Le lundi suivant, j’ouvris les yeux sur un ciel d’un gris plombé parcouru de traits noirs. Un matin d’octobre typique. Le vent n’était pas retombé depuis la veille et les feuilles mortes rassemblées dans le jardin venaient s’écraser contre ma fenêtre en rafales régulières.
Sans me presser, je me glissai péniblement hors de mon lit, ramassai quelques vêtements au sol et les embarquai dans la salle de bain, à moitié endormie. Je la partageais avec mon frère, qui avait la sale habitude de s’y enfermer pour jouer au monstre devant la glace, jusqu’à ce que je doive hurler en tambourinant sur la porte, pour au moins avoir le temps de me laver les dents. Je m’enfermai soigneusement avant de prendre une rapide douche brûlante, les cheveux plaqués contre mon front.
Devant la glace de la pharmacie, durant ma toilette matinale, j’observai mon reflet d’un œil critique. Mes cheveux trempés descendaient de chaque côté de mon visage comme une nappe de pétrole et je sentais des gouttes d’eau détremper mon t-shirt. Je me demandai vaguement si j’allais vraiment ressembler tant que ça à ma mère quand je serais grande ; tout le monde me disait que j’étais son portrait craché, excepté pour les yeux. J’avais sa mâchoire étroite, sa peau pâle et bien sûr, ses cheveux d’un noir d’encre, épais et lisses. Je me demandais si elle avait des taches de rousseur sur le nez elle aussi, quand elle avait mon âge. Et quand je vieillirais, devrais-je porter des lunettes ? J’espérais bien que non.
Bientôt, ce fut au tour de Jonathan de tambouriner à la porte. Je lui ouvris dans un nuage de vapeur et lui laissai la place avant de descendre les marches quatre à quatre vers la cuisine.
Mon père y était installé, debout près du comptoir, sirotant une tasse de café en étudiant l’un de ses éternels plans.
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« Salut papa ! » M’exclamai-je en ouvrant le frigo.
Il avala sa gorgée de café et m’observa d’un œil totalement vide pendant une poignée de secondes.
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« Oh ! Pardon ma chérie, j’étais ailleurs. Tu as bien dormi ? »
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« Oui super… Et toi ? » Demandai-je en saisissant une bouteille de jus d’orange dans la porte du frigo.
Á voir sa mine cernée, pas vraiment.
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« Très bien, répondit-il rapidement, ses yeux papillonnant déjà sur le plan étalé sur le comptoir. « Oh, n’oublie pas que tu dois prendre le bus avec ton frère, cette semaine », ajouta-t-il en finissant son café.
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« Quoi ? Mais… Il n’est pas prêt, je vais rater le bus ! »
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« On en a déjà parlé, Cass, nous t’avions prévenue… Maman et moi allons être très occupés par le travail, on ne saura pas l’emmener en voiture à l’école. C’était convenu ! »
« Convenu »… Si seulement. Je me rappelai vaguement d’une conversation, quelques jours plus tôt, mais je n’avais pas vraiment eu voix au chapitre !
Tapotant ses poches à la recherche de ses clés, papa déposait déjà sa tasse dans l’évier.
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« Écoute, je dois y aller, maman m’attend déjà au bureau. Tu t’assures que ton frère arrive à l’école en un seul morceau, ok ? Tu l’emmènes à l’école en bus et tu ne le quittes pas d’une semelle tant qu’il n’est pas entré dans la cour. Tu fais ça pour nous ?
Sans attendre ma réponse, il me prit le visage entre les mains et déposa un bisou sonore sur mon front.
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« Super. Tu es un ange. A ce soir ! »
Une seconde plus tard, j’entendis la porte claquer. Je passai la main sur mon front en grimaçant. J’en avais marre de jouer les baby sitters !
Une demi-heure plus tard, nous étions dans le bus. Pas celui que j’aurais dû prendre, évidemment. A côté de moi, Jonathan s’agitait sur son siège, absorbé par un jeu vidéo. Quant à moi, j’avais appuyé ma joue contre la vitre glacée du véhicule, essayant de ne pas songer à Carl et Allison, qui étaient probablement en train de m’attendre devant l’école, se demandant ce qui m’était arrivé, partageant les bonbons que nous nous divisions d’ordinaire en 3.
Le bus emprunta son itinéraire habituel, traversant les vieux quartiers résidentiels qui avaient abrité mon enfance, avec leurs grandes maisons traditionnelles aux murs de briques rouges ou de pierres, leurs jardins aux arbres nus et à l’herbe tapissée des feuilles rouges, oranges et brunes.
Malgré la grisaille et le froid, j’aimais l’automne. La saison me donnait envie de croire aux loups-garous, aux sorcières, aux esprits… La nature se recroquevillait sur elle-même comme une fleur qui se fane, s’assombrissait pour entrer dans un long sommeil et l’obscurité gagnait peu à peu du terrain. C’était le temps des longues soirées au chaud, des roulés à la cannelle, des plaids que l’on sortait du coffre du salon pour s’y envelopper avec délice…
La nuit, dans mon lit, j’écoutais le vent qui soufflait dans les faîtes du toit en produisant un sifflement plaintif. Ce son m’emplissait d’aise ; on aurait dit les gémissements d’un fantôme mélancolique.
J’aurais aimé croire aux fantômes ; mais si j’y avais cru, aurais-je pris autant de plaisir à écouter le vent, ou me serais-je au contraire recroquevillée d’épouvante ? J’avais adopté un état d’esprit agnostique bien pratique. Je me complaisais dans les histoires d’horreur, de sorcières maléfique, d’esprits surnaturels, que ce soit au travers des films, des livres que je lisais, ou des jeux de vidéo dont j’étais une grande consommatrice. D’un autre côté, je me disais que tout cela n’était pas réel. Ce n’était que des effets spéciaux et du folklore ; juste assez pour me donner de délicieux frissons tout en me laissant dormir sur mes deux oreilles.
Le soupir du bus qui freinait devant le lycée me tira de mes rêveries. Autour de moi, les élèves se levaient déjà en rassemblant leurs affaires, se pressant hors de l’habitacle. Je m’interrogeai une seconde sur cet empressement, avant de me rappeler que nous n’étions pas dans mon bus habituel. J’allais être en retard ! Je bousculai Jonathan, toujours absorbé par son jeu vidéo, pour qu’il se bouge.
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« On y est ! Dépêche-toi Minus, on va louper le début des cours ! »
Jonathan grommela un « j’ai pas envie » et croisa mon regard furieux avant de ranger sa manette et de me suivre. Arrivés sur le trottoir, je m’arrêtai au milieu du flot d’élèves et me retournai sur lui.
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« C’est ici que nos chemins se séparent, Minus. Maman vient te chercher ce soir. Et si tu me refais le même coup demain, je te réveille avec un sceau d’eau glacée ! »
Je ne prêtai même pas attention à sa réponse et me détournai. Le lycée municipal de Greenwood, la « ville au bois vert », était couronné d’un fronton de pierre et de briques sur lequel se détachait son nom gravé, entouré de deux silhouettes minimalistes de sapins. On aurait dit une enseigne de camp de vacances. La ville devait son nom à l’immense forêt qui, un jour, l’avait cerclée de toutes parts. Aujourd’hui, encore vaste, elle était néanmoins grignotée par les nationales, les parkings et les nouveaux quartiers en construction.
En-dehors de ce petit effort de style, le lycée était un bâtiment tout à fait ordinaire ; de la brique écarlate, une large pelouse où l’on avait disséminé des bancs, quelques chênes et puis, une cour qui menait au parking, à gauche du bâtiment. La tête rentrée dans les épaules à cause de la pluie, je me dépéchai de franchir la porte à doubles battants et me retrouvai dans un large couloir aux murs tapissés de casier. Tout de suite à droite, le bureau de la surveillante, Mme Kerel, était stratégiquement situé pour lui permettre de surveiller les allées et venues des élèves. Et bien sûr, de noter les retardataires…
La cloche sonnait au moment où mes orteils se posèrent sur le carrelage du couloir, je n’étais donc, techniquement, pas encore en retard. Pourtant, sa voix cinglante m’accueillit.
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« Mademoiselle Wealhaggler ! En retard ! Dépêchez-vous si vous ne voulez pas me retrouver en retenue ce soir ! »
Je hâtai le pas en hochant la tête, après avoir jeté un coup d’œil faussement contrit à la silhouette sèche de la surveillante, comme toujours cinglée dans un tailleur à la couleur détonante – cette fois, un rose pelucheux.
Jonathan avait de la chance ; les cours élémentaires se donnaient dans une autre aile du bâtiment et surtout, ils commençaient un poil plus tard. Il aurait même le temps de jouer un peu avec ses amis. J’espérai vaguement qu’il avait trouvé son chemin tout seul… Puis je haussai les épaules ; ce n’était plus un bébé ! Il était temps qu’il apprenne à se débrouiller.
A bout de souffle, je parvins à me glisser dans la classe de math au moment où monsieur Wilmart, grand chauve au nez crépusculaire, fermait la porte. J’entendis à peine sa remarque acerbe claquer dans l’air et me glissai, soulagée, à la table voisine de celle qu’occupaient Carl et Allison.
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« Ben alors, où est-ce que tu étais ? » Me murmura Allison, qui paraissait encore plus menue qu’à l’ordinaire, dans son legging noir et son énorme doudoune rose à poils.
Elle avait également surmonté ses cheveux en désordre d’un bonnet fuchsia aux oreilles d’ours.
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« Rien d’important », marmonnai-je, « mon frère a encore fait des siennes… Je vais devoir prendre le bus toute la semaine avec lui et il traîne. Mes parents sont occupés… »
J’avais dit ce dernier mot d’une voix si acide, qu’il était étonnant qu’aucun citron ne soit sorti de ma bouche.
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« Ils ont l’air vachement occupés en ce moment, tes parents », nota Carl tout en continuant de fixer monsieur Wilmart, qui s’était lancé dans des explications compliquées à propos d’un tableau et de deux arcs de cercles.
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« Ouais, j’en ai marre.. »Lâchai-je, heureuse de me confier. « Ils n’ont que le boulot en tête, ils ne sont jamais là et je dois me coltiner le raton en permanence. »
Le « raton » était le charmant surnom que nous donnions à mon frère entre nous.
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« C’est à cause de ce cabinet qu’ils ont racheté », expliquai-je. « Ils avaient un associé mais il a décidé de vendre ses parts. Du coup ils ne sont plus que deux à gérer tous les clients et apparemment, ils doivent s’occuper d’un projet d’un complexe d’appartements… Bref un gros truc, et le client n’est jamais content. Ils passent leur temps à ramener des plans à la maison. J’en ai même trouvé un dans les toilettes ! »
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« Ma pauvre, compatit Allison. « Moi, j’aimerais bien que mes grands-parents me lâchent la grappe. Mammé est toujours derrière moi ; « Alli, tu veux un jus de fruit ? » « Alli, tu ne vas pas sortir à cette heure ! » « Alli, ne reste pas dans ta chambre, vient lire avec Papé et moi ! »
Mammé et Pappé étaient les surnoms affectueux qu’elle utilisait pour désigner ses grands-parents. Je la contemplai en essayant de m’imaginer ce que je ressentirais, si mes parents étaient aussi attentionnés. Probablement qu’au début, ça me ferait plaisir (surtout s’ils me servaient du jus de fruits), mais je m’enfermerais à double tour dans ma chambre après quelques jours.
Carl remonta ses lunettes sur son nez.
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« Moi j’ai la belle vie », clama-t-il. « Mes parents sont tellement occupés avec le reste de la marmaille qu’ils me fichent la paix. Et j’ai le grenier pour moi tout seul ! »
Malgré ses airs bravaches, je savais que ce n’était pas tout à fait vrai. En tant qu’aîné d’une fratrie de 6, Carl devait être de corvée baby sitting au moins autant que moi. Ses parents, toujours débordés, lui confiaient souvent des tâches ménagères comme la préparation des repas de la famille, le débarras des ordures, l’entretien du jardin... il s’en plaignait assez pour que je ne gobe pas ses paroles. D’un autre côté, il avait aussi pu aménager son grenier en chambre, ce qui lui avait donné un vaste espace à lui tout seul. Ça, c’était plutôt cool !
Mr Wilmart nous interrompit dans notre conversation. Par chance, il décida d’envoyer Carl au tableau, un exercice auquel celui-ci se prêta avec plaisir. Après avoir résolu les exercices sans commettre aucune erreur, il revint vers nous, les joues roses.
Les heures de cours passèrent les unes après les autres et nous ne reparlâmes pas de la Maison de la Veuve jusqu’au temps de midi.
Sur le chemin qui menait à la cantine, je remarquai deux silhouettes dégingandées, reconnaissables entre toutes, qui fendaient la foule à contre-courant. Les BB étaient de sortie.
Nous nous arrêtâmes machinalement, les fixant lorsqu’ils passaient, comme la plupart des élèves. Les deux adolescents promenaient autour d’eux une espèce d’aura de rébellion ; ou peut-être cette impression venait-elle de l’odeur d’herbe qui les accompagnait en permanence. Parce que Carl s’était apparemment acoquiné avec eux, je me permis de les examiner avec plus d’insistance, cette fois.
La fille, Marylin, portait un long jean aux bords déchirés qui battaient le sol autour de ses chaussures de l’armée effritées. Sa silhouette filiforme flottait dans un gilet deux fois trop grand et ses cheveux de paille, qui lui tombaient sur les épaules, étaient aplatis par un large bonnet noir. Elle portait des lunettes rondes aux verres fumés, à la Elton John. Son look négligé n’arrivait toutefois pas à masquer totalement le fait qu’elle était très jolie, avec son visage à la peau lumineuse, ses lèvres roses et rondes et ses traits réguliers.
Le garçon, Clyde, se tenait un peu voûté, comme s’il avait trop vite grandi. Il était vêtu d’un large imper à motifs écossais – ou diable avait-il trouvé une pièce pareille – et avait passé la capuche de son sweat noir par-dessus. Comme Marylin, il portait des Doc Martens usées, dont les lacets ouverts pendaient de chaque côté de ses chevilles.
Lorsqu’ils passèrent à notre hauteur, Carl fit mine de leur parler, mais ils l’ignorèrent superbement. Mon ami interrompit son geste, la mine dépitée. J’enfonçai le clou.
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« Franchement Carl », c’est avec eux que tu as envie de passer la soirée d’Halloween ? Ils sont craignos ! »
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« Non, non, rectifia ce dernier, ils sont cools ! Ils ne m’ont pas vu, c’est tout… Je crois qu’ils se donnent un genre dans le lycée. Quand je leur ai parlé, ils m’attendaient dehors et ils étaient beaucoup plus sympas ! »
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« Moi j’adore leur look ! » Se réjouit Allison, louchant sur le bonnet de Marylin, qui lui donnait 10 bons centimètres supplémentaires.
Allons bon, voilà qu’elle s’était trouvée un nouveau modèle de mode ! J’espérai qu’elle n’allait pas aller jusqu’à afficher la mine revêche de la jeune fille.
La semaine se passa sans encombre majeure, si ce n’est que je ratai encore deux fois le bus à cause de Jonathan. J’échappai de justesse aux heures de colle et j’étais en joie lorsque je le lâchai pour la dernière fois sur le trottoir, le vendredi. Enfin !
Ce soir-là, au dîner, j’avais du mal à contenir mon impatience à la maison. Demain, c’était Halloween !
Toute la semaine, j’avais senti autour de moi l’effervescence des préparations. Halloween, à Greenwood, c’était un peu comme Noël : les devantures de magasins se paraient de décorations spéciales, les commerçants organisaient des promotions sur les bonbons et le sang synthétique... Les fausses toiles d’araignée avaient même envahi les allées du supermarché, elles s’enroulaient autour des feux rouges et des portes du lycée en voiles frissonnants et fragiles.
Une tournée des bonbons était également organisée par l’école ; des groupes d’enfants encadrés par des parents volontaires sillonnaient la ville. Je repensai, en mangeant mes spaghettis, aux soirées passées en compagnie de mes propres parents, quand j’étais plus jeune. Jonathan était encore tout petit à l’époque, facilement effrayé par les costumes d’ogres et de sorcières. Ils venaient me chercher à la sortie de l’école, déjà déguisés, tout comme moi ; en primaire, le dernier jour avant le week-end d’Halloween, tous les enfants venaient en costume.
D’ailleurs, Jonathan avait arboré toute la journée un costume de loup garou et avait quitté à son masque à contrecœur pour manger. Je réalisai soudain qu’il n’aurait pas le plaisir de faire la tournée des bonbons en famille, comme moi à son âge, puisque mes parents ne seraient pas là.
Est-ce qu’il s’amuserait autant avec Tante Nat’ et moi ? Cela faisait deux ans que je faisais la tournée des bonbons avec Carl et Allison, tandis que lui partait avec les parents. Nous étions à présent assez grands pour nous amuser de notre côté et sans doute même, pour faire autre chose que la tournée des maisons. Pourtant, nous nous amusions toujours autant à nous gaver de sucre et à nous déguiser.
Cette année pourtant, ce serait bien différent.
Après le repas, j’étais de corvée vaisselle. Jonathan fila aussitôt le dîner fini et j’empilai les assiettes sales dans l’évier rempli d’eau chaude. Je ne le disais pas trop fort, mais faire la vaisselle ne me déplaisait pas. J’aimais sentir les bulles de savon s’écraser sous mes mains, l’eau chaude me réconfortait. Je trouvais cela relaxant.
Face à moi, la fenêtre qui donnait sur le jardin formait un carré complètement noir dans lequel une version plus sombre et fine de mon visage se reflétait. Mes yeux semblaient sans fond, presque menaçants. Je sursautai brusquement lorsqu’un deuxième visage fantomatique se montra ; maman m’avait rejointe.
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« Je ne t’avais pas vue ! » M’exclamai-je, les mains dans l’eau.
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« Halloween c’est demain ma choupinette », répliqua ma mère d’un ton amusé, chassant la mousse qui s’était logée dans mes cheveux.
Cela faisait longtemps qu’elle ne m’avait pas appelée ainsi. Je continuai la vaisselle sans répondre, tandis qu’elle s’emparait d’un torchon propre et le passait sur les assiettes humides.
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« Tante Nat’ arrive demain en fin de matinée », commença-t-elle. « Nous serons probablement déjà partis, il faudra donc que tu sois levée lorsqu’elle arrive. Je peux compter sur toi ? »
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« Comme toujours », grommelai-je.
Occupée à éponger un plat, maman interrompit brièvement son geste.
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« Je sais que ce n’est pas une période facile pour toi », déclara-t-elle d’une voix adoucie. « Tu as tes copains, tu voudrais plus de temps libre…
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« Ce n’est même pas ça », l’interrompis-je d’un ton plaintif. « Je voudrais simplement que vous ne me demandiez pas tout le temps de surveiller Jonathan. J’en ai marre ! J’ai dû gâcher mon samedi soir pour le surveiller, je suis arrivée trois fois en retard à l’école cette semaine à cause de lui… »
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« Je sais, je sais », répondit maman sur un ton d’excuse.
J’en fus surprise. Elle n’avait jamais employé ce ton avec moi. Maman est plutôt directive.
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« C’est compliqué pour papa et moi en ce moment, au travail. Nous travaillons sur le plus gros projet auquel nous avons jamais eu l’occasion de participer. C’est une chance énorme, mais c’est aussi beaucoup de pression… Ce qui nous laisse malheureusement moins de temps qu’avant. Je suis désolée que ça se répercute sur toi. Mais ce n’est que pour un temps, d’accord ? Dans quelques mois, tout reviendra à la normale. En attendant, c’est vrai que nous avons besoin de pouvoir compter encore un peu sur toi pour surveiller ton petit frère. »
Je hochai la tête, la mine sombre. Maman revint à ses moutons.
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« Demain, donc, tu devras accueillir Tante Nat’. Et… Ne sois pas surprise si elle est un peu fragile ces temps-ci, c’est aussi une période difficile pour elle. Je compte donc sur toi pour faire preuve de tact, d’accord ! Aide-la avec Jonathan. Demain soir, vous allez donc ensemble faire la tournée des bonbons ? »
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« Oui, oui… J’ai dit à Carl et Allison que je n’irais pas avec eux cette année. Mais je peux les retrouver après, d’accord ? »
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« Après ? » demanda maman, l’air soupçonneux.
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« Vers… 22 heures ? »
Maman se donna une seconde de réflexion et hocha la tête.
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« Je suppose que tu as largement mérité de passer un peu de temps avec tes amis. Je sais que cette soirée est particulièrement importante pour toi et que tu aurais préféré en profiter avec eux. Mais tu rentres à minuit, d’accord ? Une permission exceptionnelle pour une soirée exceptionnelle », conclut-t-elle en me faisant un clin d’œil.
Elle savait bien entendu à quel point j’aimais Halloween. J’abondai dans son sens en sentant une pointe de remords me serrer le cœur.
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« Sans problème. »
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« On reviendra probablement en fin de journée dimanche. »
La vaisselle était propre et sèche. Je rinçai l’évier et posai l’éponge humide sur son rebord avant de me frotter les mains sur mon jean. Soudain, je me rappelai.
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« Oh ! Et… Allison dort demain chez nous, tu te rappelles ? »
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« Oui, c’est vrai ! J’avais oublié. Et bien… Vous rentrerez à deux alors. Raison de plus pour être à l’heure ! Je ne veux pas que ses grands-parents s’inquiètent. »
La vaisselle terminée, j’envoyais quelques SMS à Allison pour qu’on s’organise. Je n’arrivais pas à me débarrasser d’un sentiment désagréable, mélange de doutes et d’anxiété à l’idée de faire une telle entorse aux règles. Mais finalement, maman l’avait elle-même dit : c’était une soirée exceptionnelle !
Ma nuit fut plutôt courte, j’étais trop excitée à l’idée de ce qui m’attendait le lendemain matin. Je passai mon temps à me tourner et me retourner dans mon lit, contemplant mes posters de rock, examinant la lune se refléter sur une tête de mort qui pendait de mon lustre. Le lendemain pourtant, je me levai fraîche et pimpante, impatiente et enthousiaste, plus tôt même que d’habitude.
Ce réveil dès potron-minet me laissa tout le temps de me détendre sous une cascade d’eau brûlante. Je pris même le temps de choisir ma tenue : un t-shirt d’un de mes groupes préférés, « The Gang of the Fangbangers », couronné d’une tête de vampire aux canines maculées de sang, sur un jean noir troué et des converses. Je terminai mon look par une touche de khôl qui accentuait l’éclat de mes yeux foncés, puis m’examinai dans la glace, satisfaite. J’étais prête à attaquer la journée en beauté.
Il fallut tout de même que Jonathan émerge pour l’emmener avec moi en ville, tandis que les parents se débattaient avec leurs valises ; nous devions tous les deux nous acheter un nouveau costume pour ce soir, ainsi que des bonbons à distribuer aux enfants du quartier. Quelques minutes en bus nous emmenèrent dans un centre-ville en effervescence.
Partout, on avait sorti les citrouilles sculptées, les balais et les chapeaux pointus ; des brouettes en bois remplies de paille accueillaient de faux squelettes, des stickers de sorcières chevauchant un balai étaient collées aux fenêtres et se découpaient en minuscules silhouettes.
Nous remontâmes la rue principale, particulièrement chargée en décorations. On avait étendu des guirlandes d’un bout à l’autre de l’avenue, elles formaient un curieux entrelacs de drapeaux oranges, verts et noirs, en triangles. Les lampadaires avaient été habillés de fausse toile d’araignée, des voiles massacrés à la cisaille couvraient les boîtes aux lettres et les pots de fleurs.
Chaque vitrine y allait de son activité, de sa promotion spéciale ; les cafés et les bars proposaient des cocktails aux couleurs psychédéliques. Le grand parc communal était devenu une véritable foire, où l’on retrouvait de nombreuses activités traditionnelles : attrapé de pommes avec la bouche, concours de mangeur de tartes, maison hantée, tir à la sorcière, grimage, foire aux « monstres » (des volontaires, qui se déguisaient à l’aide de toile fourrée de paille pour avoir l’air bossus, obtenir un corps mi-humain, mi-chèvre…).
Nous entrâmes, non sans difficulté, « Aux Déguisements d’Huggys », une petite boutique qui vendait de chouettes déguisements à petit prix. Huggys était un homme débonnaire à l’embonpoint impressionnant, engoncé dans des t-shirts qui faisaient concurrence aux miens. Il me salua d’un signe de main, occupé à servir une famille à la caisse.
Je me retins de soupirer face au cataclysme qui avait déjà bouleversé le magasin. Comme chaque année, nous arrivions trop tard. Les rayonnages étaient dévastés, des piles de déguisements gisaient sur le sol, les clients se bousculaient, essayaient les robes et les tuniques par-dessus leurs vêtements, sans prendre la peine de faire la file devant l’unique cabine d’essayage. Cela sentait le pétrole du tissu bon marché, l’odeur grasse du maquillage de fêtes foraine et la porte donnant sur la rue, ouverte sans cesse, apportait de l’extérieur des parfums de pomme au caramel et de frites, vendus à la foire toute proche.
Je m’emplis les poumons de ce parfum divin. Dieu, que j’aimais Halloween ! Jonathan avait déjà disparu dans un rayonnage de capes. J’aurais bien voulu le laisser explorer les déguisements de son côté, mais je ne pouvais pas prendre le risque de le perdre aujourd’hui. Je le rattrapai par l’épaule avant qu’il ne se noie dans la soie synthétique et le guidai vers le rayon des pirates, mais il protesta.
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« Nan, je serai un zombie cette année ! »
Je haussai les sourcils, puis souris. Pourquoi pas ? Moins d’une demi-heure plus tard, nous sortîmes, avec dans un sac notre panoplie de morts-vivants, ainsi que d’énormes paquets de bonbons qu’Huggys vendait en vrac. Nous étions tous les deux ravis. Je m’arrêtai au stand de pommes et nous en achetai une chacun, que nous dégustâmes en déambulant dans la rue. Le temps était exceptionnellement ensoleillé aujourd’hui, il faisait presque chaud. Nous nous assîmes à l’arrêt de bus et je savourai ce moment de quiétude avec mon petit frère, si rare .
Entre deux bouchées de pomme, il me parlait avec enthousiasme, le nez barbouillé de caramel, plissant les yeux, ébloui par le soleil. Ses jambes balançaient en cadence par-dessus le banc en plastique.
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« On ira d’abord chez la vieille Figgs, hein, la grande maison jaune ? Elle avait plein de chocolat l’année passée ! Hé, tu crois que tante Nat’ sera d’accord pour qu’on mange tous les bonbons d’un coup ? Tu crois qu’elle sera déguisée ? »
Je ne pus m’empêcher de sourire.
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« Probablement, tête de pomme. »
J’enlevai une coulée de caramel qui s’accrochait à son menton. Jonathan m’adressa un sourire plein de filaments, digne du zombie qu’il allait bientôt devenir. J’éclatai de rire et nous montâmes dans le bus, nous affalant, soulagés, sur l’une des banquettes libres.
La journée passa à toute vitesse. Tante Nat’ arriva juste après notre dîner, enveloppée dans son manteau rouge, charriant avec elle un gros sac en plastique qui contenait vraisemblablement une tenue de sorcière. Elle n’avait plus rien à voir avec la jeune femme au regard triste et aux yeux gonflés qui avait éclaté en sanglots dimanche dernier. Pimpante, les joues rouges, elle ressemblait à la tante Nat’ dont nous avions l’habitude, blaguant avec les parents, faisant mine de voler le nez de Jonathan entre son index et son pouce…
Les parents nous observaient tous les trois, nous chamaillant dans le salon, tandis que nous remplissions des saladiers de bonbons à destination des enfants qui sonneraient à la porte ce soir. Ils offraient un curieux contraste avec l’atmosphère de fête, tous les deux cinglés dans des impers beiges, la mine fatiguée, les bras chargés de dossiers, souriant malgré tout.
Finalement, après une énième volée d’instructions à destination de ma tante – et indirectement, de moi- ils claquèrent la porte d’entrée. Jonathan se précipita à la fenêtre pour les regarder partir. Nat’ et moi profitâmes de ce soudain silence pour soupirer ensemble dans le canapé avant d’échanger un sourire complice.
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« La nuit est à nous ! » S’exclama Nat’ en tapant dans ses mains. « Jonnie, va enfiler ton déguisement, Cass, idem ! On se retrouve dans le salon, habillés de pied en cape. »
Je hochai la tête et disparu dans ma chambre à la suite de Jonathan, qui grimpait les marches à quatre pattes.
Mon déguisement était aussi simple qu’efficace : un jean et un sweat-shirt maculés de fausse terre et de substances verdâtres qui luisaient dans l’obscurité, ainsi qu’un kit de maquillage et des instructions pour se faire une vraie tête de morte-vivante. Je réalisai même celui de Jonathan, qui ne bougea pas d’un cil. Une fois grimés, nous descendîmes dans le salon pour retrouver Nat’, plantureuse dans une robe noire et cintrée, les lèvres et les yeux charbonneux, ses cheveux, laissés libres, flamboyant sous un large chapeau pointu. Dans une main, elle tenait un balai de branchages, avec lequel elle nous menaça en ricanant. Dans l’autre, un panier en plastique en forme de citrouille, qu’elle tendit à Jonathan.
Nous nous élançâmes dans la rue, qui comme chaque année à cette heure-ci, était parcourue de groupes d’enfants qui s’époumonaient à chaque porte : « Trick or Treat ? », recevant une poignée de bonbons, des caramels, des chocolats, voire même, s’ils tombaient sur un fin cuistot, des biscuits maison.
Le soir était déjà tombé, mais les lampadaires éclairaient généreusement les allées. Chaque maison était parée d’artifices, on avait planté dans les jardins de fausses pierres tombales, des squelettes en plastique étaient épinglés aux portes d’entrée et lorsqu’on passait devant certains portiques, de petits baffles crachotaient un rire démoniaque. Sans compter les citrouilles sculptées, un domaine dans lequel mes voisins se livraient une compétition acharnée. Petites, rondes, énormes, larges, oeuvres d’art soigneusement ouvragées ou amoncelées comme une armée diabolique, elles contribuaient presque à l’éclairage général tant elles étaient nombreuses. L’une avait l’air malicieux, l’autre arborait un sourire édenté, celle-là était carrément effrayante, une autre montrait un faciès hargneux... Autant de visages dessinés par les flammes des bougies, destinés à éloigner les esprits malins venus s’aventurer trop près du monde des hommes, en cette nuit où le voile entre vivants et morts était, d’après la légende, aussi fin qu’un rideau de fumée.
Je tournai un regard triste vers notre maison, peu agrémentée cette année. Seules les deux citrouilles que nous avions sculptées plus tôt dans la semaine, Jonathan et moi, donnaient à voir leur visage démoniaque, tremblotant à la lueur des flammes. Enfin, la mienne avait l’air mesquin, avec son sourire en dents de scies, tandis que celle de Jonathan présentait une bouche lisse et un œil plus grand que l’autre.
Nous passâmes près de deux heures à cheminer lentement, maison après maison, lançant à notre tour le fameux « Trick or Treat ! » de rigueur. Autour de nous, les familles déguisées étaient nombreuses et évoluaient tout aussi lentement. Là, c’étaient deux générations de vampires, dont le plus jeune gazouillait dans un berceau, décoré de chauves-souris pour l’occasion. Ici, une coccinelle et un potiron sur pattes tenaient chacun la main de leurs parents, déguisés en Morticia et Gomez Adams.
Il y avait aussi des bandes d’adolescents, de mon âge ou même plus vieux, souvent déguisés plus sommairement. L’un s’était grimé en téléphone portable, avec un costume de carton-pâte carré, d’où sortaient ses bras et ses jambes, et une antenne en papier alu sur la tête. Il y avait évidemment, comme chaque année, beaucoup de sorcières, des démons de toutes sortes, des fées, des loups garous, d’autres morts-vivants, que nous saluions d’un « aaaaarggghh » plaintif en levant mollement les mains. Et bien sûr des lutins, des sirènes, des héros Disney, d’autres personnages célèbres : Mae West, Marylin Monroe, le président Roosevelt, Dingo… L’effet était plutôt saisissant, bien qu’un peu bizarre.
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« Celui-là, il n’a pas peur d’avoir froid ! » commenta tante Nat’, la main sur la bouche, tandis que nous lorgnions un homme adulte seulement habillé d’un lange et d’un hochet.
Enfin, même Jonathan l’hyperactif commença à se fatiguer. Ses yeux brillaient, il avait mal aux pieds et surtout, il devenait difficile de l’empêcher de chiper les bonbons récoltés pour les manger sur place. Nous prîmes le chemin du retour et nous nous laissâmes tomber dans les fauteuils. J’avais les pieds endoloris. Dire qu’il me restait encore au moins 30 minutes de marche à faire aujourd’hui ! Je jetai un œil à l’horloge. Plus qu’une demi-heure avant mon départ.
Jonathan avait déjà déversé son butin sur la table du salon ; Nat’ et moi firent de même, jusqu’à ce qu’un monceau d’emballages multicolores envahisse toute la surface disponible.
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« On mange tout ? » proposa aussitôt Jonathan, bien réveillé cette fois.
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« Tes parents vont me tuer » répondit Nat’.
Assise sur le sol face à la table, elle déballait déjà un caramel. J’allais nous chercher des sodas et revins pour les retrouver avachis devant la télévision, assis sur l’épais tapis de sol, face à un remake de la nuit des morts vivants. Peuh ! L’original avait bien plus de style. Je les rejoignis néanmoins et laissai fondre un chocolat bon marché dans ma bouche.
Malgré la douce torpeur dans laquelle m’avait rapidement plongée notre orgie de sucre, je gardai un œil sur l’horloge du salon. 10 minutes avant 11 heures, je trouvai enfin la volonté de me lever et me rendit à l’étage pour me débarbouiller et enfiler les vêtements que j’avais portés toute la journée. Je m’enfonçai dans mon sweat-shirt le plus chaud et glissai mes pieds dans mes Doc Martens réparées au chatterton.
Descendant les escaliers, je fis un signe de la main à tante Nat’.
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« J’y vais ! Ne m’attendez pas ! »
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« Tu rentres à l’heure, d’accord ? »demanda-t-elle de loin, l’air ensommeillé.
Je hochai vaguement la tête, m’enveloppai dans mon manteau, relevai la capuche de mon sweat-shirt et m’enfonçai dans la nuit venteuse en claquant la porte derrière moi, résolue.
Allison m’attendait sur le trottoir d’en face. Elle me parut encore plus pâle qu’à l’ordinaire. Ses deux couettes hautes se balançant de chaque côté de son visage, elle portait un jean déchiré bleu clair, un sweat-shirt vert à cœurs roses et des baskets compensées également ornées de cœur, ainsi qu’un énorme sac à dos qui devait probablement contenir la moitié de sa penderie.
Après un bref salut, nous nous mîmes à marcher d’un bon pas, nous amusant à imaginer ce qui nous attendait dans cette « maison hantée ».