La première lettre

Par Bleiz
Notes de l’auteur : N'hésitez pas à me laisser un commentaire, ça j'aime savoir ce que vous pensez du développement de cette histoire et de ses personnages. Bonne lecture !

Sterenn rêvait.

Elle le savait, de cette certitude confuse que connaissent ceux qui dorment et ceux qui pensent. Puisqu’elle savait qu’elle dormait, désormais, il lui fallait aller voir de quoi il en retournait.

Elle regarda autour d’elle, et soupira de dépit. Elle se retrouvait à nouveau dans la forêt. Pas n’importe laquelle : celle qu’elle avait vu dans son sommeil avant son départ. Elle savait déjà qu’en avançant tout droit, les feuilles mortes finiraient par révéler des dalles noires et blanches, qui la mèneraient aux six sièges. Elle savait aussi que le siège à côté du sien, celui d’où jaillissait la fontaine, serait vide, comme les autres et comme toujours. Mais Sterenn avait conscience qu’il s’agissait d’un rêve. Elle préféra donc marcher dans la direction opposée.

Elle marchait depuis un certain temps – mais quelle est la différence entre une minute et une heure dans ce genre de lieux – et finissait par craindre d’avoir tourné en rond, quand elle entendit un bruit de voix. Elle pensa d’abord qu’il s’agissait de la fillette de la dernière fois, mais elle comprit aussitôt que non, car elle ne la reverrait jamais. Ça aussi, elle en était certaine. Elle se rapprocha à pas de loup. Elle discernait bien une silhouette, derrière les branches, mais de dos, elle ne parvenait pas à dire de qui il s’agissait. Elle avançait lentement, prudente de ne pas faire un bruit. Cachée entre les arbres, elle finit par le voir. C’était un homme qui marmonnait dans sa barbe. Il paraissait très agité, à se diriger dans un sens pour mieux aller dans l’autre immédiatement. Il tirait ses cheveux blonds, époussetait ses manches immaculées avant de jeter les bras en l’air, frustré. Sterenn n’en croyait pas ses yeux. « C’est l’Artiste, » pensa-t-elle, le cœur battant à tout rompre. « C’est lui, c’est vraiment lui, devant moi ! »

Hélas, elle n’avait qu’à moitié raison : c’était bien l’Artiste, mais il n’était pas vraiment là, tout du moins pas de la manière qu’elle aurait souhaitée. C’est pourquoi elle eut beau l’appeler, il ne l’entendit pas. Aussitôt elle se mit en colère, contre lui d’abord, mais surtout contre la Déesse, qu’elle accabla de tous les noms d’oiseaux qu’elle connaissait. Rien à faire : il restait hors d’atteinte, perdu et mécontent, sans qu’elle sache pourquoi. Elle était si concentrée dans sa diatribe qu’elle faillit ne pas remarquer le départ du jeune homme. Mais le rêve devait suivre son fil : au dernier moment, elle vit les ailes de son col disparaître derrière un arbre, et elle s’empressa de le suivre.

Elle ne pouvait pas marcher à sa hauteur. Elle n’essaya même pas. Elle préférait être deux pas derrière lui, qu’elle puisse ainsi ne jamais le perdre des yeux, capable, presque, de le toucher. Ils marchaient ainsi dans la forêt, sur un sentier qu’elle n’avait jamais vu. Elle essaya de lui parler, mais rien à faire : il ne lui répondait pas. Elle se tut, boudeuse, jusqu’à ce que, n’en tenant plus, elle lui raconte tout ce qu’elle avait vu. Parfois, elle avait l’impression qu’il tournait légèrement la tête dans sa direction. Puis, quand elle lui eut tout dit – c’est qu’elle n’avait pas vu grand-chose pour l’instant – elle se mit à chanter. Des airs que son père lui avait appris, surtout. Quelques poèmes d’amour qu’elle avait lus, aussi. Il lui parut que, plus elle chantait, plus l’Artiste ralentissait. Les voilà qui étaient presque côte à côte. En se penchant, elle pourrait voir son visage. 

Mais soudain, le monde tourna sur son axe, le rêve se tordit, et l’Artiste se retrouva loin devant elle. La forêt s’évanouit. Ils faisaient désormais face à la mer. Son ami, les yeux rouges, jouait avec un coquillage, avant de le jeter à l’eau. Il rebondit sur les rochers couverts de berniques, vers un village tout en bas. Alors Sterenn comprit qu’elle avait eu ce qu’elle voulait et que bientôt elle se réveillerait. 

—L’Artiste ! hurla-t-elle.

Sa voix déchira l’air, et l’Artiste se retourna.

Sterenn, les yeux grands ouverts, les joues striées de larmes, était allongée dans l’herbe. Elle s’essuya le visage du revers de sa manche, se redressa. Le sifflet devait avoir été une bonne idée : elle n’aurait pas reçu une telle récompense autrement. 

—Pourquoi l’océan… ? murmura-t-elle par devers elle. Nous avions l’océan. Elle s’assit, réfléchit : Est-ce que tu sais seulement où tu vas ? Non, je ne pense pas. Tu erres, tu cherches à t’éloigner du chemin. Après tout ce temps passé à me rabattre les oreilles sur les mérites de la Déesse et de ses plans, tu as beau jeu de te balader comme ça ! Oh, l’Artiste, mais que cherches-tu ?

« La liberté, » lui souffla ses souvenirs du jeune homme. Elle sourit à demi.

—Ça te ressemblerait bien. Une quête noble, qui t’envoie aux confins du monde. Mais loin de moi ? C’est idiot. Nous aurions pu chercher ensemble.

« Ne cherches-tu pas déjà ? » 

—Va savoir. Une nuée d’oiseaux passa au-dessus d’elle, et elle admira leur vol. C’est surtout toi que je cherche, tu sais. La liberté, je l’ai maintenant. Dès que j’ai quitté la maison, dès que j’ai choisi de partir, même, je l’ai eu, ma liberté. C’est surtout décider ce que je dois en faire qui me tourmente. 

« Tu as toujours été plus maligne que moi. Plus brave, aussi. »

—Oui, peut-être que tu dirais ça, mais je ne suis pas d’accord. Je crois… que tu me manques. C’est tout.

« Tu me manques, et c’est tout. Tout le temps, tout le monde, toute la vie. »

—Alors pourquoi partir ? insista-t-elle. Pourquoi t’enfuir ?

L’Artiste de ses souvenirs ne dit rien. Sterenn devrait lui poser la question quand ils se retrouveraient. Pour l’heure, elle devait se remettre en route.

Le village incendié avait disparu de sa ligne de vision. Le sentier, boueux et froid, traversait de grands champs. Certains avaient été pillés, d’autres brûlés, d’autres encore seulement à moitié. De larges taches de blés se balançaient paresseusement au milieu des tiges raidies et noires. Sterenn gardait son nez enfoui dans le repli de sa cape tant la fumée lui était insupportable. Parfois, une large brise claire venait changer l’air : au fil des jours, il se chargea de sel et d’iode. Sterenn, qui ne s’était pas questionnée auparavant sur les terres qu’elle traversait, s’étonnait désormais de ne pas avoir vu la mer plus tôt. Si la chaumière se trouvait près de l’eau, le reste du monde derrière les bois devait l’être aussi. À moins que la forêt ne l’ait guidée loin dans les terres… Et qu’elle ne retrouve la bonne direction maintenant.

Son père, que faisait-il aujourd’hui ? Pleurait-il encore son départ, ou l’avait-il chassée de son esprit une bonne fois pour toutes ? Le connaissant, il devait faire l’un et l’autre : la maudire à toute heure du jour et de la nuit, et la pleurer quand sa colère s’affaiblissait. Il chercherait à se changer les idées en travaillant sur Ashtar. Sterenn espérait qu’il ne lui donnerait pas sa chambre. Et les autres ? Car son père désirait plusieurs enfants. Il en avait dessiné des centaines, Sterenn avait vu les dessins en rangeant l’atelier, mais seulement quelques-uns revenaient toujours. Elle-même et Ashtar étaient sur toutes les feuilles. Mais il y avait aussi un jeune homme brun, aux grands yeux cernés et au sourire affable, qui ressemblait un peu au vieil homme. Celui-là serait son fils, pour sûr. Un grand garçon aux longs cheveux noirs et au nez aquilin, au teint mat et à la mâchoire serrée, apparaissait aussi régulièrement. Son nom avait été griffonné plusieurs fois, barré et réécrit. Quel était-il déjà, Adam ? Anan ? Non, Andon ! Voilà, son troisième frère s’appelait Andon. L’autre, elle croyait se souvenir d’un nom commençant en M, mais elle n’en aurait pas juré. Elle avait aussi deux sœurs, une grande à la peau noire et aux iris rouges – où leur père allait-il pouvoir se procurer des yeux pareils, elle n’en avait aucune idée – et une petite, une enfant, à peine plus grande que Maurine. Celle-là, Sterenn l’aimait particulièrement : elle souriait sur tous les dessins. 

Pour la première fois depuis son départ, Sterenn se sentit l’envie de rentrer chez elle. « Je viens à peine de partir, et je voudrais déjà faire demi-tour ? » Rien que d’y penser, elle se sentait gênée et en colère contre elle-même. « Hors de question ! » Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à ces frères et sœurs, pas encore créés et pourtant qu’elle connaissait déjà si bien grâce aux esquisses de leur père, et se demanda s’ils l’aimeraient. Quoique pour ça, il aurait fallu qu’elle rentre. Combien de temps fallait-il pour créer une personne de toutes pièces ? Des cheveux sur leurs têtes aux ongles de leurs mains, de leurs langues roses et vibrantes à leur peau souple et chaude, comment le vieillard allait-il faire ? Certes, Sterenn était venue au monde et désormais, il connaissait la recette. N’empêche que ça faisait beaucoup de monde, six enfants. Elle s’imagina un instant revenir, plusieurs années de cela : l’Artiste à ses côtés, son père fou de rage puis de joie à la porte, d’où ses frères et sœurs, curieux, sortiraient un à un pour venir à sa rencontre. Sterenn espérait qu’elle aurait assez de souvenirs pour chacun. 

Perdue dans son imagination, des fragments de leur dernière conversation lui revenaient. Elle lui avait promis des lettres. Elle grimaça :

—Il n’avait pas tort. Ça risque d’être compliqué. À moins, dit-elle en haussant la voix, qu’une certaine Déesse me vienne en aide ?

Le vent poursuivit sa route, le soleil ne s’arrêta pas. Les grandes démonstrations de pouvoir devaient être réservées pour des occasions plus importantes qu’un courrier. Pourtant, que pouvait-il y avoir de plus important que de parler à son père ? Il lui faudrait user de son imagination. Elle fouilla dans ses affaires et celles de l’Artiste : beaucoup d’encre, peu de papier. Un stylet, perdu entre des billes de verre, attira son attention. Elle pourrait écrire dans la glaise, mais restait le problème de l’envoi. 

Démoralisée, elle traîna des pieds toute la journée durant. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne trouvait aucune solution satisfaisante. Ses prières se firent de plus en plus courroucées, jusqu’à ce qu’elle tape du pied et crie :

—Puisque c’est ainsi, j’arrête !

Elle s’assit par terre. Les bras croisés, furibonde, elle fixait l’horizon. L’océan était proche. Les vagues affluaient contre les rochers : elle connaissait leur chant. Si l’Artiste s’y trouvait, elle risquait de le perdre en restant ici.

—Balivernes, dit-elle en secouant la tête avec détermination. L’Artiste est déjà parti. Je le sais, j’en suis certaine ! Et quand bien même il y serait encore ? Je le retrouverai plus loin ! Mais ma lettre ne peut pas attendre. Si je ne l’envoie pas maintenant, que pensera mon père ? Que je l’ai oublié, que je ne reviendrai pas. Pire : que je ne l’aime plus. Qu’au moins, il ait un mot de moi, même si c’est peu. Que je ne l’imagine plus triste.

La nuit menaçait. Les paroles de Ronan le Jeune faisaient écho aux champs dévastés. Les monstres des Fonds sombres étaient peut-être loin, mais il existait toutes sortes de dangers dans ce monde. Elle hésita un moment, torturée entre la crainte de l’obscurité, le désir de se rapprocher de sa prochaine étape et l’impétueux désir d’imposer sa volonté. Finalement, elle se leva et reprit la route. Il faisait sombre. Son seul guide était le bruit de l’eau.

Le trajet qu’elle avait suivi jusqu’alors se recouvrit peu à peu d’herbes folles, aussi loin que ses pieds pouvaient dire. Elle avançait lentement, bras tendus devant elle. Ce son qui la guidait, celui des flots, était différent de ce qu’elle avait l’habitude. Elle crut d’abord que la mer changeait de voix selon les endroits. Il s’avéra qu’elle s’était trompée de chemin.

Au lieu de la mener jusqu’à la mer, la route l’avait guidée le long d’une rivière. La nuit avait empêché Sterenn de réaliser son erreur jusqu’à ce qu’elle se trouve sur ses berges. La jeune femme n’avait pas le choix : même la lune avait disparu. Elle devrait camper ici ce soir.

Mais alors qu’elle s’asseyait, un grand remue-ménage froissa l’herbe. Une par une, des lucioles s’éveillèrent. Leurs ailes brunâtres frissonnaient, avant de révéler leurs lumières. L’air se remplit peu à peu de ces étoiles volantes qui se reflétaient à la surface de l’eau. Sterenn, bouche bée, avait oublié toute peur. Elle tendait les mains vers elles, jusqu’à ce qu’elles acceptent de poser sur elle. Et Sterenn riait. 

—Oh, soupira-t-elle. Voilà ce que je voudrais montrer à mon père. 

Il lui vint tout à coup une idée. Elle fouilla à l’aveugle dans son sac, et en sortit un petit couteau. Elle fourragea à travers la berge et finit par mettre la main sur une large feuille morte. Elle coupa une mèche de ses cheveux. Des couleurs de l’Artiste, elle prit une petite bouteille et versa trois gouttes dorées, avant d’y déposer la boucle. Elle leva la feuille à la hauteur de ses yeux : ce n’était pas parfait, mais elle s’en contenterait. Elle descendit à la rivière, une main tenant son ouvrage, l’autre agrippant la terre. Elle prit une profonde inspiration, pensa à tout ce qu’elle aurait voulu lui dire. Alors elle plaça son trésor à la surface de l’eau. Sterenn fixa la feuille dorée et la mèche glisser sur l’onde, disparaître dans l’obscurité. Ce n’était pas un geste d’importance pour la trame. Elle se plut pourtant à croire que la Déesse aurait le cœur assez large pour conduire son message à bonne destination. 

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Syanelys
Posté le 19/05/2025
Coucou Bleiz !

Six sièges, six enfants, six divinités pour remplacer la Déesse ? L'Artiste est lié à la citation d'adieu "Salut l'Artiste !" ?

Mes premières interrogations sont là. Sterenn qui se met à rêver de lui, à parler avec ses souvenirs, indiquerait qu'il aurait été abandonné, non pas pour le remercier de ses bons et loyaux services mais pour pousser la poupée à explorer le monde en quête d'une personne précise. Une motivation telle qu'elle se refusera de rentrer tant qu'elle n'aura pas atteint le but premier de sa liberté. En attendant, elle suit ses pas, mêlant ses trouvailles à sa volonté de rendre hommage au vieil homme qui doit créer de nouveaux receptacles divins. Je fais peut-être fausse route, mais je sais où se trouvent les Fonds Sombres si tu me demandes de sortir :)

J'ai l'impression que ton style évolue comme Sterenn. Tu t'égares volontairement dans tes pensées, entre songes et réalité, pour donner un but à son existence.

Quant au sifflet, je m'interroge encore. Cet artefact serait né de l'image de l'Artiste et de l'océan ? Un coquillage porteur du doux son marin en guise de rappel des meilleurs moments d'une vie ? Et à côté, une forêt de rédemption en lieu de purgatoire pour des humains devenus monstres ?

Je m'égare. Je me perds volontairement dans ta charmante poésie.

Au plaisir !
Bleiz
Posté le 19/05/2025
Coucou Syanelys,

Merci pour ton commentaire, à chaque fois c'est un régal de lire tes hypothèses ! Je ne révèlerai, comme à mon habitude, rien. Ou plutôt le strict minimum ! Pas d'information supplémentaire sur les six sièges, mais tu t'avances sur une bonne piste... Pour ce qui est de l'Artiste, je peux te dire que je n'avais pas fait le lien, mais rien ne t'empêche d'y voir ce que te révèle le texte ;)
C'est amusant car tu dis que l'Artiste a été abandonné, et pas qu'il a abandonné Sterenn. Je ne dirais pas si c'est vrai ou faux, juste que ton hypothèse n'est pas entièrement correcte, mais qu'il y a de l'idée !
Le style est définitivement travaillé dans ce chapitre pour marcher sur le fil du réel et du rêve. La barrière entre les deux est fragilisée volontairement.
Et pour ce qui est des artefacts, je peux te répondre (presque) complètement : l'Artiste fabrique en vérité peu des objets qu'il accumule. Généralement, il les récupère au détour de ses aventures, et le sifflet fait partie de ceux-là.

À bientôt !
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