La musique creuse le ciel

Notes de l’auteur : "La musique creuse le ciel"
Charles Baudelaire

Les dernières notes s’évanouirent dans l’air printanier. Un instant, Gaël avait oublié où il se trouvait. Le piano vibrait entre ses mains tremblantes. Trônait dans cette chambre blanche, aseptisée. La chambre de son meilleur ami.

Gaël la connaissait par cœur, cette pièce. Le bruissement des blouses dans le couloir, les pas pressés des infirmières. L’odeur des désinfectants. Le lit immaculé, la table de nuit encombrée. La fenêtre laissait pénétrer une légère brise, et si on s’y penchait, on pouvait même apercevoir les fleurs et les passants. Les arbres, aussi. Cette fenêtre, c’était un peu comme la vie. Mais Gaël avait l’impression qu’elle ne se rouvrirait plus jamais.

L’adolescent ferma les yeux. Comme cela, il revoyait son ami, se balançant doucement au rythme de sa musique. Lors des premières notes maladroites, alors qu’ils n’avaient que quatre ans. Lors de sa première audition, deux ans plus tard. Son ami était là chaque fois. Lui seul savait ressentir chaque fragments des émotions que Gaël jouait.

Le jeune homme parlait rarement, il n’en avait pas besoin. C’était comme rentrer chez soi. Il s’exprimait avec sa musique, au son de ses doigts. Une mélodie, la joie, l’envie de vivre. La beauté. Seul son meilleur ami avait réellement saisi ce qu’il disait à travers toutes ces cordes. Les notes graves du piano. La noirceur infinie.

Mais il était tard, maintenant. Son meilleur ami s’était envolé dans le ciel.

Malgré l’espoir et tous les soins prodigués, la maladie l’avait emporté. Voyant cette chambre vide, Gaël avait pris conscience de sa mort. Sa douleur n’avait jamais été aussi puissante. Sa musique, aussi belle.

– Monsieur ? Il est l’heure ; les déménageurs sont là.

Gaël opina de la tête. Oui, il était temps de dire au revoir à son ami.

Il se leva lentement, et fit signe aux hommes baraqués qu’ils pouvaient pénétrer dans la pièce. Ils feraient disparaître le piano. Le passé. Son ami.

Remplacé par une carrière dont le sens échappait à Gaël, désormais. Ce soir, ses doigts parcourraient un autre clavier. Ce soir, Gaël jouerait pour la première fois devant un public. Un prestigieux public. Mais la musique n’avait plus vraiment de goût, sans son ami.

« Tu es trop jeune. » avait protesté sa mère. « Après la mort de Luca, tu es sûr d’être prêt ? » s’était enquis son père. Tout semblait se précipiter, mais Gaël était certain. Malgré son cœur en mille morceaux, jamais il n’avait eu autant besoin de jouer. Ce soir, il parlerait avec son cœur, avec ses mains. Pas avec des mots. Il parlerait à son ami disparu.

***

Les applaudissements semblaient éternels. Timides, d’abord, et maintenant, incontrôlables. Des fleurs parsemaient la scène. Gaël voyait tout en noir, ébloui par les lumières. Ébloui par ses sentiments.

Il regagna laborieusement les coulisses et s’affaissa dans un coin, incapable d’affronter la foule. Il se sentait si seul, malgré l’excitation des professionnels. Tout tourbillonnait. Gaël se noyait dans la douleur de la perte.

Son meilleur ami aurait dû être là.

Il ne le reverrait plus jamais.

Le jeune homme ne prêta pas attention à la silhouette qui s’approchait. Elle s’installa près de lui, simplement. Silencieuse. Cette ombre non plus n’avait pas besoin des mots. Elle essuya les larmes sur les joues de Gaël, dans un geste presque… intime. De longues minutes s’écoulèrent. Enfin, le jeune homme osa lever les yeux. C’était une fille du même âge que lui, mais ce qui le frappa, ce fut ses yeux.

Des yeux d’une couleur identique à celle qui ornait les pupilles de son ami.

Des yeux bleus comme le ciel.

– Je n’ai jamais été touchée par la musique, murmura-t-elle. C’était avant de t’entendre. C’était avant de comprendre.

Gaël comprit, lui aussi. Il avait creusé un trou entre les nuages pour que ses notes s’envolent dans le ciel. Pour atteindre le soleil. La lumière.

Là-haut, son ami sourit. Gaël avait enfin saisi.

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RosePernot
Posté le 13/03/2024
Incroyable... Je n'ai pas les mots, et de la part d'une passionnée d'écriture, c'est une première ! Un texte émouvant, tout autant que le chapitre précédent. Les mots sont si bien choisit que j'en ai des frissons. Un sujet lourd avec un texte qui donne de l'espoir. Bravo !
coeurfracassé
Posté le 15/03/2024
Merci ! Juste... merci. Ça me fait tellement plaisir de voir que je suis capable d'émouvoir, et donc de faire réfléchir, de chambouler une minuscule partie d'autres personnes sur terre, seulement avec nos mots. Alors merci <3
RosePernot
Posté le 16/03/2024
De rien, en tout cas continue à écrire, tu es fait pour ça !
;-)
Cœur perdu
Posté le 25/07/2023
Woaw !
L'émotion est autant dans tes mots que dans ces notes que l'on imagine.
Triste, comme toutes les belles histoires.
J'ai également beaucoup aimé le découpage, notamment l'ellipse.
coeurfracassé
Posté le 25/07/2023
Merci pour ce délicat commentaire <3
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