Petit à petit, l’herbe rase et piquante de la lande se transforma en longs brins tendres. En trois jours de marche, le sol sombre qu’elle connaissait si bien avait complètement disparu, de même que les provisions de Sterenn. Elle avait rationné autant que possible jusqu’à ce que plus rien ne lui reste. La faim ne semblait pas avoir de prise sur elle, pas plus que la soif, et elle se demandait s’il ne s’agissait pas d’une autre caractéristique de son corps de poupée. Voilà qui l’arrangeait bien : elle n’avait qu’à marcher, s’arrêter de temps à autres, puis reprendre la route. Elle se voyait déjà arpenter le continent avec l’Artiste.
Car la jeune fille avait réfléchi : l’Artiste, après tant de semaines isolé sur la côte, devait vouloir parler tout son saoul. Il se serait dirigé vers le village le plus proche pour y raconter ses aventures. L’idée lui causait un peu de peine, car les moments passés avec lui étaient parmi ses souvenirs les plus précieux. Elle ne pouvait qu’espérer qu’il se serait tu sur sa rencontre avec elle et son père. À vrai dire, il était peu probable qu’il ait révélé quoi que ce soit sur leur temps ensemble : l’Artiste ne pouvait pas manquer de savoir que cela aurait déplu à Sterenn. Mais les autres aventures qu’il avait imaginées pendant son séjour à la chaumière faisaient un assez bon échange pour une nuit dans une grange et un morceau de pain. Il ne restait plus qu’à Sterenn de retrouver sa trace. Fort heureusement, il n’y avait pour l’instant qu’un seul chemin. Il plongeait droit dans l’horizon sans dévier de sa course. Sterenn faisait de même.
Ce n’est qu’au bout du cinquième jour qu’elle trouva ce qu’elle cherchait. Au détour d’une colline, elle aperçut un amas de maisonnées, noires comme le pain, d’où s’échappait un filet de fumée qui montait haut dans le ciel. De là où elle se tenait, le village était gros comme le poing. Elle pressa le pas. Toutes les histoires, tous les contes lui revenaient pêle-mêle à l’esprit. Elle avait tant de questions ! Il n’était pas encore midi : la plupart des habitants devaient être occupés par le travail aux champs. Peut-être les femmes discutaient-elles par-dessus leur métier à tisser, et sans doute que les enfants aidaient leurs frères et sœurs avec les bêtes. Elle se voyait déjà au milieu d’eux. Elle se montrerait poli et aimable, discrète et charmante et pour sûr, on l’aiderait. L’Artiste lui avait bien dit que sans entraide, les hommes étaient perdus !
L’Artiste lui avait aussi dit d’être prudente, et son père avait fait de même. Mais leurs mises en garde ne lui vinrent même pas à l’esprit tant son enthousiasme était grand. Du reste, il n’y avait pas besoin de se cacher : le village, silencieux, paraissait endormi.
Ce fut l’odeur qui l’alerta. Un parfum de bois, de cendres et de poudre froide qu’elle n’avait jamais senti auparavant : c’est qu’elle n’avait jamais connu la guerre.
Elle ralentit sa course jusqu’à l’arrêt. Elle n’avait rien vu de pareil. Mais il fallait bien avancer. Elle se remit donc en marche, en silence.
Ses chaussures laissaient de délicates empreintes dans les cendres blanches. Sa cape, qu’elle tenait près d’elle, y traçait deux faibles lignes. Ses mains s’étaient d’instinct agrippées au tissu épais et son capuchon rabattu en hâte. Elle avançait avec précaution et pourtant, elle grimaçait à chaque crissement que ses pas faisaient. Même le souffle de sa respiration semblait se répercuter contre les murs à moitié démolis. Les maisonnettes noires de suie se succédaient, écroulées sur elles-mêmes. Une onde de chaleur s’en dégageait encore quand Sterenn passa au milieu des débris. Elle effleura du bout des doigts un morceau de toit et les retira vite avec un sifflement de douleur. Elle s’éloigna, non sans avoir jeté un regard de reproche à la demeure brûlée. Elle n’entendait toujours personne.
Enfin, elle s’arrêta devant ce qui avait dû être une ferme auparavant, et qui n’était plus qu’une bâtisse indéfinissable. Il n’en restait plus que la charpente, calcinée jusqu’à l’os, tenant debout plus par accident que par force. Elle n’osa pas passer le portillon. Celui-ci n’offrait pourtant que peu de résistance : sur ses quatre planches de bois, il n’en restait que deux. Mais la jeune fille craignait qu’en les poussant, elles ne tombent définitivement. Du reste, elle n’osait désormais plus du tout bouger. C’était la première fois qu’elle voyait une maison aussi grande, autant d’habitations : autant de ruines désormais. Tout était si gros et si haut – elle devinait que ces restes cachaient la grandeur passée de ces constructions – et tout était pourtant détruit et plus bas que terre. Sous les cendres tièdes dépassaient des planches de bois brûlées, par-ci, par-là, des coffres vides et renversés, une foule d’objets cassés teintés par la poussière. Sterenn se demanda combien y en avait-il de cachés sous cette neige grise, et comment cela avait-il pu arriver. C’était la trace d’une tempête d’un tout nouveau genre. La foudre avait dû s’abattre en un coup bref. Le feu s’était étendu rapidement. Les habitants s’étaient enfuis vers le nord. L’Artiste ? Oh, cela faisait bien longtemps qu’il n’était plus là… C’était une histoire complète, un récit sans faille. Mais Sterenn avait beau se répéter ce gentil scénario, elle n’y croyait pas. En vérité, cela sentait le mal. Son cœur fantôme battit plus fort. Qui pouvait casser le bois et tordre le métal n’aurait aucune difficulté à briser sa porcelaine. Sterenn tourna les talons et s’en fut, une collection d’empreintes à sa suite.
Pour rejoindre la route, elle pouvait revenir sur ses pas ou contourner la ferme. Il eut été plus simple de faire demi-tour, mais la suie des débris l’effrayait. Elle préférait encore l’inconnu.
D’où venait cette peur ? La jeune fille était seule. Pourtant, elle tremblait comme si les monstres l’avaient suivie jusqu’ici. Cette idée l’affola et elle se retourna, scrutant la cour avec angoisse. Non, il n’y avait rien ici, rien de là-bas. Ce monde-ci était séparé de l’ancien. Ces monstres n’avaient rien voir avec les siens. Il fallait qu’elle se détache de ce qu’elle voyait : le malheur était déjà passé. Elle ne risquait rien. Son souffle ralentit. « Voilà, c’est ainsi que cela doit être, » pensa-t-elle en ajustant son capuchon. « L’aventure ne peut pas être que bleue et verte. » Elle repartit : si elle se dépêchait, peut-être trouverait-elle un autre village disposé à l’accueillir. « Peut-être que lui aussi sera brûlé, » se dit-elle en accélérant le pas. C’est alors que, perché sur un muret de pierres, elle aperçut une drôle de forme. Sterenn s’en approcha : on y avait déposé une poupée de chiffon. Sterenn caressa ses cheveux de laine et ses yeux de bouton, réfléchit, puis la jeta dans sa sacoche.
Un champ brûlé, crépitant encore dans la poussière, longeait la route. À voir tous ces feux mourants, de la porte du village jusqu’ici, Sterenn s’étonnait que la route ait été épargnée. Plus encore, elle s’étonnait de ne pas avoir aperçu l’incendie plus tôt. Du haut des collines, les flammes auraient dû l’avertir de ce qui l’attendait. Elle s’avança dans le champ. Les tiges calcinées, parfois aussi hautes qu’elles, craquaient sous ses souliers brodées. Elle les écartait, traversant ce rideau noir à grand peine. Les relents de fumée l’étouffaient. Elle rabattit son capuchon et tira un pan du tissu devant son visage.
Un cri trancha l’air. Sterenn se jeta à genoux. Un second cri retentit, comme l’écho d’une grotte, comme un lion blessé. Le parfum du fer et du sang se glissa jusqu’à elle. Puis des hoquets, clinquants comme des billes, ricochèrent dans l’air. Sterenn se releva à moitié. Il y avait là un homme vêtu de cuir et de fer, avec des cercles bleus peints à même la peau, qui pleurait. De lourdes larmes roulaient le long de son nez et tombaient dans sa barbe. Tout à coup, il détacha l’épée qui pendait à son côté et la jeta avec un hurlement de rage. Sterenn fut prise de pitié. Elle aussi s’était déjà sentie envahie par la colère et la tristesse en un seul mouvement. Elle connaissait la douleur qu’un tel mélange de saveurs produisait. C’est pourquoi elle se mit debout et s’écria :
—C’est dur, n’est-ce pas ?
L’homme fit volte-face et fut frappée de stupeur. Il porta une main à son crâne et n’y trouva ni sang, ni bosse. Puisqu’il n’était ni mort, ni fou, il comprit que cette femme aux yeux de lac et à la peau de lait devait être réelle.
—Hélas, madame, et il l’appelait madame car une telle créature ne pouvait être qu’une fée ou une nymphe, et tout être de ce genre devait être traité avec le plus grand des respects, vous n’imaginez pas à quel point. J’ai échoué.
—En quoi ?
—Je devais protéger mes gens et je suis arrivé trop tard. En vérité, vous devriez partir, vous aussi : je suis un moins que rien.
—Vous êtes debout devant moi. De toute évidence, vous êtes plus que rien.
Il eut un soupir désabusé que Sterenn ne comprit pas. L’homme s’assit dans les blés brûlés et dit :
—J’ai tout perdu : je n’ai pas pu protéger mes gens, donc j’ai perdu mon honneur. Mon voisin a attaqué mes terres quand j’étais loin, et il m’a pris mon domaine. Ce qu’il restait, il l’a détruit, et il désigna le village incendié. Je n’ai plus que ma vie.
—C’est déjà quelque chose.
—Pas quand on a perdu ce qui compte. Je vivais pour les miens : sans eux, je ne suis rien.
—Alors il faut les retrouver !
—J’y pense. Mais ça vaudrait dire donner la seule chose qui me reste et, malgré tout ce que je vous dis, je n’ai pas envie de voir le Bon Sire. Pas encore.
Sterenn se retint de lui demander qui était ce sire qui lui faisait si peur malgré sa bonté, car elle devinait que c’était une de ces figures pas si dissemblables à la Déesse. Soudain, elle déclara sans réfléchir :
—Si vous ne partez pas maintenant, vous ne pourrez plus jamais partir.
—Comment ? murmura-t-il, intrigué par les propos et la force de cette voix si étrange.
—Ne restez pas trop longtemps dans vos cendres. Vous ne pourrez plus vous relever. Sterenn ne savait pas d’où lui venaient ces mots qui coulaient de ses lèvres comme de l’eau. Si vous ne pouvez récupérer ce qui a disparu, vous devez vous faire justice.
Le guerrier hocha la tête avec lenteur. Il trouvait cette femme bien sage et bien mystérieuse. Il observa les anneaux pâles de son cou, mal cachés par sa cape, les cercles rouges de ses joues et sa bouche aux mots si mordants. Son père lui avait parlé des peuples de la lande. Leurs pouvoirs mystérieux nourrissaient les récits des soirées d’hiver. Si elle était l’une d’entre eux, et il en était certain, il pourrait obtenir une faveur d’elle. Il se redressa sur ses coudes et dit :
—Belle dame, dites-moi quoi faire. Un mot de vous me portera chance.
Sterenn n’aurait su quoi lui répondre, si le souvenir de l’Artiste ne s’était pas alors imposé à elle. L’Artiste, toujours suspendu aux mots de la Déesse invisible, qu’aurait-il fait ? « Il lui aurait raconté quelque mensonge, pourvu qu’il obtienne ce qu’il souhaite, » songea la jeune femme avec dérision. Mais il pouvait se permettre d’agir ainsi, car l’Artiste était libre de tout sauf du fil de la trame, comme il aimait à le répéter. Sterenn, amère, ne pouvait qu’admettre sa différence. Elle repensa à la façon dont elle avait trouvé sa voix. Peut-être était-il temps pour un nouveau marché. « Déesse, » pensa-t-elle, « si tu m’entends, parle à ma place, et en échange, guide-moi vers l’Artiste. » Mais elle ne voulait pas manquer sa chance d’en savoir plus sur ce monde si vaste. C’est pourquoi elle demanda d’abord :
—Quel est votre nom ?
—Je suis Ronan le Jeune, seigneur des Landes, déclara-t-il fièrement avant de préciser : enfin, de cette partie des landes. Mon père est Ronan le Vieux, vous avez sans doute entendu parler de lui. Nos armoiries sont frappées d’une fleur d’ajonc.
—Reprenez les armes, Ronan. Elle réfléchit un moment. Tenez : j’ai quelque chose qui pourrait aider votre vengeance.
Elle sortit de sa sacoche, d’entre les replis du baluchon à damier qui y était caché, un long sifflet en os. Elle ne l’avait jamais vu auparavant, au point qu’elle se demanda comment il était arrivé là. Mais Ronan la regardait ; elle se composa donc une expression sereine et lui tendit l’objet.
—Quel drôle d’artefact, souffla le guerrier, observant l’instrument sous toutes les coutures. Et… qu’est-ce que ça fait, exactement ?
—Vous le saurez le moment venu, dit Sterenn qui aurait été bien en peine de répondre autre chose.
Le guerrier acquiesça, fasciné par le cadeau. Sterenn, elle, repensait à la maison du bout du monde. Ronan reprit :
—Pardonnez ma curiosité, dame, mais pourquoi êtes-vous par ici ? Les routes ne sont pas sûres. Il y a la guerre, vous savez, et pas qu’ici. Au sud, c’est pire encore.
—C’est que je cherche mon ami, l’Artiste.
—Un artiste qui bat la campagne ne fera pas long feu par les temps qui trainent… Pardonnez ma franchise, mais si on n’a ni argent, ni épée, il vaut mieux rester chez soi. Enfin, pour les gens comme nous, s’empressa-t-il d’ajouter.
Sterenn aurait bien répondu que cet Artiste-là n’était pas comme eux, qu’il était protégé par une Déesse aux grands pouvoirs qui avait jugé bon de le garder en vie jusque-là et qui continuerait à le faire, mais elle sentait qu’une telle déclaration engendrerait une foule de questions. Or, elle n’avait envie d’en répondre à aucune. Elle souhaitait juste trouver une solution, un indice, quelque chose qui la rapproche de l’Artiste. Mais le guerrier fouillait dans ses poches, et avant que Sterenn ne puisse lui demander ce qu’il cherchait, il avait trouvé.
—Ce n’est pas grand-chose, fit-il en lui tendant une large chevalière en fer, mais prenez-la.
—Pourquoi ?
Le guerrier rougit.
—Pour que vous vous souveniez de moi ?
Il aurait eu du mal à lui admettre que la faveur d’une fée avait plus de valeur que n’importe quel bijou, et qu’il ne voulait pas l’offenser d’une manière ou d’une autre. Ainsi, un cadeau s’imposait en échange du sifflet. Mais Sterenn, ravie de cette attention surprise, n’envisagea pas de tels calculs.
—Merci, Ronan le Jeune. Je n’oublierai pas de sitôt une gentillesse comme la vôtre !
—Attendez, dame ! Où allez-vous ? s’exclama-t-il en la voyant se lever et s’éloigner. Si vous continuez sur cette route, vous rencontrerez des milices et du danger.
—Je dois suivre le chemin, ami. Jusqu’au bout !
Et elle s’en fut dans l’air glacé.
Quel beau chapitre ! Sterenn initie sa quête du monde extérieur par ce qui se fait de plus beau chez l'humain : l'art de la guerre jamais maîtrisé pour des raisons typiquement humaines ! J'ai beaucoup aimé qu'elle découvre sous tes descriptions la désolation tout en tâchant d'accorder son regard sur celui de l'Artiste. Jusqu'au point, comme lui, de pactiser avec la Déesse !
Sterenn se surprend à vouloir laisser la Déesse s'exprimer à travers elle en échange d'un indice sur la route à suivre et la voilà détentrice d'un sifflet digne du plus bel artefact des invocateurs ! Au moins, ses paroles ont eu un bel effet auprès du premier venu qu'elle tâche d'aider dans sa quête. J'espère que tu nous diras quel monstre des Fonds Sombres aura émergé dudit objet. La Chouette, avoue !
Ton dialogue a été vécu comme un beau discours à deux sens : souvenirs, regrets, responsabilités, échecs. Des termes aussi percutants pour le Jeune que pour la poupée. Je ne sais pas si c'était voulu, mais j'ai vraiment eu l'impression que Sterenn se parlait avant tout à elle-même en donnant son avis sur le drame qu'elle voyait.
J'aime beaucoup sa première incursion avec l'inconnu en tout cas ! En tout cas, en suivant l'Artiste, voilà qu'elle agit comme la Déesse : je te donne et... qu'aurais-je en retour ?
Vite, la suite ? Mirage peut attendre, non ? :p
Contente que cette première interaction de Sterenn avec le monde extérieur te plaise ! En effet, elle suit le modèle de l'Artiste... Je me demande ce que ça pourrait vouloir dire...
Je ne dirai rien sur la Chouette, navrée ! Mes lèvres sont un tombeau : rien ne sortira ! Mais je peux te dire qu'en effet, il y aura un lien avec les Fonds sombres... en revanche, sache aussi que ce sifflet est une graine pour les cycles qui suivent.
Oui, Sterenn semble en effet voir dans Ronan le Jeune une sorte de miroir, outre son rôle de "guide" au compte de la Déesse.
À bientôt (et malheureusement, comme le vieillard du bout du monde, j'essaye d'être un parent aimant envers tous mes personnages : pas de favoritisme ! x) )