de crétins ! » Tonna une voix masculine et jeune… 

Marylin et Clyde éclatèrent d’un rire railleur. 

      - « Rob, t’es trop con, s’exclama Marylin en éclairant l’inconnu, j’ai failli pisser dans ma culotte… » 

Le prénommé Rob descendit les marches d’un pas lourd, sans prêter attention aux grincements inquiétants des marches qui ployaient sous son poids.  Il enleva son masque, dévoilant un visage carré aux lèvres minces et au nez épaté. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, brillaient dans la lumière de nos téléphones.

      - « Bienvenue, bienvenue, répéta-t-il en ouvrant les bras dans un geste théâtral, faisant valser des nuages de poussière tout autour de lui. Moi, c’est Robert. Et vous ? » 

Carl se racla la gorge. Il fut le premier à prendre la parole. Il semblait ne pas comprendre plus que nous ce qui se passait. 

      - « Je m’appelle Carl, et voici Allison et Cassandre… » 

Je ne réagis pas lorsqu’il prononça mon nom, mais Allison tenta un sourire. Carl quant à lui, avait l’air troublé. J’étais complètement mal à l’aise, mais à côté de moi, Allison fit un signe de la main en gloussant.  

Robert s’avança vers elle en se débarrassant de ses frusques sur les marches. Comme Marylin et Clyde, il était plus âgé ; il paraissait au moins 18 ans. 

Il lui saisit la main et l’embrassa comme un preux chevalier. 

      - « Venez gente demoiselle, que je vous dévoile mon humble demeure… » 

Déjà, Clyde et Marylin s’étaient dirigés d’un côté de l’escalier, où se découpait une ouverture. Robert, tenant toujours Allison euphorique par la main, s’y dirigea à son tour. Carl s’apprêtait à faire de même quand je le retins par le bras. 

      - « Qu’est-ce qui se passe ? C’est qui lui ? Qu’est-ce qu’on fait, là ? On l’a vue la maison, c’était nul et ils s’en fichent de nous, ils ne pensent qu’à boire de la Snooze… » 

Carl dégagea son épaule d’un coup sec. 

      - « Cass, tu casses l’ambiance. Ils sont cools ! Robert est juste un de leurs amis, c’est tout… Pourquoi tu réagis comme ça ? » 

      - « Pourquoi toi, tu réagis comme ça ? Répliquai-je en chuchotant, effarée. Ces gens sont débiles ! Je ne vois même pas pourquoi ils nous ont invité… On ne se connait pas, on n’est pas dans la même année… » 

Carl roula des yeux. Je remarquai qu’ils brillaient plus que d’habitude.

- « Cass, tu te casses trop la tête ! Relax ! » 

Puis il rigola. 

- « Cass, tu casses l’ambiance… Tu te casses trop la tête… T’as pas remarqué ? On dirait que t’es une vraie “casseuse” !  » 

Une voix retentit derrière nous. 

- « Vous venez ? » 

C’était Robert, dont la silhouette se découpait maintenant sur une faible lumière orangée. Carl me tourna aussitôt le dos pour le rejoindre. Je lui emboitai le pas à contrecœur.

Nous nous trouvions à présent dans un espace faiblement éclairé par des dizaines de bougies posées à même le sol et amassées sur un manteau de cheminée lézardé. Des toiles d’araignées s’accrochaient aux coins de la cheminée, aux murs, même au plancher défoncé, et frémissaient sous la chaleur des flammes minuscules. 

Au milieu de la pièce, sous un lustre à moitié arraché, je distinguais la silhouette des BB, affalés sur un fauteuil défoncé. Allison y était également assise, un peu en retrait, appuyée contre l’un des accoudoirs. Carl la rejoignit et se posta à ses côtés, debout, tandis que Robert s’affalait dans une espèce de pouf qui produisit un nuage de poussière en gémissant sous son poids. Je m’avançai, ne sachant où me mettre. Un petit baffle Bluetooth, bijou de technologie qui détonnait dans un endroit pareil, émettait une musique métal qui montait jusqu’au plafond invisible.

Robert saisit un pack de canettes de bières qui traînait à ses côtés et en fit rouler quelques-unes vers le canapé ; elles furent happées au passage par les larges mains de Clyde. Il ouvrit lui-même l’une des canettes et en engloutit une rasade avant de roter bruyamment.

      - « Prenez une bière », nous lança-t-il.

Cela sonnait plus comme un ordre qu’une offre. Mes amis imitèrent le geste de Clyde et saisirent les canettes qui roulaient vers eux. Dans la pénombre, je ne voyais pas l’expression de leurs visages. Je sentis l’une d’elles s’arrêter contre ma chaussure et me baissai également. À présent, Robert nous observait, silencieux, ses yeux formant deux gouffres noirs sur son visage découpé par les lueurs inégales des bougies. J’entendis mes comparses ouvrir leurs canettes et fit de même. Robert nous envoya un sourire étincelant et avala une nouvelle rasade de bière. 

      - « Alors, vous en pensez quoi, de la Maison de la Veuve ? » 

D’un geste du bras, il embrassa l’espace autour de lui. 

      - « Plutôt stylé non ? » 

Nous restâmes silencieux. J’entendis Carl avaler un peu de bière. Marylin gloussa.

      - « Relax les gars, y a pas de fantômes ici, si c’est ça qui vous fait peur. Le seul monstre du coin, c’est Rob !  » 

L’intéressé lui jeta sa canette presque vide en grognant. La botte compensée de Marylin jaillit et intercepta le projectile. La canette alla s’écraser contre le mur en répandant son contenu sur le sol blanc de poussière. L’adolescente gloussa de plus belle. 

      - « T’es pas sympa, grognasse. Sans moi, tu serais encore en train de t’emmerder chez ton père. 

      - « Hé, tu peux le remercier, mon père ! Le baffle est à lui… Je lui ai piqué. » 

Nouveau gloussement. Robert prit le temps d’ouvrir une deuxième canette et gratifia Marylin d’un toast imaginaire.

      - « Bien joué. » 

J’essayais de me détendre, pris une gorgée de bière. Après tout, ils ne faisaient rien de mal. J’étais même plutôt contente ; pas de fantôme, qu’une bande de nullos qui buvaient des bières dans un canapé défoncé. Carl se racla la gorge.

      - « Vous venez souvent ici ? » 

      - « Oh mais elle parle, la Binocle ! »  S’exclama Robert. «  Ouais, c’est un peu notre QG. Je viens pioncer ici quand mes vieux m’emmerdent. Ou quand l’école m’emmerde. Ou quand le monde m’emmerde. » 

      - « Bref, il est toujours ici », gloussa Marylin.

      - « Y a pas de mal à se faire du bien », éructa Robert.      

      - « En parlant de ça… » lança Clyde de sa voix traînante.

Je devinai qu’il fouillait dans les poches de son énorme imper. Il lança quelque chose que Robert saisit au passage d’un geste leste.

      - « Nice, bro », souffla-t-il en découvrant l’objet.

      - « Elle est super bonne, testée et approuvée. » 

Robert hocha la tête et fouilla dans ce qui semblait être un petit sachet en plastique qui contenait plusieurs cigarettes. Il sortit un briquet du sachet, alluma l’embout de papier et inspira une première bouffée. Il recracha ensuite une épaisse fumée blanche et poussa un gémissement d’aise en s’enfonçant davantage dans son pouf. Une odeur d’herbe, suffocante et épaisse, se mit à flotter dans l’atmosphère. 

      - « Je confirme, elle est bonne », dit-il d’une voix enrhumée avant de souffler un nouveau nuage fantomatique.

Avisant notre groupe de trois, il saisit son joint par l’embout et nous le tendit.

      - « Il est temps de passer à la vitesse supérieure, les petits potes. Pour rester, il faut souffler dans le ballon ! » 

Il éclata d’un rire gras, satisfait de sa boutade. 

      - « Allez, prenez ! »  Insista-t-il. 

Carl avança de quelques pas et saisit délicatement le joint entre ses doigts. Je ne fis rien, mal à l’aise. Je n’avais pas du tout envie de tenter l’expérience ; l’odeur de l’herbe m’irritait la gorge et les yeux. J’avais déjà la tête qui tournait et me sentais vaguement nauséeuse. J’avais envie de sortir de la pièce, de laisser le vent froid m’aérer les poumons et les idées.

Carl porta le joint à sa bouche et inspira timidement. Il partit d’une quinte de toux monstrueuse et faillit le laisser tomber. Robert se redressa prestement.

      - « Hé, fais gaffe la Binocle ! Si tu le fous par terre, je te casse la tête. » 

      - « Dé… Désolé », fit Carl entre deux quintes de toux. 

Je me pinçais les lèvres. La petite voix d’Allison s’éleva et exprima tout haut ce que je pensais tout bas.

      - « On devrait y aller… Je n’ai pas trop envie de fumer. » 

Une rumeur de protestations s’éleva aussitôt du canapé. 

      - « Restez, les petits choux » , lança Marylin d’un ton vaguement moqueur. « Robert, tu leur fous les jetons ! Garde ton herbe puante pour toi… » 

      - « C’est pas de l’herbe puante » , la corrigea Clyde d’un ton presque sévère, « c’est de la quali ! Si on arrive à l’écouler… » 

      - « Hé ! »  Le coupa sèchement Robert.

Un silence s’installa, lourd et inquiétant. Un non-dit gênant flottait dans la pièce au milieu des nuages de weed. J’avais plus que jamais envie de partir.

      - « On y va… »  lança-je en amorçant le geste de partir.

Allison se leva à moitié du canapé. J’aperçus son expression soulagée. Seul Carl resta immobile, le joint toujours entre ses longs doigts fins. Robert se leva lourdement, sa carrure impressionnante remplissant l’espace. Je remarquai pour la première fois qu’il portait l’un de ces blousons de cuir à l’effigie des “Aigles de Feu”, l’équipe de rugby du lycée privé de la ville. Voilà pourquoi je ne l’avais jamais vu ! Il n’était pas dans notre école. Ce blouson expliquait également sa silhouette particulièrement massive. Allison et moi nous interrompîmes dans notre élan.

      - « Carl ? » Soufflai-je.

Robert s’avança et passa son bras musculeux autour du cou maigre de notre ami, dont les épaules disparaissaient presque dans son étreinte. Il saisit le joint et en prit une bouffée qu’il recracha en l’air d’un air expert.

      - « Hé les gonzesses, faut pas vous inquiéter comme ça. Il ne va rien vous arriver et vous êtes absolument pas obligées de fumer si vous n’en avez pas envie. Mais votre petit pote ici, il a envie de s’amuser avec nous. On prendra soin de lui. D’ailleurs, j’ai un truc à vous montrer avant de partir… après, promis, on vous lâche. » 

Entraînant Carl avec lui, il passa devant nous et gagna l’obscurité de la cage d’escalier.

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