Médor glapit lorsqu’il posa sa patte dans la neige. Il sautilla sur place pendant que Irène refermait la porte derrière elle.
_ Fais pas semblant d’avoir peur de la neige, lui lança t-elle d’un ton bourru.
Le Saint Bernard lui jeta un regard étonné avant de se mettre à marcher docilement à ses côtés. Ce matin, le ciel était uniformément bleu et la neige, éblouissante. Les flocons tourbillonnaient autour d’eux pour aller se loger dans le poil du chien et sur le bonnet d’Irène. Ce pèlerinage matinal est la seule raison de vivre, pensa Irène lugubrement en résistant à la traction que Médor exerçait sur la laisse. Elle n’imaginait plus le futur. Dans tous les rêves éveillés qu’elle avait eu, Emilio apparaissait. Mais il n’était plus. Il n’y avait vraiment plus rien pour elle. Elle avait toujours pensé que la fraicheur matinale évoquait l’avenir, les plans pour le futur, mais à présent cette fraicheur était acre, insipide, et même dégoûtante. Elle évoquait le gouffre, rien de plus. En réalisant ces pensées noires, Irène sentit les larmes lui venir aux yeux. Elle se sentait tellement impuissante face à son destin. Elle repensa à Thomas qui lui avait dit qu’il ne voulait pas la perdre ; il la connaissait sans doute mieux qu’elle même.
Sans qu’elle en prenne vraiment conscience, ses pas et ceux de Médor la conduisirent à la clairière. Elle s’arrêta à quelques dizaines de mètres du banc. Quelqu’un y était assis. En s’approchant elle reconnu la fillette qu’elle avait rencontré le jour précédent, Blanche. Irène n’avait pas compté sur elle, et elle hésita avant de continuer son chemin ; la présence de Médor lui suffisait. Le chien l’entraina vers la rivière, alors Irène ne résista pas. Elle s’arrêta au bord de l’eau pour lui permettre de casser la fine couche de glace du bout de sa patte. Tournant le dos à la statue et au banc, elle contempla la densité des arbres.
5 février 2050
_ Tu entends Emilio, ils nous conseillent de monter à l’étage, fit Irène en avançant un pion sur le jeu de dame.
Le petit garçon pointa son doigt sur le petit post de radio posé à côté d’eux sur la table.
_ C’est eux qui le disent ?
_ Oui, c’est la chaine de la gendarmerie, ils sont un peu comme nos anges gardien, viens, on monte.
Elle prit le jeu de dame pendant que le petit attrapait sa peluche lapin sur la chaise d’à côté.
_ Maman c’était à mon tour oubli pas ! S’exclama Emilio en s’élançant vers l’escalier.
Irène jeta un coup d’œil derrière elle. Ils avaient fermé les volets de la double porte fenêtre du salon et mis des torchons au niveau des jointures de porte comme on leur avait conseillé. Seule la porte fenêtre de la buanderie ne possédait pas de volets, et pouvait constituer un risque. Elle hésita à prendre quelques affaires, en plus des provisions qu’elle avait déjà monté plus tôt, mais elle se dit qu’elle le ferait plus tard. Irène savait que leur logement n’était pas très susceptible aux inondations. Lors de la catastrophe de 2021, leur rue avait été épargnée, avaient assuré les parents de Thomas qui habitait à Schuld depuis toujours.
Elle s’empressa de monter derrière Emilio, après avoir prit le petit post de radio sous le bras. Arrivée à l’étage, elle passa la tête dans l’embrasure du bureau où Thomas passait des coups de files à ses patients.
_ Ils conseillent de monter à l’étage, par précaution.
Thomas hocha la tête tout en continuant à parler à son interlocuteur. Irène aperçu une lettre verte sur le bureau et la désigna à son mari qui la lui tendit. Elle la coinça entre ses dents et alla rejoindre Emilio dans sa chambre.
19 février 2050
Médor tira soudain sur la laisse. Il lui fit faire un demi-tour sur elle même. Irène eut un hoquet de surprise. Blanche se tenait à peine deux mètres plus loin, immobile. Elle aussi semblait effrayée. Elle porta une main à sa bouche, comme si elle avait dit quelque chose d’inapproprié.
_ Excusez moi, je ne voulais pas vous déranger, dit-elle avec une petite voix qui s’entendait grâce à l’absence de vent.
Pourquoi vient-elle me voir si elle ne voulait pas me déranger ? Remarqua Irène avec une certaine ironie. Mais aussitôt elle s’en voulu, et comme pour se racheter de cette pensée, elle s’avança vers la fillette.
_ Ce n’est pas grave, tu ne me déranges pas, lui dit-elle avec un sourire.
_ En fait je voulais venir vous voir mais en voyant que vous étiez dans vos pensées, je me suis arrêté ici, fit Blanche, vous venez tous les jours ?
_ Je viens tous les matins, oui.
Médor s’était approché de Blanche et la regardait avec de grands yeux curieux.
_ Vous avez un beau chien !
Blanche s’avança vers lui mais avant de poser sa main sur sa tête elle interrogea,
_ Il mord ?
_ Non, il est tout gentil.
Elle se pencha sur Médor qui se tenait immobile et lui ébouriffa le poil enneigé.
_ Vous savez, dit Blanche en redressant le buste, j’ai beaucoup réfléchis à ce que vous avez dit hier.
Médor renifla la moufle de Blanche à la recherche d’autres caresses, mais elle l’ignora.
_ Vous savez quoi, je me suis dis que, si on est des êtres humains, c’est qu’on peut décider de notre vie. On est pas comme les arbres qui sont dans la tempête sans pouvoir se défendre. Parce que vous m’avez fait un peu penser à un arbre dans une tempête … Je ne veux pas vous blesser, hein !
Irène l’écoutait, le visage impassible, et ne put réprimer la pensée que Blanche avait la langue bien pendue.
_ En fait, l’inondation a détruit votre bonheur, mais vous pouvez le reconstruire, il faut que vous en trouviez la force, continua Blanche, moi je pense que pour être heureux, il faut donner quelque chose en échange, donc il faut entreprendre quelque chose pour pouvoir avoir à nouveau droit au bonheur.
Mais je n’ai rien fait pour perdre mon bonheur, se dit Irène. Puis elle se souvint. Et se dit que Blanche pensait comme Thomas, qui s’en voulait de ne pas être resté sur place, à compenser la perte qu’ils avaient subi en sauvant d’autres vies. Mais tout cela était trop douloureux. Irène en voulait à Blanche, sans savoir pourquoi précisément. Pourtant elle n’avait pas le cœur à la faire taire.
Blanche la regardait en retenant son souffle, mais comme Irène continuait à garder le silence, elle poursuivit,
_ Vous savez, je ne veux pas vous blesser, je veux juste trouver une solution, en fait j’avais écrit un petit discours dans mon carnet, mais je crois que j’ai pas tout dit comme il faut.
Irène sentit une vague d’émotion la submerger. Elle sentit son cœur meurtri s’attendrir un peu.
_ Mais pourquoi veux-tu faire ça pour moi ?
_ J’aime chercher des solutions aux problèmes, et même si vous êtes une dame très sympathique, vous êtes aussi un problème émotionnel complexe.
Blanche n’aurait pas put être plus honnête. Elle trouvait les mystères inutiles et les considérait comme une perte de temps, aussi allait-elle toujours droit au but.
_ Maintenant vous allez venir avec moi, je crois que les religieuses chantent les tierces, on les entend de l’extérieur.
Blanche se mit en route en direction du couvent, et Irène n’eut d’autre choix que de la suivre, Médor ne voulant pas perdre la trace de la fillette.
Ils s’approchèrent tous les trois des murs en pierres anciennes du couvent, et bientôt, au son que faisaient leurs bottes dans la neige, s’ajouta celui d’un orgue.Bien que la musique était lointaine, elle semblait emplir toute l’atmosphère environnante du couvent. Puis les voix des religieuses s’élevèrent, en polyphonie. Irène avait l’impression que la musique sortait tout droit de son propre cœur, qu’elle était l’expression de ses propres sentiments, de ses émotions qui l’envahissaient à nouveau. Une telle beauté ne peut pas exister au cœur d’un malheur pareil, se dit-elle. Elle pleura. Elle avait davantage conscience de Blanche que le jour précédent, et eut honte d’elle même. Comment pouvait-elle se montrer si faible face à une enfant ? Mais Blanche ne la regardait pas, elle avait les yeux fermés.
_ C’est incroyable, murmura Irène.
_ Une none m’a dit un jour que si le monde sombrait et que rien n’était plus comme avant, alors une seule chose survivrait, et cette chose, c’est la musique.
_ Il doit y avoir du vrai là dedans, souffla Irène.
_ Forcément !
La musique céleste et la blancheur qui recouvrait le paysage les renvoyaient à leur solitude, à leur insignifiance dans l’immensité. Irène inspira profondément et se sentit plus vivante que jamais.
_ Je me souviens maintenant d’une chose que j’avais écris dans mon carnet et que je ne vous ai pas dite, commença Blanche.
Irène ouvrit les yeux qu’elle avait fermés.
_ C’est que vous pourriez être une héroïne, si seulement vous trouviez la force de vous relever, parce que redevenir heureux après une catastrophe est beaucoup plus difficile que de rester triste toute sa vie. Mais je crois que vous êtes sur la bonne voie, ici est vraiment le plus bel endroit du monde.
Irène n’avait jamais eut d’amie. Petite elle passait beaucoup de temps avec ses sœurs ou bien avec les garçons de son école dont elle préférait les jeux à ceux des filles. Elle avait connu l’amour, mais jamais l’amitié véritable.
Elle songea que si elle avait eut vingt ans de moins, Blanche aurait peut-être été son amie. Peut-être …
_ Tu es vraiment quelqu’un de formidable, Blanche.
_ Moi aussi, je vous aime bien, vous êtes une adulte qui n’est pas pressée. C’est un énorme avantage.