La maison sur la colline

Avancer sur ce chemin accablé de soleil nous était terriblement désagréable. La lumière creusait nos silhouettes dans le sol desséché. Nous étions lourdes, si lourdes. Et surtout : visibles. Une partie de nous en était satisfaite. Peut-être que cela pousserait Lucy à reconsidérer sa requête, de nous voir ainsi, multiples et aplaties sur le chemin. Peut-être qu’elle se rendrait compte qu’en fonction de qui s’adressait à nous, nous choisissions une de nous et la nourrissions de son ombre, pour ensuite présenter à notre interlocuteur un miroir sombre, où il s’aimait sans le savoir - comme si une étrangère pouvait s’en apercevoir ! Notre propre tante était incapable de nous discerner. Le village entier avait failli à comprendre nos petites manoeuvres. Mais le temps passait, le sommet de la colline approchait, et Lucy semblait si obtuse que plusieurs d’entre-nous se demandaient si elle ne le faisaient pas exprès. Nous nous affichions devant elle, nous changions sans nulle part où nous cacher, et plutôt que de crier, ou s’étonner - nous  aurions ô combien volontier répondu à ses questions, si elle les avait formulées, ricanait les plus acrimonieuses d’entre-nous, elle parlait, parlait… sans cesse. Elle babillait comme si elle ne devait jamais connaître la soif. De ce que nous parvenions à saisir, elle dissertait de son époux, de la maison dont les fenêtres étincelantes étaient maintenant visibles, de son enfant à naître, mais surtout d’ombres. La nuit était constamment sur sa langue, colorant ses mots de crépuscule. L’obscurité se glissait entre deux mots, tissait son châle d’une phrase à l’autre. Nous ne connaissions pas son langage, et elle mâchait le nôtre comme du tabac à chiquer, mais la noirceur, la noirceur, nous la reconnaissions. Elle sonnait à notre oreille aussi familière que les psaumes à la messe. À vrai dire, marcher près de Lucy nous était facile. La pente était plus douce, l’air moins ardent. Nous aurions aussi bien pu marcher au clair de lune. 

Elle, par contre, n’appréciais que peu cette part d’elle, nous le voyions sans peine. Elle se tortillait, tirait sa bouche d’un côté, puis de l’autre, pour que ses mots tombent au sol, plutôt que de la toucher. Ceux-ci roulaient le long de la pente, petits cailloux noirs dans la poussière. Nous les suivions du coin de l’oeil. En une ou deux occasions, nous eûmes l’impression de les voir s’enfuir pour se cacher sous les pierres les plus proches. Nous étions, cependant, plus intéressée par le chemin qui nous restait à parcourir. Nous n’étions jamais montée aussi haut, même par défi, et force nous était de reconnaître que nous mourrions de curiosité vis à vis de cette maison érigée par notre modèle.

Enfin, nous arrivâmes devant le portillon gardant l’entrée. Non que cela fut nécessaire, cette dernière occupait l’entièreté du sommet de la colline. Fut un temps, la barrière entière  avait été crânement peint en blanc. Depuis, le vent et le sable du désert avaient arraché la peinture, donnant aux planches de bois la même couleur jaune sale que le sol, le désert au loin, et, les mauvais jours, le ciel. Nous soupirâmes de soulagement. Nous étions en sueur après ce périple, et il n’y avait pas une once d’ombre où nous réfugier à cette heure de la journée. Nous poussâmes le portillon et entrâmes dans la cour, l’âne à notre suite. La maison nous dominait de toute sa hauteur. Elle était plus impressionnante encore de près. Impressionnante et ridicule, bâtie sur le modèle de ces maisons nobles comme on les décrit dans les romans. Un rectangle de deux étages flanqué d’une tour face au désert. Ses murs de bois chaulé - mais où le Juan était-il allé se procurer tout ce bois ? Quelle forêt lointaine avait-il décimée ?- réverbéraient la lumière, presque autant que les immenses fenêtres ornant sa façade. À travers ces dernières, on pouvait voir de vastes salles empoussiérées, dont les meubles, couverts de draps, apparaissaient comme autant de fantômes grotesques. Il n’y avait aucune chance que la nouvelle venue y trouve une once de fraîcheur. Cette maison n’avait pas été construite pour y habiter. Elle avait été bâtie par morgue, dans le seul but de rappeler aux habitants du village l’absence du Juan, et sa supériorité sur eux.

Nous soufflâmes un air chaud et coléreux. Nous trouvions dans le Juan, ou du moins dans les traces de son passage, une affinité d’âme, une parenté spirituelle qui n’était pas pour nous déplaire. Sa mesquinerie avait pour nous la fraîcheur de l’eau du ruisseau. Elle nous revivifia davantage qu’une bonne nuit de sommeil, nous donnant la bassesse nécessaire pour ce qui suivit : nous tournâmes brusquement les talons et déclarâmes par-dessus notre épaule, alors que nous dévalions la pente en sautant de caillou en caillou : 

  • Vous voilà arrivée. Notre oncle vous apportera de quoi manger et boire une fois la chaleur tombée et nous passerons vous voir demain. Bonne nuit.

Nous disparûmes sans attendre de réponse. 

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Baladine
Posté le 15/09/2024
Bonjour,
C'est toujours un plaisir de lire ce texte. L'atmosphère se déploie, pesante autour des personnages. Je suis surprise de voir la narratrice s'en aller à la fin du passage, je me dis, si elle quitte Lucy, on ne saura pas ce qu'il se passe dans la grande maison, parce qu'on sera obligé de suivre la narratrice qui s'en va. Ou alors passera-t-on au point de vue de Lucie ?
Hâte de lire la suite, en tout cas !
Petites remarques
- nous aurions ô combien volontier répondu à ses questions, si elle les avait formulées, ricanait les plus acrimonieuses d’entre-nous, elle parlait, parlait… sans cesse. => la phrase me semble un peu tournebificotée.... peut-être c'est possible d'alléger à cet endroit ? elle a quelques coquilles aussi : volontiers, ricanaient, et je ne suis pas sûre qu'il y ait un tiret à "entre nous".
- L’obscurité se glissait entre deux mots, tissait son châle d’une phrase à l’autre. là et ailleurs, je trouve que tu tisses de très jolies images autour des mots
A bientôt !
Gobbolino
Posté le 15/09/2024
Merci pour la chasse aux coquilles. Ne t'en fais pas, on retrouvera bientôt Lucie. Au crépuscule, plus précisément. Là, j'essaie d'étoffer un peu le monde et ma narratrice. Je ne sais pas encore quelle direction va prendre cette histoire, je sais juste de quoi je veux parler, donc je prends parfois des chemins de traverse.
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