L'érudite

Par MarineD

C'était une voix de femme, haute, fluide, mélodieuse, avec une pincée de bonne humeur. L'accent du Pays Rouge marquait nettement la question formulée en langue commune. C'était aussi une voix jeune, que Tobias – il en était certain – n'avait jamais entendue auparavant. Cette nouvelle venue pouvait-elle être « madame Ueno » ? En tout cas, elle n'était pas la vendeuse de thé que sa mère visitait à Ferris, Tobias savait par les pensées de cette dernière qu'elle était bien plus âgée.

— Je suis ici, répondit Tobias.

— Ah, excusez-moi.

Il l'entendit approcher.

— Vous êtes bien monsieur Tobias Fènnel ?

— Oui.

L'ombre floue d'un kimono rouge et blanc apparut au bord de son champ de vision. L'esprit de la femme débordait d'une curiosité plus dévorante encore que celle de Daisuke durant les premiers jours. Tobias ne perçut rien, en revanche, qui trahirait sa surprise de le trouver sur un fauteuil roulant passé au travers du plancher.

— Je m'appelle Yoko Ueno. Bara-sama m'a demandé de vous enseigner la langue rousse. Je voulais me présenter et savoir quand vous voudrez commencer les leçons.

Tobias eût trouvé cette conversation on ne peut plus normale en d'autres circonstances. En l'occurrence, si cette Yoko Ueno possédait un brin de jugeote, quelque chose devait probablement lui échapper, à lui.

— Avant d'en discuter, pourriez-vous m'aider, d'abord ?

— Oui, bien sûr ! fit Yoko, gênée d'avoir vraisemblablement « dérangé » son interlocuteur.

Encore une fois, Tobias s'étonna de la pensée incongrue.

— Comment dois-je vous aider ?

— La roue de mon fauteuil roulant s'est coincée sous une latte du plancher, je ne peux plus le déplacer, expliqua-t-il patiemment. J'ai besoin de votre aide pour décoincer le fauteuil et me rendre jusqu'à la salle de bain.

— Ah ! s'exclama Yoko d'un ton plus alarmé qui seyait davantage à la situation. Très bien.

Quand elle approcha prudemment, Tobias distingua les larges fleurs pâles ourlées de noir de son kimono rouge orangé. Sa taille était fine, elle était plus grande que Bara et Daisuke. En levant la tête, il vit ses yeux verts aux longs cils noirs qui ne le regardaient pas, et semblaient chercher un horizon invisible. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle devait faire. Alors il comprit ce qui lui avait échappé jusque-là.

— Deux pas devant vous se trouve la porte entre le salon et le couloir, lui dit-il. Vous allez la faire coulisser, mais vous allez le faire en maintenant le fauteuil, pour qu'il ne bascule pas.

Yoko avança encore d'un pas, la hanche quasiment au niveau de la poignée de la chaise roulante. Elle tendit une main timide devant elle :

— Vous pouvez me montrer où je dois tenir ? Je suis désolée.

Une sincérité complexe miroitait derrière ces simples mots. Il avait compris sa cécité. Bara l'avait-elle averti ? Elle avait pourtant fait promettre à la prêtresse de ne rien en faire, car elle tenait à ce que monsieur Fènnel se forgeât sa propre opinion de ses capacités, sans en préjuger. Elle chassa cette idée et revint au présent. Malgré sa compréhension apparente, s'attristait-il de n'avoir qu'elle pour le tirer d'affaire ?

— Ne vous excusez pas, voyons, dit Tobias.

Son intonation s'était voulue rassurante, à l'opposé de l'onde de panique qui l'avait traversé à l'approche de la main de la jeune femme. Les manches lâches du kimono de Yoko laissaient nus une partie de ses avant-bras, à l'instar de celles de sa robe de nuit – D'ailleurs, un kimono akajin n'était-il pas qu'une robe de nuit athosienne particulièrement belle et bien cousue ? – Pour guider Yoko jusqu'à la poignée du fauteuil, il devrait la toucher. Hors de question.

— Je suis désolé, je ne peux pas bouger du tout pour l'instant.

La réalité ne s'éloignait pas tant du prétexte. Son côté droit était si douloureux qu'il ne le sentait plus, et il avait à peine l'énergie de soulever son bras gauche. Ils firent donc tous deux preuve de patience. Yoko suivit ses instructions de son mieux, lui ne s'agaça jamais lorsqu'elle tâtonnait. Elle parvint à maintenir le fauteuil en place une fois la porte grande ouverte.

— Il faut que je décoince la roue ? demanda-t-elle ensuite.

Le contraste entre sa bonne volonté et l'épaisseur de ses bras fit presque sourire Tobias.

— Vous n'arriverez pas à le soulever avec moi dessus, je vais d'abord descendre.

Il batailla un peu avec l'assise bancale pour se glisser à genoux et rampa jusqu'au mur, soulagé que la jeune femme ne le voit pas. Dégager le fauteuil fut compliqué, mais elle réussit. Tobias n'avait plus le courage d'y remonter.

— Puis-je vous demander un autre service ?

Yoko lui apporta de quoi se laver les mains et trouva la trousse à pharmacie à l'endroit indiqué. Elle le laissa seul un moment dans le couloir. Agenouillée à la table du salon, elle se demandait ce qu'il y avait dans cette trousse et ce qu'il faisait. Elle devinait qu'il s'agissait d'un traitement médical et décida de ne lui poser aucune question.

L'eau-somnia procura à Tobias une sensation de bien-être, fit disparaître la douleur de sa hanche. Il parvint à remonter dans son fauteuil et rappela Yoko.

— J'imagine que ce n'est pas exactement l'entretien que vous attendiez, néanmoins, je vous remercie. Veuillez me pardonner, mais je ne peux pas vous parler maintenant, je dois profiter de l'effet de mon antidouleur pour mes ablutions.

— Je comprends.

Elle comprenait. Elle faillit lui demander si elle devait attendre son retour, la question se forma clairement dans son esprit, prête à être formulée à haute voix. Cela ne la dérangeait pas, mais peut-être trouverait-il cela oppressant. Elle changea d'avis.

— Quand voudriez-vous que je revienne ? Pour les leçons ?

Tobias répondit que le début d'après-midi conviendrait. Yoko le salua et quitta la maison. Tandis qu'il poussait sa chaise à travers le couloir, il entendit tonner la voix de Bara :

« Tadaima ! Tout s'est bien passé ? Vous êtes encore en vie, j'espère ? »

***

À Ferris, Tobias avait assisté aux cours de nombreux précepteurs. Mathématiques, Histoire, géographie, sciences économiques... seul un spécialiste de son domaine pouvait prétendre enseigner à la haute noblesse athosienne. On mandait auprès des jeunes héritiers mathématiciens, philosophes, historiens, économistes, chefs d'entreprise pour qui le professorat n'était qu'un passe-temps, non seulement rémunérateur, mais aussi gratifiant. Quelle plus belle consécration qu'une famille ducale qui, reconnaissant votre réussite, vous faisait la requête de venir étaler votre expérience devant l'avenir du royaume ? Ces hommes et ces femmes – surtout des hommes – dont Tobias avait suivi l'enseignement étaient à la fois tous différents et tous les mêmes. Tous partageaient l'orgueil de celui qui a fait ses preuves, de celui qui sait qu'il joue à un autre niveau. Et tous venaient pour enseigner.

Cette étrange matinée où Yoko Ueno s'approcha de lui pour la première fois, Tobias devina qu'elle venait pour apprendre ; ou plus exactement, pour échanger. Elle voulait connaître le royaume d'Athos en profondeur, entendre la vie athosienne décrite par un Athosien. En contrepartie, elle donnerait tout ce qu'elle savait de sa propre culture. Une fois plongé dans l'eau chaude, les muscles détendus sous l'effet de l'eau-somnia, Tobias regretta les circonstances de leur rencontre. La jeune femme lui avait été d'un grand secours, mais il s'était conduit abruptement.

En ressassant cette fatigante aventure, il ne put s'empêcher de s'interroger sur l'incompatibilité évidente entre le handicap de Yoko et la mission qu'on lui avait assignée. Apprendre la langue rousse consistait en partie à en maîtriser la graphie – Tobias se sentait d'ailleurs bien plus à l'aise une plume en main que face à un interlocuteur. – Comment lui enseignerait-elle à reconnaître et tracer des symboles qu'elle se trouvait incapable de voir ?

Pourtant, il avait perçu quelque chose en elle. Un éclat, comme un fragment de miroir. Cette soif de tout comprendre, de tout connaître, d'absorber le plus possible l'essence du monde, lui était on ne peut plus familière. Le Mur d'Athos se dressait, immense, entre leurs deux univers, mais leurs aspirations se reflétaient, chacun regardant vers l'inconnu de l'autre. Tobias entendait son instinct lui souffler qu'en cette rencontre résidait une opportunité fabuleuse. Quel genre de professeur serait Yoko Ueno, et, se demanda-t-il avec un déstabilisant mélange de curiosité, d'enthousiasme et d'appréhension, quel genre de professeur serait-il pour elle ?

***

C'est peut-être parce qu'il était impatient de commencer ses cours de langue rousse que Tobias capta si facilement le poids qui pesait sur les épaules de Yoko Ueno. Le soulagement prit le pas sur la douleur lorsque sa canne d'aveugle trouva le seuil de la maison de Bara. « Enfin ! » songea la jeune femme, qui n'en pouvait plus de cette marche.

Le léger courant d'air qui s'immisçait dans la chambre indiquait que la prêtresse avait laissé l'entrée ouverte, comme souvent. Alors, curieux, Tobias saisit sa béquille et en inséra la pointe entre le cadre et le vantail, pour jeter un œil à l'extérieur. Il parvint à pousser le battant, non sans mal, au prix d'un démantèlement de sa table de nuit « romanesque » qui s'étala dans le passage.

Yoko se tenait de dos, dans l'encadrement de la porte, toujours drapée de son kimono rouge et blanc. Sur chacune de ses hanches, deux énormes sacoches de cuir et de toile la faisaient ressembler à une mule. Elle les lâcha sur la terre battue du genkan dans un « bam » sourd qui libéra ses épaules. Elle étira ses bras, puis tâtonna pour trouver l'étagère à sandales, et échangea ses bottines contre une paire d'intérieur. Finalement, avec un soupir, elle se résolut à reprendre ses sacoches.

Laissant derrière elle sa canne d'aveugle, elle se mit à la recherche de Tobias. Ce dernier devina ainsi qu'elle connaissait bien cette maison. D'ailleurs, elle pensa en premier à le chercher dans la pièce où l'on avait effectivement installé sa chambre.

— Madame Ueno ? l'appela-t-il afin de la guider.

— Ah ! Monsieur Fènnel, je pensais bien vous trouver ici, dit-elle de son accent mélodieux légèrement haché par son souffle court.

Tobias l'invita à entrer.

— Attention où vous mettez les p...

Trop tard. Avec un cri de surprise, Yoko trébucha sur le dernier tome de L'Archipel de Cristal. Son pied heurta l'océan infini comme une simple flaque d'eau, et Tobias songea au fier navire des aventuriers, secoué par une vague immense. La jeune femme fit un plongeon inquiétant vers le futon – nouveau « bam » des sacoches sur les tatamis – mais contre toute attente, se rattrapa en glissant sur le dernier numéro de Sciences Magiques.

— Je suis désolée. Est-ce que j'ai cassé quelque chose ?

— Non, j'ai craint un instant pour ma vie, plaisanta Tobias, mais tout va bien. Attendez une seconde.

Tobias fit au mieux pour dégager le passage des livres. Cela consista à les pousser contre le mur avec sa béquille pour épargner à la fois son dos et son temps. Yoko, de son côté, tira les lourdes sacoches à côté d'elle en réfléchissant. Elle ne s'attendait pas particulièrement à trouver son nouvel élève alité alors qu'il se déplaçait seul le matin. Il avait pourtant mentionné que cela lui était difficile sans antidouleur, se rappela-t-elle.

— Bon, cela fera l'affaire, dit Tobias.

Quand Yoko s'agenouilla près du futon, il vit les épingles vernies, décorées de papillons de dentelle, qui retenaient en arrière ses cheveux noirs et lisses. Quelques mèches qui s'en étaient échappées encadraient un visage fin et joliment arrondi aux lèvres pâles. Tobias remarqua qu'elle ne se maquillait pas. Au royaume, les femmes du même rang que lui avaient pour habitude de se recouvrir les joues de poudre et les lèvres de rouge, on avait toujours l'impression qu'elles venaient de rouler sur la table d'un boulanger. Yoko, avec son teint légèrement doré et ses grands yeux verts qui semblaient voir bien au-delà de lui, possédait un charme tout naturel. Mais Tobias ne se laissait pas déconcentrer facilement.

— Madame Ueno, permettez-moi d'entrer directement dans le vif du sujet. Bara vous a demandé de m'enseigner la langue rousse – Yoko tiqua à part elle, mais elle ne l'interrompit pas. – Considérez-vous la lecture et l'écriture comme partie intégrante de cet apprentissage ?

— Bien entendu.

— Et comment envisagez-vous cela ?

Elle appréhendait cette question. Son argumentaire était prêt, mais que Tobias « l'attaquât » dès le départ sur ce point précis la fit douter de ce qu'elle avait entrepris. Elle n'en montra cependant rien et farfouilla dans ses sacs.

— La langue rousse est composée de deux types de caractères, dit-elle. Les caractères que nous appelons « hiragana » constituent un... nanda ke ? murmura-t-elle pour elle-même en cherchant le mot. Un syllabaire.

Elle tira de la sacoche la plus proche une fine plaquette de bois lisse, de la taille d'un petit tableau, qu'elle tendit à Tobias. Il reconnut instantanément un alphabet braille. Sur la surface vernie, des symboles en relief étaient gravés dans une table. Chaque case contenait jusqu'à six points surélevés et était annotée d'un caractère en langue rousse.

— Les kanji sont nombreux et représentent beaucoup de choses différentes, mais n'importe quel mot peut aussi s'écrire avec le syllabaire.

— Vous utilisez donc un alphabet braille basé sur le syllabaire pour écrire et lire n'importe quel mot.

— Oui. C'est mon père qui a gravé ces tablettes pour moi. Il s'est inspiré du braille de la langue commune et l'a adapté à la langue rousse. J'ai toujours adoré les histoires, alors pour que je puisse lire, il m'a enseigné ce braille. Ensuite, chaque fois qu'il lisait un livre, il en copiait une version braille pour moi.

Tobias regarda d'un nouvel œil la plaquette qu'il avait en main.

— Vous voulez dire que ce système n'est pas standard ? Il ne s'agit pas d'un braille officiel de la langue rousse ?

— Non, l'alphabet que vous tenez est unique. De son vivant, mon père avait entrepris de le faire connaître, donc je pense... j'espère, que d'autres que moi l'utilisent. Ce serait merveilleux que mon pays l'adopte officiellement.

Yoko tira du second sac une véritable armada de petits livres et de cahiers, elle avait là-dedans de quoi remplir une bibliothèque. Elle en ouvrit certains devant lui et feuilleta au hasard pour lui montrer le contenu. Tobias identifia de très vieux cahiers de calligraphie colorés, aux pages noircies de caractères akajins, tracés par un enfant sans doute âgé, aujourd'hui. D'autres livrets plus récents contenaient, au contraire, des exercices de langue commune. Les ouvrages les plus épais prenaient la forme de livres de cours classiques. Ils traitaient de l'apprentissage de la langue commune depuis la langue rousse – pas idéal, mais exploitable.

— Je ne pourrai pas vous apprendre moi-même à tracer les caractères, admit Yoko, mais il vous suffira de les recopier de tous ces carnets. Je vous apprends à parler, je vous explique comment on écrit les mots, et vous vous entraînez à les tracer. Pour la lecture, on pourrait commencer par des histoires que je possède à la fois en noir et en braille, comme ça, vous apprenez comment se prononce chaque mot. Si vous voulez faire des exercices écrits, vous utilisez le code braille au lieu de l'encre pour que je puisse contrôler.

Yoko s'arrêta là, espérant l'entendre rebondir sur au moins une idée. Le scepticisme derrière son silence dut être palpable, car elle ajouta :

— Mais on peut aussi se concentrer sur l'oral dans un premier temps, et je vous laisse découvrir les caractères à votre rythme avec tous ces livres. Oui, ce sera sûrement plus simple comme ça. Je vous laisserai mes sacoches en partant. Je vous les prête.

Tobias observa Yoko, pensif. Elle mettait dans son discours toute la conviction dont elle était capable, consciente de la difficulté que représentait sa cécité, autant pour lui que pour elle. Elle appréhendait un refus pur et simple de sa part. Cette crainte interrogeait Tobias, plus que les plans qu'elle échafaudait pour d'éventuelles leçons.

— Madame Ueno, est-ce Bara elle-même qui vous a demandé de m'enseigner la langue rousse ?

Yoko se figea un court instant.

— J'ai entendu que Bara cherchait un professeur pour vous, alors je me suis proposée.

Yoko se perdit inconsciemment dans les souvenirs de ses récentes disputes avec Bara, son esprit émit les vagues du doute qu'avait manifesté la prêtresse.

— Bara a accepté, parce qu'elle sait que je suis instruite, et que peu de gens parlent la langue commune, ici. Je crois qu'elle aurait préféré un voyant qui puisse en premier lieu vous enseigner l'écriture mais... elle m'a permis de vous rencontrer d'abord.

Et Yoko avait lourdement insisté, releva Tobias. Sa perception ne l'avait pas trompé. Il représentait pour elle une chance de parfaire sa maîtrise de la langue commune et d'en découvrir long sur la vie athosienne. Elle avait l'intention de lui enseigner sa langue à travers des conversations qui leur permettraient d'échanger avant tout un savoir culturel. Elle voulait être capable de se débrouiller au royaume d'Athos mieux encore que sa tante, déjà établie là-bas. Il ne décela pas l'origine d'une telle motivation, mais impossible de l'interroger.

— Tous ces cahiers d'apprentissage étaient-ils également à votre père ? demanda-t-il plutôt.

— Oui, en effet.

Yoko rassembla ceux qu'elle avait étalés sur la couverture du futon. Ses doigts s'arrêtèrent sur le cuir abîmé d'un carnet plus petit que les autres. Il dégageait l'aura d'un objet précieux. Ses taches et ses plis marquaient le temps passé dans la poche de son propriétaire, toujours à portée de main. Tobias se fit-il seul cette réflexion ? ou bien les pensées de Yoko, qui s'était arrêtée de respirer, guidèrent-elles son imagination ?

— Ce carnet a l'air différent. L'avez-vous emporté par erreur ?

— On dirait bien, répondit la jeune femme sur un ton d'excuse. Si je ne me trompe pas, il doit s'agir de l'un des carnets de voyage de mon père.

Elle étudia la forme du cuir et la texture des pages. Aucun doute, elle reconnaissait le précieux ouvrage qui donnait corps à de nombreux souvenirs. La gêne de la jeune femme à l'idée de reprendre son bien étonna Tobias. Il avait déjà observé attitude similaire ; Daisuke aussi, regardait parfois une situation de manière incongrue depuis sa perspective athosienne. En l'occurrence, Yoko venait d'affirmer qu'elle lui prêtait le contenu des deux sacoches pour son apprentissage, or ce carnet en faisait partie. Il serait donc mal venu de demander à le récupérer. Tel était le raisonnement akajin.

Tobias vint au secours de la jeune femme :

— Dans ce cas, reprenez-le. Il devrait rejoindre le reste de sa collection.

— Je vous remercie.

Elle songea à garder le carnet sur elle et s'aperçut qu'elle n'avait ni poche ni besace pour le transporter.

— J'ai un peu peur de le perdre, avoua-t-elle. Est-ce que je peux le laisser ici pour l'instant ?

— Bien entendu. Je vous promets de le ranger soigneusement et de ne pas y toucher.

— Vous pouvez l'ouvrir, si vous voulez, dit-elle, reconnaissante. Je possède les copies brailles de ces carnets, j'ai déjà lu toutes les aventures de mon père. Je ne sais pas quel original est celui-ci, mais je me rappelle ma mère et mes tantes parler d'une écriture illisible. Ici, on dit écrit pour les criquets, précisa-t-elle en riant.

— À Athos, nous parlons de pattes de mouches.

— Ah, oui, je vois.

Tobias aida la jeune femme à ranger le reste des cahiers et lui promit d'y jeter un premier coup d'œil plus tard.

— C'est donc d'accord ? Nous commençons les leçons ensemble ?

Il n'y voyait désormais plus d'inconvénient. Yoko serait une préceptrice cultivée, pleine de ressources et, à bien y réfléchir, les difficultés posées par son handicap n'apparaissaient pas insurmontables. Trop attentif aux difficultés en question, Tobias réalisa son erreur. Depuis qu'il vivait à Minami, seule Bara avait été capable de lui parler en langue commune. Rien que cela donnait du crédit à la candidature de Yoko. Maintenant qu'il y songeait, à converser enfin avec une autre Akajine que la vieille prêtresse, il passait un moment des plus agréables. Ils pouvaient y arriver. Après tout, lui-même était un étudiant expérimenté, en un sens. Sa part de travail, à partir de ce patchwork de livres et de carnets, ne l'effrayait pas.

— Nous sommes d'accord. Commençons.

Yoko lui offrit un sourire rayonnant.

 

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