La parure. Palais Pernozzi, mercredi 19 septembre 1956 (II)

Elle ne les a pas accompagnés. Nerveuse, elle marche de long en large dans la grande pièce vidée de tous ses occupants. Le claquement rapide de ses talons y résonne au rythme de son anxiété. Annibale n’est pas là, il n’est pas venu lui faire son rapport au matin, ce n’est pas normal, il s’est passé quelque chose. Depuis le vol, il est en chasse. Ça s’est déroulé sous ses yeux. Il est vexé, enragé, il a juré de retrouver la petite conne qui a osé faire ça. Il a actionné son réseau. Mais maintenant, on sait où cueillir la fille, il faut qu’elle lui dise, qu’il arrive ! qu’il arrive ! Elle entend un psst, puis un second. Quoi ? C’est pour elle ? Une princesse ! Elle passe dessus, projette son regard alentour. Il est là planqué derrière une colonne, elle se précipite vers lui. Il n’est pas rasé, ses cheveux sont gras, décoiffés, ses yeux cernés, ses habits sales et fripés, ses chaussures crottées, il sent mauvais. Elle ne l’a jamais vu dans un tel état, lui toujours tiré à quatre épingles.

C’est pour ça qu’il ne s’est pas montré de suite, le prince, les journalistes, on l’aurait questionné, mais il la sait impatiente, il a donc préféré ne pas gagner sa chambre et attendre le moment opportun. D’accord, et ? Et il a logé la fille, il a passé la nuit dehors, il s’est endormi épuisé dans un champ, une vache l’a réveillé, il faisait jour, il a dû se cacher et attendre pour ne pas être repéré. Puis il fallait le temps de faire la route du retour. A-t-il les bijoux, les a-t-il ? Non. Alors, il faut réunir une équipe et aller attraper la fille, elle sait où. Non. Elle ne les a plus, ils sont dans le fleuve. Dans l’Arno ? Dans l’Arno ? Pourquoi, comment, où ? Quelqu’un d’autre le sait ? Il va tout raconter, mais il grelotte, il a pris froid la nuit, il est tout courbaturé, il demande l’autorisation de s’asseoir. Elle devine qu’il a faim et soif. Ils vont dans les cuisines, personne ne les dérangera à cette heure-ci.

Elle l’invite à prendre place au bout de la grande table en bois, elle le prie de la laisser faire, elle va lui préparer à manger. Elle s’y met machinalement, il n’y a pas si longtemps qu’elle ne tambouille plus, mais elle n’est tout de même pas devenue une princesse pour faire la servante. Ça n’arrivera plus jamais, jamais plus il n’y aura un tel accroc dans ce qu’elle entreprend. Tout était pensé pourtant. Et Annibale, il sait y faire, il possède toutes les qualités requises pour être un excellent exécutant, taciturne, débrouillard, costaud, habile de ses mains, sans scrupules, capable de corrompre presque n’importe qui, familier de toute la pègre florentine, superstitieux et dévoué, peut-être dévoué parce que superstitieux, par conséquent à surveiller. En tout cas, il cache bien son jeu, car elle n’aurait jamais imaginé ça de lui lorsqu’il l’a accueillie en livrée de majordome dans l’appartement de la place Navona.

Elle le pensait en ménage avec Giunone. Deux employés de maison ternes, sans aspiration, entièrement voués à leur fonction, servant Son Altesse Sérénissime avec abnégation. En fait, il ne formait pas un couple avec la gouvernante. Tous deux percevaient un maigre salaire, mais ils jouissaient d’un temps libre extensible. Alors, chacun de son côté, à Rome et à Florence, ils s’adonnaient à des occupations plus ou moins intenses, plus ou moins lucratives, plus ou moins risquées, toujours illégales. Débarrassés de leurs uniformes, métamorphosés en caméléons, ils devenaient invisibles parmi les anonymes des villes. De retour du voyage de noces, elle avait fait seule et à l’improviste un saut à l’appartement romain. Aucun n’était présent. Quelques indices ont suscité une intuition. Elle a retrouvé son naturel et ses réflexes de fille des rues, a pris un hôtel minable, s’est mise à les pister et a vu, de ses yeux vu l’un transbahuter des caisses de médicaments frelatés, l’autre relever les compteurs pour un barbeau. Elle n’a rien dit, n’a rien fait, est repartie sans remous à Florence. Ils étaient parfaits.

Annibale avait excellemment travaillé. Il avait soudoyé deux gardiens de Strozzi et s’il n’était pas parvenu à acheter l’inspecteur de la compagnie d’assurances, il lui avait par contre flanqué la frousse de sa vie. Le pleutre l’avait donc laissé truquer à son gré la vitrine d’exposition pour faciliter la subtilisation des bijoux. Comme il se croirait pour longtemps sous le coup d’une terrible menace, il ne dirait jamais rien. Annibale seul savait quand, comment et avec qui il opérerait. De son côté, elle avait usé de ses charmes dévêtus pour obtenir une mirifique couverture d’assurance. Le prince toucherait une énorme indemnité dont elle hériterait. Un jour, dans des années et des années – elle en a suffisamment devant elle – elle ressortirait la parure, elle trouverait une explication.

Mais pour le moment, les bijoux volés sont dans l’Arno à cause de deux espèces d’illuminés. Elle espère qu’Annibale a fichu à la fille la raclée de sa vie s’il lui a mis le grappin dessus, elle s’occupera elle-même du gars. Elle enlève l’assiette, les couverts et le vin et lui sert un café, puis s’assied près de lui à l’extrémité du grand banc.

D’abord il répète ce qu’elle sait déjà, il n’en revient toujours pas, il se repasse encore une fois le film. Il était dans la salle (où il passait tous les jours), quand un type a ouvert la vitrine, a raflé les bijoux en une fraction de seconde, est sorti dans le couloir, a refilé la camelote à une femme ; elle est partie vers la droite, le gars vers la gauche, devant lui médusé. Un gardien a utilisé son sifflet, l’homme a été arrêté à la sortie principale, mais sa complice a pu se faufiler par la porte de derrière. Il a eu la présence d’esprit, profitant de la cohue, de prendre le carton que le voleur avait laissé et d’abîmer la vitrine pour simuler une effraction comme prévu. Maintenant, on était en effet dans le flou sur la suite, il fallait protéger ses arrières. Avant-hier, il a été voir un ami flic pour qu’il lui laisse une longueur d’avance et, avec sa bande, ils ont retourné toute la ville. Rien.

Mais hier – ça, elle le découvre –, la chance lui a souri. Giunone est venu le trouver : la fille était dans sa pension. Elle avait reconnu son petit ami sur une page de journal chez le poissonnier. C’est une Française, une artiste, complètement cinglée. Elle s’était cloîtrée dans sa chambre, en panique. Lui et un pote lui sont tombés dessus dans la soirée. Il lui a passé l’envie de revenir à Florence et il a bien pris son pied. En même temps qu’il prononce ces mots, un rictus bestial enlaidit davantage son visage, une tête à faire peur, même à elle. Il était presque sûr qu’elle avait dit la vérité, elle a donné l’endroit exact. Puis il s’est embusqué dehors pour voir s’il y avait quelqu’un d’autre dans le coup. Mais c’est la nana qui a foutu le camp. Il a été pris de court, il a sauté dans sa bagnole et a suivi le taxi, pendant des dizaines de kilomètres. Le chauffeur l’a laissée dans un village perdu. Là, les gens d’un théâtre ambulant l’ont embarquée. Il n’a pas entendu ce qu’elle leur a raconté pour les convaincre. Elle est allée avec eux à leur camp. Un départ aussi rapide, c’était louche, alors il voulait vérifier le contenu de ses sacs. La lune presque pleine l’aidait, mais pouvait aussi le trahir. Il a réussi, il a trouvé des carnets, il y a lu qu’elle a envoyé un gosse jeter le paquet pour éviter qu’on la coince avec la marchandise. Il se retirait quand les saltimbanques sont sortis s’asseoir autour du feu, il s’est couché dans les hautes herbes, ça a duré, il avait arpenté la ville sans répit depuis le petit matin, il était éreinté, il s’est endormi.

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