La maison de thé

Par MarineD

Mon cher Tobi,

J'aimerais que tu nous écrives davantage, et surtout que tu nous fasses part de tes progrès. Cette lettre de la guérisseuse Bara qui m'annonçait que tu reprenais enfin des forces m'avait transportée de joie. Mais depuis, vous êtes l'un comme l'autre si avares de détails ! Es-tu confiant à l'idée de marcher à nouveau ? ou est-il encore trop tôt pour l'espérer ? Je rêve que tu puisses retrouver l'usage de la magie, tu étais si à l'aise avec un orbe en main. Comment est l'été, au pied des montagnes ? J'espère que le temps te permet de profiter de l'air extérieur, et que tes promenades sont aussi agréables que celles que nous faisions ensemble sur le domaine.

J'aurais voulu moi aussi t'apporter des nouvelles fraîches de Ferris, mais ici les jours se succèdent, tous identiques au précédent. Ton père s'inquiète de l'avenir du chantier naval depuis que Roan souhaite revoir les termes de la provision en carburant tangique. Il n'est désormais plus le premier à grogner contre la duchesse de Ryû. Miriane n'a pas encore pu postuler à l'hospice des Sérénades, cependant je l'ai trouvée en meilleure forme la dernière fois que je l'ai vue. J'espère de tout cœur que le retour des jours chauds soulagera enfin ses douleurs. Nous avons aussi accordé quelques jours de repos à Nicolas. Son épouse vient de donner naissance à une magnifique petite Pérégrine.

Sais-tu que dans le sud, le mot « guerre » a finalement été prononcé ? Plus personne ne craint de l'employer pour décrire la situation entre l'Empire et les Terres Libres. Pour le moment, Athos reste à l'écart. C'est sans doute égoïste de ma part, mais j'espère que cette neutralité perdurera. Je ne souhaite pas que nos enfants, comme Pérégrine, grandissent dans un royaume privé de ses soldats.

Prends bien soin de toi, envoie-moi vite de tes nouvelles.

***

S'apercevant que la lettre dépassait de sa poche, Tobias la froissa tout au fond d'un geste a priori anodin. Les cahots de la route firent piquer du nez son chapeau de paille tressée, semblable à ceux que portaient les cultivateurs. Il le réajusta. Il était encore conscient de ces petites actions insignifiantes du quotidien. Plier un morceau de papier, redresser son chapeau, passer une main dans ses cheveux, remettre un objet en place. Tout doucement, jour après jour, ces mouvements redevenaient de simples réflexes pour lui aussi.

Le soleil de Minami était traître. Un vent frais soufflait continuellement depuis les forêts et la montagne alentour, rendant agréable la chaleur de l'été. On avait tôt fait de raccourcir ses manches et délaisser ses bottes pour une paire de spartiates. Pourtant, l'astre cognait fort, et les gens d'ici ne s'y trompaient pas. Tobias avait fini par abandonner ses vêtements athosiens pour les étoffes plus larges et légères du Pays Rouge. Leurs couleurs vives et leurs motifs rayés ou fleuris ne le gênaient plus.

La chaise roulante vira un instant quand Yoko lâcha une poignée pour se frapper le front en grommelant.

— Le... nanda ke ? Les feuilles se dégradent très vite, elles perdent leur fraîcheur avec l'air qu'on respire. C'est comme pour la rouille.

— Vous voulez parler de l'oxydation, l'aida Tobias.

— Oui ! C'est pour cette raison qu'il ne faut pas perdre une seconde. La remorque est toujours recouverte d'une bâche très sombre. Dès qu'elle est remplie, on se dépêche de rejoindre l'usine. Là-bas, le séchage peut commencer.

Chez les Ueno, on était cultivatrice de thé de mère en fille. Enfant, Yoko avait sillonné tout le pays en compagnie de son père. À sa mort, loin de rejeter son héritage maternel, elle avait embrassé toute la subtilité de la culture du thé. La couleur émeraude des feuilles fraîches lui restait inconnue, mais leur arôme et leur tendresse suffisaient à les reconnaître. Une fois les feuilles amassées, tout était question d'odeur, de taux d'humidité, de broyage, la vue était moins nécessaire encore que lors de la récolte.

Yoko aimait tant parler de ce métier que Tobias l'interrogeait pour lui faire plaisir autant que pour son propre savoir. Il posait chaque jour une nouvelle question. Cet après-midi-là, Yoko lui expliquait la différence entre le thé vert et le thé noir, qui tenait principalement à la fraîcheur des feuilles au moment où elles prenaient leur bain de vapeur. Tout en parlant, elle poussait la chaise roulante vers la fameuse maison de thé de Madame Ueno – la tante.

Un bon thé, disait Yoko, évacue la chaleur du corps pendant les chaudes journées d'été. Tobias n'avait encore jamais vu la maison de thé des sœurs Ueno. Comme ils avaient fini leur séance de lecture plus tôt que prévu, la jeune femme avait proposé de l'y emmener. Lui sortait encore peu de la maison de Bara, et toujours en chaise roulante, mais se déplacer ne le fatiguait plus autant.

Yoko arrêta la chaise à l'angle du carrefour nord. Tobias ne s'était rendu jusqu'ici qu'une fois, lorsque Daisuke avait souhaité lui faire visiter les écuries. Yoko vint se placer devant lui, un sourire malicieux sur les lèvres. D'une main, elle balançait nonchalamment sa canne de marche comme un pendule d'horloge. Ce jour-là, elle portait ce qu'elle appelait sa « tenue pour le thé ». Sa chemise blanche bouffante était drapée dans une longue veste beige plus épaisse, aux épaules rembourrées, serrée à la taille par une ceinture aussi large que celle des kimonos de cérémonie. Son pantalon léger d'un blanc usé par le travail laissait ses chevilles découvertes. Ses sandales claquaient légèrement sur le pavé lorsqu'elle marchait, et de fines chaussettes protégeaient ses pieds du soleil.

Elle montra de la main la rue qui s'étendait du côté opposé aux écuries.

— La maison de thé est par là. Je pars devant. Je vais vous préparer un thé matcha, dans les règles de l'art, et je vous mets au défi d'arriver avant que votre thé ne soit prêt.

Elle s'était adressée à lui en langue rousse. Chaque fois qu'elle le faisait, Tobias s'efforçait de jouer le jeu, et se rabattait sur la langue commune quand, vraiment, la formulation lui manquait. Lorsqu'ils discutaient ainsi en dehors du cadre des cours, ils changeaient plusieurs fois de langue, passant de l'une à l'autre en fonction des capacités de Tobias.

— Yoko, dès que vous me lancez un défi, il se produit une catastrophe.

— Non, voyons. De quoi parlez-vous ?

— La dernière fois, nous avons failli laisser s'échapper la moitié de l'écurie.

— Ce n'étaient que quelques chevaux.

— Ce qui nous fait bien la moitié de l'écurie.

— Et c'était la faute de Daisuke, poursuivit Yoko. Il est compétent, mais dès qu'il a quelque chose en tête, il devient distrait.

— Peut-être serait-il resté concentré s'il ne vous avait pas vue vous diriger vers les granges, assise à l'envers sur le dos de Mamushi ?

— Tout s'est bien terminé. Ne vous en faites pas. J'habite à l'étage de la maison de thé et j'en prépare presque tous les jours. Que voulez-vous qu'il arrive de mal ? Dépêchez-vous de me suivre si vous ne voulez pas que votre thé refroidisse.

Yoko s'éloigna, le bout de sa canne de marche roulant contre le pavé. Tobias soupira. En y réfléchissant, les premiers défis de la jeune femme ne s'étaient-ils pas présentés le jour même de leur rencontre ? D'abord la petite roue dans le plancher, puis la professeure d'écriture aveugle, et cela ne s'était jamais arrêté. Yoko trouvait toujours le moyen de le faire se déplacer seul ou de le placer dans une situation inconfortable. Il s'était fâché plusieurs fois, mais l'entêtement de la jeune femme atteignait des sommets. Mylène Fènnel elle-même eût reculé. Une vague de chagrin vint lécher ses entrailles au souvenir de sa sœur et des erreurs semées dans le sillage de son départ. Il leva son regard vers la silhouette de plus en plus petite de Yoko, convaincu qu'elle aurait le pouvoir de le ramener au présent.

Pour Yoko, chaque jour était une aventure. Si les événements devenaient trop plats, il fallait soi-même y ajouter de la saveur, comme on ajoute une goutte de miel à un thé d'hiver. Tobias avait cessé de rejeter les défis de la jeune femme lorsqu'il avait compris à quel point ils contribuaient à lui rendre ses forces. Se déplacer d'un point à un autre ; marcher quelques pas sans sa chaise, puis un pas de plus ; tracer des caractères en langue rousse sur un chevalet de peintre plutôt que l'avant-bras calé sur un bureau... Yoko disait que le thé possède de nombreuses vertus, qu'il soigne des maux de toutes sortes. Se rendait-elle compte que l'on pouvait en dire autant de la cultivatrice ? À sa manière, Yoko était une guérisseuse aussi grande que Bara.

Tobias fit aller les roues de la chaise en suivant son guide du regard. Elle disparut un peu plus loin, au niveau d'une enseigne décorée d'un dragon émergeant d'un bol fumant. Sans aucun doute un bol de thé. Parcourir la rue fut éreintant. Le soleil rendait le gravier éblouissant et fatiguait les yeux, obligeant Tobias à détourner le regard de la route. Il s'arrêta plusieurs fois pour reposer ses bras et profiter de la brise. À mi-chemin, il vérifia où se trouvait l'enseigne, sa main en visière, pour ne pas se tromper de porte. Une entrée de jardin séparait la maison de thé de l'habitation voisine. Dès qu'il eut approché, il imagina sans effort la fraîcheur des plantes cultivées là. Il serait sans doute agréable de lire sous ce cerisier, qui tendait ses branches au-dessus d'un bassin de pierre. Yoko s'inquiéterait-elle s'il tardait à frapper au battant de la boutique ? Pour l'heure, mieux valait la rejoindre. Il inspira le parfum des fleurs qui tapissaient la pelouse et se détourna du jardin.

Yoko avait laissé ouverte la porte de la maison de thé, mais le marche-pied lui en interdisait l'accès. En examinant l'intérieur de bois et la décoration florale, son regard tomba sur de petits galets plats au sol. Ils formaient un chemin sur les tatamis. Tobias chercha leur provenance et trouva un creux de terre apparente dans le pot d'une pauvre fougère installée à côté d'un porte-parapluie. Un paravent l'empêchait de voir où menait la piste de galets empruntés. Vraisemblablement, Yoko avait dû les semer jusqu'à une table de dégustation, semblable à celle qu'il apercevait contre le mur d'en face, proche de l'entrée.

Tobias serra bien le frein du fauteuil et s'empara de sa béquille. Il éprouvait encore des difficultés à se lever et se glissa jusqu'au bord de l'assise avant de basculer en avant du repose-pieds. De sa main libre, il s'agrippa vite au cadre de la porte pour garder son équilibre. La marche de la boutique était relativement haute. Il poussa sur sa jambe, puis sur l'autre. Il ne tiendrait pas longtemps debout. À l'intérieur, son regard accrocha la chaise la plus proche, et il ne vit plus que cela. Tel un assoiffé face à une oasis, le souffle court, concentré uniquement sur ses gestes, il s'y dirigea aussi vite que possible et s'y avachit, trébuchant presque. La chaise, en bois, n'était pas très confortable. Il usa de ses dernières forces pour redresser son dos contre le dossier et ferma les yeux, laissant aller sa tête en arrière, attendant que son pouls reprenne un rythme acceptable.

Une fois reposé, Tobias ouvrit les yeux. La salle principale de la maison de thé était toute en longueur, avec une seule allée centrale. Lui se trouvait à la première table pour six de sa rangée. Chaque surface brillait de propreté et s'ornait d'un pot de fleurs séchées ou d'un porte-encens artisanal. Des peintures de paysages et des étagères décorées de vieux ustensiles à thé habillaient le mur. En dehors des théières, Tobias était incapable de les nommer. Du côté de la rue, les tables basses n'étaient faites que pour quatre personnes et s'organisaient en alcôves séparées par des paravents. Une estrade surélevait toute la rangée, si bien que depuis celle de droite, on n'avait pas l'impression que les voisins s'asseyaient à même le sol, cela donnait plutôt l'idée d'un espace différent. Les galets semés par Yoko menaient à la seconde table basse, pas très loin de sa position. Il trouverait la force d'aller s'y asseoir, en revanche, la légèreté des paravents lui interdirait de s'en servir de dossier.

Tout au bout de la salle, un vide séparait les dernières tables d'une grande cheminée ornementale. Son manteau de marbre gris sombre, moucheté de vert, supportait une tablette finement arrangée. De chaque côté d'un grand miroir, des rouleaux de parchemin exposaient leurs vieilles écritures derrière des cadres de verre. À leur pied, un porte-encens, un petit bonsaï et un amas de grosses perles et de coquillages apportaient une touche de couleur. Le miroir central possédait un cadre de bronze ouvragé, dont l'arche mettait en valeur la pièce maîtresse de la cheminée. C'était un orbe d'eau de grande taille, le diamètre d'une assiette, à vue d'œil. Poli et brillant, il formait une sphère parfaite d'un azur uni. Autour s'enroulait, comme un halo, un dragon au long corps sculpté dans l'argent.

Ce fut l'orbe en lui-même, bien plus que ses apparats, qui frappa Tobias. Dès qu'il le vit, la magie se rappela à lui avec la même violence que la réapparition des flammes de vie. Son élément était la vie, il ne percevait pas la nature des autres flux. Mais au contact de l'orbe, la maîtrise devenait possible. Avec une paire de gants épais, le cuisinier peut saisir les plats sortant du four ; avec une paire de cisailles, le jardinier taille finement les haies fruitières ; avec un orbe, le magicien manie les éléments naturellement hors de sa perception. Magicien... L'orbe d'eau, rayonnant de magie, lui rappela l'essence de son être, comme un oiseau à qui l'on rappellerait soudain la sensation de voler. Il ressentit un besoin impérieux de le toucher. Il pourrait traverser toute la salle, appuyé de sa béquille, pour y arriver.

— Tobias ?

La voix de Yoko le tira à peine de sa rêverie. Elle arrivait dans l'allée centrale, depuis le hall derrière lui. Dans les lieux qu'elle connaissait bien, elle délaissait souvent sa canne de marche et se déplaçait aussi aisément qu'un voyant. En l'occurrence, ses mains étaient encombrées d'un plateau sur lequel reposaient une petite théière, deux bols en fonte et une pile de biscuits.

Tobias ne se rappela qu'au dernier instant de la position de sa propre béquille. Après s'être précipité vers la chaise, il l'avait lâchée nonchalamment contre sa jambe. Elle avait glissé et barrait maintenant l'allée de toute sa longueur. Il n'eut pas le temps d'avertir Yoko, son pied buttait déjà contre l'obstacle et elle plongeait en avant. Il se leva, la fatigue dans ses jambes envolée. Terrifié par son propre geste, il rattrapa la jeune femme comme il put. Sa main droite se posa sur la sienne pour l'aider à garder son plateau en équilibre.

Il sentit son sang ne faire qu'un tour, de paire avec la surprise et la peur de la chute. Il vécut l'étrange réflexe, incontrôlable, de retenir à tout prix le plateau aux dépens de sa propre sécurité. La douleur d'une brûlure, causée par une maladresse avec la théière bouillante, s'installa discrètement derrière les émotions les plus fortes. Son équilibre retrouvé, Yoko réalisa seulement le contact de Tobias. Il le rompit immédiatement.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

Il se rassit plus lentement et ramassa la béquille.

— Oui, ça va, souffla-t-elle.

Il capta sa réticence à bouger et le manque de la canne de marche.

— Je suis vraiment désolé. Je ne vous ai pas vue arriver et j'ai laissé ma béquille dans le passage. Je ferai plus attention, dorénavant.

— Ce n'est pas grave. Vous voulez boire votre thé à cette table ?

— Non, c'était une simple étape, je n'avais pas tout à fait terminé votre épreuve, dit-il, en mettant dans sa voix le plus de gaieté possible.

— Ah, très bien, je pose ça là-bas, dans ce cas.

Elle se dirigea avec son plateau vers la table basse qu'elle avait préparée. Si elle lui tenait rigueur de l'incident, ses pensées n'en laissaient rien paraître. L'allée centrale n'était pas si large, l'estrade et les tables avaient des arêtes pointues. Tobias se fustigea à part lui. Avec un peu de malchance, sa distraction eût pu coûter cher à la jeune femme. Et si ce n'était que la première fois qu'il plaçait ainsi des obstacles sur son chemin ! Était-il donc incapable d'apprendre de ses erreurs ? Pourtant, alors que Yoko eût dû être en colère, il la sentait gênée, presque abattue.

— Dites-moi, j'espère que tout ne s'est pas renversé, au moins ?

Tobias vint s'installer à la table basse où la jeune femme l'attendait. Il s'efforça de le faire sans s'arrêter ni se plaindre – il lui devait au moins cela – et la rassura. La théière ne s'était pas renversée, seule une petite flaque s'était échappée de son bec. Il utilisa les serviettes qui enveloppaient les biscuits pour l'éponger.

Le matcha refroidissait vite, mais il sut apprécier l'amertume de cette préparation mousseuse d'un vert éclatant aux saveurs végétales. Yoko tenta d'expliquer de quelle manière on l'obtenait, de la poudre jusqu'au bol. Peu concentrée, elle se perdait dans ses phrases en langue commune et passait d'une idée à l'autre avant de revenir sur un point oublié. Elle avait nettement perdu de sa bonne humeur.

— Yoko, dites-moi ce qui ne va pas.

C'était le contact de leurs mains qui la préoccupait, mais ses pensées étaient embrouillées. Ses yeux, perdus entre leurs deux bols, semblaient tournés vers sa propre conscience. Elle s'exprima comme en posant des mots sur ce qu'elle observait dans son propre cœur :

— Quand je dois chercher un endroit que je ne connais pas du tout, je demande de l'aide. Alors les gens me prennent par le bras et me guident. Quand je leur demande un objet que je ne trouve pas, souvent ils me prennent la main avant d'y placer l'objet. Ça ne dure qu'un instant, ce n'est rien du tout. Mais vous, vous ne le faites jamais, même quand ce serait plus simple. Je ne sais pas pour quelle raison mais, je sens que vous détestez l'idée de me toucher. Pourtant, vous y avez été obligé tout à l'heure, pour m'empêcher de tomber. Je suis désolée.

Tobias prit le temps d'une gorgée de thé pour réfléchir à sa réponse. Il ne suffirait pas d'assurer à Yoko qu'elle se faisait des idées. Lui expliquer qu'il gardait ainsi ses distances avec tous n'arrangerait rien non plus ; d'abord elle s'en doutait déjà, ensuite être rejeté « comme tout le monde » n'effaçait pas la blessure personnelle. Il n'y avait pas trente-six manières d'aborder le problème. Ou peut-être n'en voyait-il pas d'autre, car, au fond, il désirait l'aborder de cette manière-là.

— Yoko, lorsque vous avez préparé ce thé, vous vous êtes brûlé la main.

Elle se redressa sur son coussin, surprise. Par réflexe, elle massa la rougeur au dos de sa main droite.

— Comment le savez-vous ?

— Je l'ai su quand je vous ai touchée. J'ai perçu votre douleur.

Yoko resta interdite.

— Si vous êtes blessée, ou que quelque chose vous préoccupe, je peux le savoir rien qu'en vous frôlant la main. Il s'agit d'un don que je possède depuis la naissance.

Il décela la même peur que chez ses proches. « Il peut savoir ce que je pense. » Il s'entendait si bien avec la jeune femme jusque-là, eût-il dû garder son secret plus longtemps, malgré la tentation de le partager ? Il ne pourrait plus jamais faire marche arrière, désormais.

— C'est pour cette raison que j'ai très peur des contacts. Parce que j'ignore ce que je vais découvrir, quelles peines je vais ressentir, et aussi parce que cela me déplaît profondément. Lorsque je vous parle, vous entendez ma voix, vous ne pouvez pas simplement décider de ne pas l'entendre. Mon pouvoir fonctionne de la même manière, c'est un sens. Imaginez me montrer un coffre dans lequel vous gardez un secret précieux. Sans volonté de ma part, mes sens me permettent de voir ce qu'il y a à l'intérieur. Je ne peux pas ne pas le voir. Ce sens est une malédiction, je vis en trahissant l'intimité des autres.

Dans l'esprit de Yoko, la peur s'effaça à mesure que la compréhension grandissait. Lorsqu'il se tut, il perçut l'écho d'une compassion sincère, et d'un enseignement. Elle qui vivait sans ses yeux, jamais elle n'avait réfléchi à ce que pouvait représenter la possession d'un sens de trop ; un fardeau bien différent, mais un fardeau tout de même.

Elle se détendit et attrapa son bol de thé.

— Alors tout ce que j'ai à faire, c'est ne rien vous cacher, n'est-ce pas ? Comme ça, vous n'aurez plus de raison d'avoir peur de moi.

Tobias observa l'expression adoucie de la jeune femme, stupéfait. Jamais cette idée ne lui était venue à l'esprit ; personne n'avait jamais formulé raisonnement si simple, pas même ses parents, ni ses amis les plus proches par le passé. Méritait-il une amie telle que Yoko ?

Il n'était pas parvenu à se livrer entièrement. Elle ignorait encore que ses pensées la trahissaient sans contact et en cet instant même. Était-elle capable d'assumer pleinement tout ce qui lui passait par la tête, en échange de la proximité de Tobias ? se demandait-elle. Ne serait-il pas terrifié s'il savait l'affection qu'elle lui portait ? Cependant, ces questions étaient anecdotiques comparées au soulagement qui l'habitait. La distance qu'il mettait entre eux n'était pas dirigée contre elle.

Ne rien cacher... Yoko elle-même mesurait la naïveté de ses propos, mais leur sincérité les rendirent lumineux aux yeux de Tobias ; lumineux en un sens presque littéral, d'une bienveillance qui irradiait des yeux verts et du sourire de la jeune femme. Il resta muet de reconnaissance. Bientôt, elle s'inquiéta de son absence de réponse. Trouvait-il sa suggestion ridicule à ce point ?

— Ce n'était pas si terrifiant, dit-il.

Elle pencha la tête, l'air interrogateur.

— Cette sensation d'être complètement connecté à une autre personne. Dans mes souvenirs, c'est une expérience extrêmement désagréable, si désagréable que cela n'était plus arrivé depuis très longtemps, j'y prenais garde. Mais, tout à l'heure, ce n'était pas si terrible. Si mon contact ne vous effraie pas, peut-être pourrais-je apprendre à y prêter moins attention. Avec vous, au moins, cela me paraît possible.

— Pour quelle raison, à votre avis ?

Elle songeait qu'au fond, malgré leurs cultures et leurs vies si différentes, une convergence existait dans leur manière de voir le monde. Ils se comprenaient malgré les barrières.

— Sûrement parce que je suis souvent d'accord avec vous, répondit-il.

 

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