Ma peau sombre et ma voix claire ont fait pleurer ma mère à ma naissance. Mais de larmes de joie, elle n’en a versé aucune.
J’ai grandi dans la crainte des anciens, morts ou vivants, et des hommes en particulier, surtout vivants. Mon père, le plus souvent.
Cinquième née, cinquième fille, je l’ai déçu quand, bébé, j’ai osé afficher mon absence de virilité. Il ne m’a jamais pardonné.
Ma mère me craint. C’est par ma faute qu’il la frappe. Si j’ai échoué à naître garçon, c’est que j’ai ressassé de viles pensées dans son ventre, et qu’elle n’a pas su m’en détourner. Mais c’est la cinquième fois, alors peut-être que maman le fait exprès.
Mon père désespère. Il trouvera sans doute à marier notre aînée, et convaincra peut-être son époux de s’unir à la cadette aussi, mais les trois benjamines l’atterrent. Nous sommes trop sombres pour qu’un homme de la tribu veuille de nous. Même la tribu masquée ne daignera pas nous enlever.
Je m’estime heureuse, je dois l’avouer. Il se chuchote que les Dinu montent leurs femmes comme les Naqi montent les qilĩ. Si ça ressemble à ce que mon père inflige à ma mère, alors je préfère y échapper.
*
La femme de Suqtu est morte en couches, il a donc accepté d’épouser ma sœur. Mais pas l’aîné, car la cadette est plus jolie, et qu’il a perdu la vigueur de sa jeunesse. Mon père paraissait furieux, mais tout de même soulagé de s’être défait de l’une de nous. J’envie ma sœur, parfois. Ses belles-filles ont le même âge qu’elle, alors elle ne se sentira pas seule. Mais quand les cris de notre mère me réveillent, je la plains de vivre un destin similaire.
Il m’est défendu de lui parler depuis qu’elle a quitté notre famille, alors j’ignore comment elle se porte. J’aimerais la serrer dans mes bras, une dernière fois. Elle me sourit quand elle m’aperçoit, même si ce n’est pas permis. Je me convaincs de sa joie, et devine pourtant qu’elle s’y force pour me rassurer. Elle tient à son rôle de grande sœur, après tout.
Notre aînée est tombée malade, depuis. Même le shaman n’a rien pu faire, et père est en colère. Je le sais pourtant soulagé qu’il ne lui reste que trois filles à marier, mais il aurait préféré qu’une des laideronnes meure à sa place. Moi, en particulier, parce qu’il ne voit pas quel aveugle pourrait l’en débarrasser.
*
Une chose incroyable m’est arrivée, aujourd’hui. Je cherchais une chèvre égarée quand j’ai vu deux cornes dépasser de derrière un rocher en surplomb. Je me suis approchée, pensant la chèvre assoupie, et j’ai touché l’encornure joliment sculptée qui ne m’évoquait aucune bête connue. Les gravures non plus ne me rappelaient aucune tribu.
Je me suis tendue sur la pointe des pieds pour entrevoir la tête à laquelle elle appartenait, mais j’ai glissé sur l’herbe humide de rosée et me suis raccrochée… aux cornes de la bête malchanceuse.
Violemment sorti de son sommeil, c’est un garçon géant qui s’est retourné. Pantoise, je l’ai dévisagé, les poings toujours serrés sur les étranges excroissances. Il a grogné, et son regard m’a sommée de les lâcher.
— Elles ressemblent à celles des montures de la tribu Naqi, lui ai-je dit en continuant de béer.
Il les a couvertes de ses mains, comme inquiet que je m’en saisisse à nouveau.
— Je suis pas une monture ! Et les qer et qilĩ non plus !
Les yeux toujours fixés sur son crâne, j’en oubliais de le contredire.
— Tu viens de quelle tribu ? lui ai-je demandé.
Il a secoué la tête, aucunement gêné par son poids.
— Pas « tribu » : « clan ». Je suis pas Yumã comme toi.
Ainsi c’était vrai, les monstres existaient. J’étudiais l’étrange garçon. Même avec ses curieux traits bestiaux, je le trouvais moins effrayant que les membres de la tribu masquée, moins encore que mon père.
— Est-ce que tu vas… me dévorer ?
Il m’a observée de haut en bas, comme s’il soupesait ses options.
— Non, les Yumã ont un goût fade.
D’abord rassérénée, une vague de malaise m’a saisie. Comment le savait-il ? Oh ! Il plaisantait. Assurément. Sûrement. Probablement.
Mon expression a dû l’inquiéter, parce qu’il s’est senti obligé de préciser :
— J’ai déjà mangé. Et tu es plus maigre qu’un qlepo.
J’ai alors posé les mains sur ma bouche, réalisant que c’était à un homme que j’osais m’adresser. Il s’est assombri.
— Je plaisantais. Tu n’as rien à craindre de moi.
J’ai gardé le silence, à présent plus contrite qu’ébahie. Tant qu’il ne me donnait pas congé, je devrais rester, sans plus lui parler. Il m’a étudiée, intrigué de mon soudain mutisme. Alors j’ai fauté, une fois de plus, pour le lui expliquer.
— C’est débile, a-t-il dit. Je ne suis même pas de ta tribu, et tu n’y es pas non plus. Ses lois n’importent pas.
J’ai hésité, mais pas longtemps. Je trouvais si facile de discuter avec lui. Ô Maître du ciel, s’il te plaît, chers Ancêtres et Divinités, ne me punissez pas d’avoir failli. Pardonnez-moi, je vous en prie, car pour la première fois j’ai goûté au nectar de la liberté.
Assise aux côtés d’un monstre auquel il m’était interdit de parler, j’ai ressenti une paix que je croyais restreinte aux rêves.
*
Plus indocile que jamais, je laissais nos chèvres s’égarer et me proposais pour les chercher. Certaines ne sont jamais revenues et m’ont valu d’être battue, mais je ne regrette rien. J’acceptais le prix pour retrouver le monstre qui me redonnait vie. Ses absences me blessaient, et pas seulement parce que sans son aide les chèvres se perdaient plus sûrement. Ses présences toutefois me mettaient le cœur en joie.
Grâce à lui, je découvrais de vastes horizons, loin au-delà des confins de ma prison.
Un jour, je l’ai trouvé en suivant la mélodie d’une flûte. Il jouait un air rythmé et envoûtant, parfaitement dépaysant. Sa confiance m’impressionnait, car il ne craignait pas d’attirer des bêtes ou hommes mal intentionnés. Je suppose qu’il se savait le seul vrai monstre des environs : alors aux autres, l’inquiétude. Et moi, je souriais de compter le démon parmi mes amis.
Avant même de me voir arriver, il m’a interpellée. À ses sens, rien ne se dérobait. Tandis que je franchissais les talus nous séparant, il a posé sa flûte et chanté de sa voix profonde une mélopée exotique, dans sa langue inconnue.
Je me suis d’abord laissée bercer, avant de le rejoindre en un chœur inégal, improvisé, bredouillé. Il a souri, puis m’a fait répéter des vers obscurs ; intenses et tragiques dans sa bouche, pâles et maladroits dans la mienne.
Je n’ai rencontré personne d’autre qui ait entendu les chants des monstres. Croyez-le ou non, je les trouve beaux, même si leur sens m’échappe à ce jour.
J’ai tâté sa flûte, décorée des mêmes feuilles stylisées que ses cornes, dans l’espoir qu’il m’apprenne à en jouer.
— Elle est en bois ? ai-je demandé pour attirer son attention.
— Euh… non, c’est… de l’os. Un fémur yumã…
Ses derniers mots à peine audibles, il a détourné les yeux. Il ne plaisantait sans doute pas, cette fois-là. J’ai lâché l’instrument. Tant pis, je ne jouerai que de ma voix.
J’y ai souvent repensé, à ces jolies notes nées de la dépouille d’un homme, à la beauté née de la laideur, alors que les Yumã comme mon père ne savent qu’avilir, de la même manière qu’ils font se flétrir ma mère et mes sœurs.
Parfois, je me demande lesquels sont les vrais monstres.
*
— Cache-moi ! ai-je un jour prié mon ami.
Il a planté son regard courroucé sur la silhouette que je fuyais.
— Tu crains ce Yumã, Eqqini ?
— Bien sûr : c’est mon père.
Il s’est retourné pour me scruter, troublé, et m’a guidée vers les landes buissonneuses. Plus près de son clan, plus loin de la tribu. Hors du troupeau et dans la gueule des fauves, dirait mon père. Mais c’était lui, le fauve que je fuyais.
— Tu crains ton père ? a-t-il répété quand nous sommes parvenus hors de vue.
— Pas toi ?
— Non ! J’ai le souffle vivace et le bras fort. Mes parents m’aiment. Je croyais que tous les clans et tribus aimaient leur descendance, même faible.
— Je ne suis pas faible, je suis juste une fille. Une fille laide.
— Je ne te trouve pas laide. Pas plus que les autres Yumã, a-t-il ajouté avec un sourire en coin. Mais qu’est-ce que ça peut faire ?
À mon tour de baigner dans la confusion.
— Il n’y a pas de filles, là d’où tu viens ?
— Quoi ? Bien sûr que si.
J’ai réfléchi pour résoudre ce mystère.
— Peut-être que tu te fiches de ma peau parce que la tienne est sombre aussi…
Il plissait des yeux, les sourcils froncés, l’air perdu.
— … Mais tu n’es pas une fille… ai-je continué.
— Je loue ton sens de l’observation.
— … alors pourquoi est-ce que tu t’abaisses à me parler ?
— Tu veux que j’arrête ?
— Non. Je ne comprends juste pas.
Il a haussé les épaules.
— Comme ça. Tu m’as l’air plus sympa que les autres. Pour être honnête, je suis plutôt censé te chasser ou te capturer, mais je n’ai pas envie.
— C’est… gentil, je suppose.
— Ça me fatiguerait.
Je n’ai pas répondu, inquiétée par sa possible sincérité.
— Je plaisante ! Il n’y a que les faibles pour s’attaquer aux Yumã. Le reste d’entre nous préfère un vrai défi.
Était-il sérieux ? Je ne parvenais jamais à le deviner, mais c’était sûrement ce qui me captivait chez lui.
*
Il occupait de plus en plus mes pensées. Quand mon père me battait, quand les hommes criaient, quand ma mère pleurait et quand mes sœurs se couvraient de bleus, je songeais à lui, au monstre de liberté. À mes instants de bonheur volé.
Je sentais mes joues rosir en sa présence. Ses absences me chagrinaient. Dans mes rêves, il m’emmenait chez lui, au loin. Alors j’ai rassemblé tout mon courage, et je me suis prosternée. Je lui ai présenté les talismans de ma lignée, bénis sur l’autel d’Amar. Parfumée, maquillée et vêtue de la robe cérémoniale de ma mère aux bijoux colorés, j’ai attendu, à la merci d’un monstre.
Je l’ai entendu ramasser une amulette.
— Ça sert à quoi ? a-t-il demandé.
Je me réjouissais d’avoir le nez planté dans l’herbe, car je me suis empourprée du front au cou.
— Ça veut dire… Ça veut dire que j’aimerais devenir ton épouse. J’ai peu de valeur, donc je rassemblerai plus de talismans, mais…
— C’est quoi « épouse » ?
J’ai rougi à faire pâlir les fleurs.
— C’est quand… quand une femme vit avec un homme, le sert, lave et cuisine pour lui, et porte ses enfants.
J’ai levé les yeux sans bouger. Il fronçait les sourcils. Il semblait… consterné ? Mon cœur sombrait.
— On dirait que ça signifie « esclave », Eqqi. Et puis… on appartient à des espèces différentes. Tu ne devrais pas penser comme ça.
Mon cœur a fini de chuter ; effrité.
— Est-ce que tu pourrais au moins m’emmener ? Loin d’ici, avec toi ?
Je n’avais plus la force de parler, alors je murmurais.
— Eqq… Le clan n’est pas un endroit pour les Yumã. Il te rendrait misérable, si tu survis assez longtemps pour le devenir.
Mon regard abattu tomba au sol. Le sol de la tribu, que je foulerai pour le reste de ma courte vie. Ma gorge me faisait mal. J’ai laissé s’échapper une larme, et il a détourné les yeux, embarrassé pour moi.
— Le clan ne va pas, et la tribu ne va pas, mais il y a peut-être autre chose pour toi ailleurs.
J’ai suivi son regard, fixé sur la vaste étendue de vide qui débouche sur le désert, où rien ne pousse et personne ne vit. Il n’y avait rien, là-bas. Il n’y avait rien pour moi nulle part. J’ai pleuré.
— Je suis sérieux. Ta tribu est plutôt sédentaire, mais d’autres se déplacent beaucoup. Elles doivent avoir quelque part où aller, et quelque part où rentrer.
— Je ne veux pas te quitter, suis-je parvenue à sangloter.
— Eqqi, il le faut. Si tu n’y arrives pas, je t’y forcerai. Cette… amourette, ce n’est pas bon pour toi. C’est étrange.
Je suis partie sans un adieu et ai rejoint la tribu, où mon père m’a encore battue pour mes absences. J’ai servi, lavé et cuisiné pour l’homme que je n’aime pas, jusqu’à ce que le sommeil l’emporte. J’ai tâché de m’assoupir sous le regard honteux et désapprobateur de ma mère. Et donc, je n’ai pas réussi à dormir. Alors je me suis relevée, et j’ai quitté mon foyer, et j’ai quitté ma tribu, pour revenir là où je l’avais laissé, et là où il n’attendait plus. Il était reparti dans son clan, sans moi. Celle dont il ne voulait pas. Parce que personne ne veut de moi.
J’ai ramassé les fragments de mon cœur brisé, et je me suis dirigée vers le vaste vide où celui qui ne m’aime pas en retour a dit que je trouverai quelque chose.
Il se trompait sûrement, mais au moins, je cherche.
"C’est quand… quand une femme vit avec un homme, le sert, lave et cuisine pour lui, et porte ses enfants." > Quelle belle définition du mariage, j'aime beaucoup le rapprochement que tu as fait juste après avec l'esclavage :)
Nouvelle triste mais très prenante, l'odieux père m'a beaucoup plu car nous renvoie à des prototypes archaïques qu'on a envie de combattre.
Beaucoup de rencontres inter-especes dans tes nouvelles, est-ce voulu ? :) Petit questionnement : comment se fait-il qu'ils parlent la même langue pour communiquer ainsi ? Il y a une explication à cette facilité, ou est-ce un aspect qui n'est pas évoqué dans ton univers ?
Un joli moment de lecture encore, en espérant que le devenir de cette pauvre fille sera meilleur que sa vie passée... on le lui souhaite ! Meme c'est ça a l'air assez compromis ^^ à part la fuite...
Pour ce qui est des langues, c'est un aspect du lore sur lequel je ne m'étends pas ici, mais comme c'est sous-entendu, je vais développer :
Le clan dont le "monstre" fait partie ne vit pas très loin de la tribu d'Eqqini et croise assez fréquemment des Yumã. Aussi et surtout, il les réduit en esclavage, donc connaît plutôt bien leur langue à force de les côtoyer.
J'ai tendance ) être (trop) pointilleuse sur les difficultés de communication, notamment à travers la langue (si je suis monomaniaque, c'est là-dessus), donc non, ce n'était pas par facilité :)