Dès que nous avons atteint les plaines herbeuses, nous avons lancé nos javelots sur les lièvres. Le mien a tranché le vent en sifflant. Je suis revenu avec une belle prise, mais Nanaq en a ramené trois. Les dieux l’ont toujours injustement favorisé. J’ai mis pied à terre pour laisser paître ma monture.
Aqtil a alors remarqué d’étranges traces de pas. A'ni a dit qu’elles semblaient daemõ. Leur territoire se trouvait encore très loin, mais il leur arrivait de s’aventurer jusqu’ici. Nanaq a froncé les sourcils, l’air inquiet. Je me suis moqué de lui, parce que je ne crains pas les monstres. Il a tiré la langue et je l’ai frappé. A'ni est intervenu.
— Vous devriez avoir honte, qu’il nous a dit.
Seul Nanaq devrait avoir honte, je pense.
— Pas le temps pour vos bêtises. Si les Daemõ sont venus, il faut déguerpir.
— Pourquoi, t'as peur ?
A'ni m’a regardé avec colère. Il a saisi notre gibier et l’a secoué devant notre nez.
— Vous savez comment on traite les lièvres ? C’est comme ça que les Daemõ traitent les Umã.
Alors ils sont partis et ont convaincu la tribu de remballer les tentes. J’ai protesté, sans succès.
On dit que sur le territoire des monstres, les plantes poussent aussi hautes qu'un homme adulte, parfois même davantage. J’irai un jour. Mon père me l’interdit tant qu’il vit, parce que son oncle s'y est rendu sans jamais revenir. Il le croit mort. Moi, je pense qu’il a trouvé un lieu sans peine ni douleur et a choisi d’y rester.
— Pourquoi les monstres nous chassent ? que je lui ai demandé alors qu’on trottait au-devant de la tribu. Ils voient pas qu’on n’est pas du gibier, mais Umã ?
— Leur vue porte plus loin que la nôtre, mon garçon. Et quand ils regardent dans notre direction, ils voient des proies.
— On dirait que tu leur donnes raison.
Je n’ai pas essayé de contenir le dégoût qui perçait ma voix.
— La nature les a faits chasseurs, et ils y excellent.
— Moi aussi, je suis bon chasseur.
Il a laissé échapper un rire moqueur.
— Oui, oui… Un jour, peut-être.
J’ai grimacé.
— À quoi ils ressemblent, de toute façon ?
— Tu n’en as pas vu, tout à l'heure ?
— Seulement leurs traces. Nontaq raconte avoir aperçu une silhouette.
Son regard s’est égaré. Il réfléchissait.
— Ils sont grands et larges. Ils ne se ressemblent pas du tout entre eux. Certains portent les cornes et les bois de nos montures, d’autres les oreilles des lièvres, et d’autres encore les yeux en pointe de javelot des fauves.
— Alors il y a plus d’un type de monstre ?
— Oui.
— Est-ce qu’ils cherchent tous à nous dévorer ?
— Je crois… qu’ils ne nous aiment pas beaucoup.
— Pourquoi ?
Il a tripoté sa barbiche.
— Nous montons les qer et les qilĩ et attaquons à distance.
— Et c’est un problème ?
— Ils nous trouvent injustes.
J’ai roulé des yeux et ralenti mon qilĩ pour rester à hauteur de mon père.
— On n’empêche pas les lièvres de monter les qer et de lancer des javelots s’ils le souhaitent.
Mon père a secoué la tête. Il a ouvert la bouche, mais A'ni, auquel on n’avait pas prêté attention, a parlé plus vite :
— Quand j’étais enfant, avant que la tribu masquée de Dinu ne vole les jolies femmes, dont ta tante, un Daemõ pacifique est venu.
Son regard me défiait de le croire.
— On aurait cru un démon avec ses ailes de peau à la place des bras, mais il parlait de paix, du moins il essayait. Il s’est adressé à la tribu entière, même les femmes, et l'aïeul s'est senti insulté. Le monstre a parlé des choses que ton père vient de te dire, et que si nous voulions que les Daemõ cessent de nous chasser, nous devions traiter les bêtes en égales. L’aïeul a refusé, bien sûr, alors nous devons éviter les démons.
Je l’ai étudié. Sa peau tannée aux tatouages estompés, ses yeux las, sa barbe grisonnante. À quoi s’était attendu le Daemõ ? Est-ce qu’on était censés attraper les lièvres à mains nues ? Est-ce qu’ils chassent ainsi, eux ? Mais nul ne le peut, même s’ils nous dépassent en taille et en force.
— L’aïeul a congédié le démon de la paix, A'ni a continué. Je trouve qu’il avait l’air désolé. Désolé pour nous. Mais il s’est arrêté devant le qilĩ de Tãngaq, et il avait l’air plus désolé encore. L’aïeul s’est inquiété. Il craignait que le Daemõ attaque, tu comprends. Il lui a demandé s’il lui fallait une monture, et le monstre a répondu qu’il n’était plus un nourrisson, qu’il n’avait pas besoin qu’on le porte. Il a offert une friandise au qilĩ, mais aucune pour nous, et il s’est envolé.
Je ne savais que croire. Mon père n’est pas réputé pour sa bravoure, et tout le monde connaît l'amour d’A'ni pour les fables. Ses histoires de monstres paisibles sortaient certainement de son imagination, quoique mon père ne l’ait pas contredit.
À vrai dire, les Daemõ me paraissent trop lointains. Leurs méfaits ne m’ont jamais atteint que par ouï-dire, tandis que j’ai vu de mes yeux les optão dévorer nos enfants, et les tribus rivales attaquer et enlever les nôtres.
Le monde contient mille choses terrifiantes. Nous, pour commencer.
Mon père s’est caressé la moustache, signe qu’il cherchait ses mots :
— En fait mon garçon, notre tribu se targue de ne faire qu’un avec nos montures, mais les Daemõ nous surclassent là aussi.
— Ils montent ?
— Non. Jamais. Ils trouvent la pratique répugnante. Mais ils parlent la langue des bêtes et partagent leurs pensées. Les membres de la tribu les dégoûtent…
Il a secoué la tête, troublé.
— Un regard leur suffit à intimider ou amadouer les qer et les qilĩ, aimables comme farouches. Le gibier leur fait confiance autant qu’il les redoute. Il sait qu’ils respectent les lois, quelles qu’elles soient. Et les prédateurs… quand on a vu l’un de ces monstres face à un carnassier, qu’il soit unt'uq ou sasnã, equun ou optão, on n’oublie jamais.
Il m'a fixé, peut-être soucieux que je le croie.
— N’importe quel membre de la tribu, n’importe quel Umã se recroquevillerait ou fuirait, alors que le danger rend les Daemõ plus imposants. Ils chantent des concerts de rugissements avec les fauves, tandis que les Umã se pissent dessus, aussi terrifiés qu’émerveillés. Ensuite, inévitablement, les prédateurs se détendent et s’en retournent, ou battent en retraite, la queue basse.
— Donc tu t’es pissé dessus, que j’ai dit à mon père.
Il m’a calotté.
— Mon garçon, toi, t'aurais sucé ton pouce et chié liquide.
Je me suis massé le crâne. Même pas vrai.
Plus tard, alors que la tribu faisait halte pour se reposer, Aqtil et moi sommes partis nous dégourdir les jambes. Notre route frôlait les vallons herbeux et, en contrebas de l’escarpement où on se promenait, une harde d’angiq paissait. Je regrettais de ne pas avoir apporté mon javelot.
Nous nous sommes arrêtés là pour manger, et j’ai rapporté à Aqtil les propos de mon père et d’A'ni.
— Je crois… Je crois que les Daemõ sont des esprits de la nature, qu’il a dit. Ils nous montrent les lois et nous demandent de les respecter. On devrait les écouter. C’est dangereux d’énerver la nature.
Je doute que les dieux en conviennent. J’ai levé les yeux au ciel, mais aucun feu céleste ne s’est abattu sur le sot. Quelque chose devait les occuper ailleurs.
— À ce sujet…
Il s’est aplati au sol.
— Regarde, un Daemõ. On doit partir.
Il s’est laissé glisser pour filer en douce, mais je l’ai attrapé par la manche. Le monstre avait la queue et la fourrure rêches et brunes d’un tuqtãl. La harde ne l’avait pas encore remarqué.
— C’est un sasnã derrière lui ? que j’ai chuchoté.
— Ça se peut. Mon père dit qu’ils coopèrent parfois.
— Oh. Alors eux, ils ont le droit de se servir des bêtes, mais pas nous ?
Aqtil a secoué la tête, et s’est couvert le menton de terre au passage.
— Que tu sois d’accord ou pas, le jour où les Daemõ monteront les bêtes et lanceront des javelots, toutes les tribus sous tous les cieux seront fichues. De toute façon je pense pas que…
Le monstre a foncé sur un angiq à queue courte que je n’avais pas remarqué. Il avait dû s’être bien camouflé, parce que même le sasnã a sursauté avant de s’élancer à son tour. Aussi rapides soient les angiq, le Daemõ l’a rattrapé sans mal. Il lui a griffé l’arrière-train, l’a pourchassé jusqu’à ce que la fatigue le ralentisse, et a abrégé ses souffrances. Au-dessus, des rapaces volaient en cercle.
Son regard s’est alors posé droit sur nous, et Aqtil est parti en courant. J’ai frissonné. De froid, je le jure. Vraiment. Et je suis resté. Les monstres ne m’effraient pas. En plus, il avait déjà mangé, et j’avais l’impression qu’il me montrait les lois. Mais les lois ne s’appliquent pas à nous, parce qu’on n’est pas géants comme les Daemõ, et que les dieux nous protègent de la nature. Aucun feu n’est tombé du ciel, donc je dis vrai.
Le monstre a écorché et dépecé sa prise, a retiré les entrailles et quelques organes, a empaqueté la viande et est parti, sans doute vers sa tribu ou leur équivalent. Le sasnã a récupéré les restes et les a emportés dans la direction opposée, peut-être vers sa tribu à lui. Les rapaces ont atterri pour nettoyer la carcasse, et quelques autres charognards se sont invités.
Le jeu de la nature, c’est ça ? Pfeuh.
J’ai jeté un œil au ciel dans le doute. Il s’embrasait. J’ai fait taire mes pensées au cas où les dieux les écouteraient.
J'aime bien ce thème sur les "on-dit". On fait de l'autre son ennemi, plus par ignorance que par réflexion logique. Je sens que tout ce petit monde pourrait coopérer pacifiquement si chacun arrivait à dépasser ses a priori... mais bon, même nous entre humains on y parvient pas... que dire entre différentes espèces... l'incompréhensionet l'ignorance sont ls maux de notre planète....
Jolie nouvelle encore une fois :)
L'opposition des perspectives et l'empathie ou son absence, c'est un sujet qui m'intéresse beaucoup. Peut-être au point de la fixette.