Les journalistes sont là, avec leurs calepins, leurs appareils photo, leurs micros. Leur flot a inondé le grand hall d’entrée du palais. Il a bien fallu les recevoir. Ça fait trois jours qu’ils les harcèlent, le prince et elle, et aussi le personnel. Elle est debout à côté de son mari sur la troisième marche de l’escalier monumental. Dignes tous les deux, ils se donnent la main. Mais Vitto ne parvient pas à s’exprimer, le coup qu’il a reçu au moral l’a anéanti ; il défaille, elle le soutient, on apporte un fauteuil, elle l’y conduit, il s’assied et pleure. Alors elle discourt.
Ce qui est arrivé est un crime contre le patrimoine culturel florentin, ça ne se serait pas passé comme ça du temps de Mussolini. Le prince ne relève même pas, il est effondré. Elle raconte l’histoire de la parure, elle récite le texte qu’elle a préparé dans le secret de son prolifique cerveau. Elle varie les intonations, soigne ses gestes, adapte aux paroles l’expression de son visage, sort le grand jeu. Elle est satisfaite de sa prestation. Son époux s’est un peu repris, il balbutie. Ils se ruent tous sur lui, l’assaillent de questions. Il y répond lentement, en sanglotant. Elle se met à l’écart et tente de faire le point. Elle s’attendait à ce moment face à la presse, mais pour autant l’opération n’a pas du tout marché comme prévu. Qui aurait pu imaginer qu’un couple de jeunes imbéciles compromettrait un si beau plan ?
Ce plan avait surgi d’un coup dans son esprit fulgurant et s’était imposé avec la force de l’évidence. C’était trois jours après le mariage, la veille du départ en voyage de noces. Le prince recevait l’homme lui ayant arraché cette entrevue pendant la réception. Par trois fois durant la fête, il était revenu à la charge, agaçant de plus en plus Vitto. La dernière avait toutefois été la bonne. Il lui avait dit que sa femme les portait bien, alors ça signifiait qu’ils quittaient parfois leur tabernacle, non ? Le prince avait été pris au dépourvu, il ne pouvait révéler la supercherie, et il avait accordé ce rendez-vous.
L’individu était le directeur du palais Strozzi, un type passionné et opiniâtre que rien ne semblait pouvoir distraire de l’objectif qu’il s’était assigné dans sa tâche professionnelle. Depuis trois ans, il travaillait sans relâche à un projet d’exposition sur un certain Bronzino, l’auteur du portrait de la femme hautaine. Il voulait que l’événement marque les esprits et draine un large public vers l’institution qu’il dirigeait. Pour ça, il lui fallait du jamais vu. Or, les bijoux qui ne sortaient jamais de leur vitrine étaient les seuls que l’on connaissait portés par une personne représentée par ce Bronzino. Il n’en existait pas d’autres et très rares étaient ceux qui les avaient déjà admirés en vrai. À eux seuls, ils garantiraient le succès de la manifestation. Il voulait les emprunter. On les présenterait comme dans le Trésor de son palais. C’était une bonne idée de les avoir mis sous cette belle copie d’époque que le prince avait la chance de posséder. Ce n’était donc pas l’original, s’était-elle dit, en se jurant de s’interroger désormais systématiquement sur les gens et sur les choses, de tout mettre en doute tout le temps, de gratter pour voir ce qui se trouve en dessous. Elle doit parvenir à extirper d’elle toute forme de naïveté.
Plusieurs fois par le passé, le zélé fonctionnaire était venu supplier le prince. Chaque fois, il avait reçu la même réponse : que les bijoux n’avaient pas bougé depuis des siècles, que seuls les chiens de fascistes l’avaient contraint à les déplacer, qu’ils ne bougeraient plus, lui vivant. Mais maintenant le sacrilège avait été perpétré, la charmante épouse du prince les avait portés devant tout le monde. Pour dire ça, l’entêté monomane avait adopté un petit air malicieux qui n’avait pas plu du tout au prince. Il s’apprêtait à éconduire l’impudent quand elle a pris la parole, après un clin d’œil à son mari. Son statut d’épouse lui donnait voix au chapitre, elle en a profité.
Elle avait tout retenu du plaidoyer clair et érudit développé par l’acharné quémandeur. Elle en a repris tous les arguments, dans un ordre différent, avec ses mots à elle, d’une voix passionnée, jouant sur les images, mélangeant à celle de la froide portraiturée la sienne propre telle que l’avait voulue le prince pour la réception nuptiale, inspiré qu’il avait été par la copie des joyaux. Cette duperie l’avait ravi, elle avait été une petite parcelle de vengeance. Il a cru comprendre qu’elle voulait poursuivre la plaisanterie, leurrer cet enquiquineur et tous les visiteurs de son triste palais. Il a fini par accepter. Elle a fermé les yeux un petit instant, le temps que se dissipe sa tension intérieure. Elle aurait en effet été incapable de dire un mot de plus sur le sujet. Elle ne savait rien du dénommé Bronzino et ignorait presque tout de Florence à la Renaissance. Tout compte fait, la culture, ça peut servir.
Mais si ! lui avait-elle dit après le départ du directeur, mais si ! elle avait fait ce qu’il lui avait demandé. Il paraissait avoir hâte que disparaisse la trace de l’imposture, alors hier elle était allée chez le joaillier faire démonter les bijoux et fondre le métal, puis chez un autre revendre l’or et les pierres. Elle aussi ne voulait pas attendre parce qu’elle avait besoin de cet argent qu’il avait la bonté de lui abandonner. Le projet qu’elle avait lancé avec les fonds qu’il avait eu la gentillesse de mettre à sa disposition exigeait finalement plus de moyens. Cet apport tombait à point nommé. Elle ne pensait donc pas à la copie de la parure quand elle plaidait la cause de l’exposition au palais Strozzi.
Le prince était abasourdi. Quelle méprise pour un clin d’œil ! Avait-il existé ou bien l’avait-il rêvé ? Elle a simulé de n’avoir pas entendu. Qu’importait, a dû penser Vitto, le mal était consommé. Il ne pouvait se rétracter : un prince Pernozzi ne revient pas sur sa parole. En elle-même, elle jubilait. La parure de Lucrezia sortirait.
Elle est sortie et elle a été volée. Comme prévu.
Mais où sont-ils maintenant ces bijoux ? Personne ne doit les retrouver. La police nationale et les journalistes enquêtent. Pour la vingtième fois, ceux-ci sont en train de redire au prince ce qu’ils savent, presque rien, et lui il se lamente en répétant les mêmes phrases comme un disque rayé.
C’est un jeune homme et une jeune femme qui ont fait le coup. Le garçon s’est fait pincer aussitôt tandis que la fille réussissait à fuir avec le butin. La police prétend la rechercher activement depuis trois jours, mais ils n’ont toujours rien. Il y en a un qui doute de la détermination des flics à aboutir, il les trouve mous. En tout cas, le gars ne balancera pas, c’est un dur, un pur, un rouge, et en plus il est fonctionnaire municipal. C’est incroyable. Il est ingénieur et il travaille à la sécurité des musées de la ville. C’est un comble. Il s’appelle Giosuè Brotski, Josh pour ses collègues ; c’est le fils de l’homme d’affaires, on dit qu’il a rompu avec sa famille. De la fille, on ne sait rien du tout, aucun indic n’a d’idée sur qui ça peut être, c’est comme si elle sortait de nulle part. Le gaillard affirme qu’il a agi par idéal, pour sensibiliser l’opinion à la condition du prolétariat. Ses propos sont peu crédibles et en tout cas invraisemblables. Il prétend qu’un écriteau a été laissé sur place pour justifier l’acte, or il n’y avait rien. Selon lui, les bijoux doivent être déposés à la rédaction d’un journal de la ville, avec un communiqué de presse. Peut-être aujourd’hui. Il n’est pas tard, ça peut encore se faire.
Elle tressaille, transpire, trépigne : ça ne doit pas arriver ! Un journaliste étonné par ce geste énervé se détourne du prince pour la regarder : elle joue la décontractée. Il lui faut une idée, vite. Envoyer des gens devant les portes de toutes les rédactions pour intercepter la fille, c’est jouable, Annibale saura s’en charger, mais à quoi ressemble-t-elle ? Du mec, on connaît la tronche, elle s’étale en première page du Corriere dell’Arno, mais la gonzesse ? Quelqu’un vient d’entrer par la grande porte, il chuchote à l’oreille d’un autre qui se penche vers son voisin qui lui-même parle à ceux qui sont autour de lui. Un brouhaha jaillit du groupe. Elle entend que le directeur de Strozzi vient de se suicider. Une tapette ! Ils partent tous comme un essaim excité, délaissant le prince affalé sur son siège, entouré de son infirmière et du médecin qu’elle a appelé. Elle s’approche de lui, lui baise la main. Ils l’emmènent dans un fauteuil roulant vers l’ascenseur.