La promesse

Vickle et Nebih regardaient les oiseaux de mer courir sur le sable, jouant à trappe-trappe avec les vagues.

« Voilà mon secret, conclut Nebih. Ma vie est entre tes mains, car si un humain découvre la vérité et me rejette pour ce que je suis au creux du courant, je serai condamné sans retour aux Abysses.

- Qu’est-ce que c’est, les Abysses ? Demanda Vickle qui avait retrouvé sa voix.

- C’est le néant sourd, aveugle et douloureux. C’est la nuit pire que la mort. »

Vickle frissonna et jura :

« Je t’aime de tout mon cœur. Jamais je ne te rejetterai ni ne te trahirai. »

Ce secret partagé était moins lourd à porter pour Nebih désormais. Vickle et lui passaient de longues heures ensemble. La jeune fille l’accompagnait les dimanches et ils passaient de bons moments à nager dans les parages et à se prélasser sur le sable.

Cette nouvelle complicité n’échappa à personne au village. Les questions s’adressèrent alors à Vickle, parce qu’un étranger qui refuse de répondre, d’accord, mais une fille du village ne peut pas avoir de secret pour les siens. Vickle se tut. Bientôt, la curiosité des villageois devint dévorante. Vickle n’avait plus de répit. Le boulanger cessa de lui offrir des pains sucrés, comme il l’avait toujours fait. Ses cousins ne l’invitaient plus à venir nager avec eux. Sa meilleure amie lui dit enfin tout haut ce que tant d’autres pensaient tout bas : « Je ne veux pas faire d’efforts pour une fille qui se méfie de moi. Je n’ai plus confiance en toi, puisque tu ne veux pas te fier à moi. Qu’est-ce qu’il fait de si bizarre cet étranger, pour t’avoir cousu les lèvres comme ça ? »

Le secret devenait lourd à porter pour Vickle, alors que Nebih marchait d’un pas de plus en plus dansant, à mesure que les jours passaient et que la fin de son épreuve approchait. Il chantait avec la joie d’un jeune oiseau qui a appris à voler et défie les vents. Ce jour-là marquait le début du dernier mois d’épreuve. Ensuite, il serait libre.

Seule dans le public, Vickle chercha du regard ceux qui d’habitude l’imploraient d’accepter une danse. Ils la fuyaient. Elle sentait les regards des gens comme des aiguilles à coudre enfoncées dans sa peau. Elle appela un jeune cafetier, qu’elle connaissait, comme tous les vendeurs ambulants du marché, pour lui demander une fougasse et un café. Il l’ignora superbement. De rage, elle se planta devant lui et exigea d’être servie. Il s’exclama à haute voix : « Tiens, tu as une langue pour parler, toi ? », puis, lui faisant signe de se rapprocher, il lui chuchota à l’oreille : « Viens chez moi demain ; moi aussi je suis un bon amoureux, je te traiterai mieux que lui et ta réputation sera refaite. »

Vickle n’attendit pas d’en entendre davantage. Elle tourna les talons et sortit la tête haute. Elle marcha dignement jusqu’à sa maison. Une fois seulement la porte refermée derrière elle, elle déborda en sanglots et en cris de colère. Rien ne pouvait plus l’arrêter. Quand son père revint du marché, Vickle ne pouvait plus contenir sa rancoeur. En racontant les brimades, elle raconta le secret. Elle avait ouvert son cœur. Alors elle fit jurer le secret à son père en pleurant de plus belle, ce que son père fit pour faire plaisir à sa fille.

Vickle alla se coucher le cœur plus léger. Maintenant partagé le secret était moins lourd à porter, cependant il était encore moins lourd pour son père que pour elle. Celui-ci, inquiet de ce qu’il avait appris, consulta sa femme sur la question et lui fit jurer le secret. Celle-ci fut fière de pouvoir enfin informer ses amies à propos de ce jeune homme, dont elle n’avait pas compris s’il était un garçon, une fille, une sirène ou autre chose. Chacun avait son opinion sur la question et s’empressa de vérifier son point de vue en consultant d’autres avis – dans le plus grand secret.

En un mois, le secret de Nebih fit le tour de toutes les maisons et resta le secret le mieux gardé du village.

Au marché de la pleine lune qui suivit, Nebih se rendait sur la place. Il rayonnait. Ce jour était le dernier de l’année qu’il venait de passer parmi les humains. Mais alors qu’il s’avançait vers la scène pour chanter comme d’habitude, un grand silence se fit sur son passage. A son approche, certains se tournaient, gênés, tandis que d’autres le dévisageaient avec curiosité. Nebih ralentit le pas et s’arrêta en cherchant Vickle du regard. Elle était assise avec d’autres jeunes villageois. Elle fuit son regard et cacha son visage dans ses deux mains.

Le soleil fut tout à coup froid sur sa peau. Néanmoins, personne ne lui avait encore manifesté d’hostilité. Nebih posa courageusement son manteau sur le gradin.

Alors un homme qui ne l’avait jamais aimé pris le manteau et lui jeta au visage. Puis il lui lança ces mots : « Rhabille-toi. Va-t-en » et il cracha au visage de Nebih. Celui-ci ne bougea pas et lui rendit son regard. Le visage du villageois se plissa de haine et il fonça sur lui. Tous les villageois se levèrent, certains pour arrêter leur confrère, d’autres pour l’encourager.

Les cris résonnèrent contre toutes les façades des maisons, ricochèrent dans les rues, rebondirent sur les pavés jusqu’au port, où ils plongèrent entre les eaux qu’ils fendirent jusqu’à la Cité ondine.

L’Océan s’ouvrit dans une gerbe d’écume verticale. Un bras monstrueux, bleu, épais comme le clocher de l’Eglise, jaillit et s’abattit sur la ville, brisant les toits, renversant les murs. Avant qu’aucun habitant n’ait pu crier, les doigts géants se refermèrent sur Nebih et la main se retira, fendant les maisons, brisant les bateaux, jusqu’à disparaître dans les eaux.

La Cité ondine était loin des côtes, mais loin n’est rien pour un bras monstrueux. En un tour de main, voilà Nebih devant le Conseil des Anciens, dont les bouches sans lèvres sourirent avec satisfaction.

« Eh bien, te revoilà sirène.

- Non. »

Les sourires disparaissent.

« Réfléchis bien, car c’est soit sirène, soit les Abysses. »

Pendant ce temps sur la côte, Vickle court au milieu des cris, entre les décombres épars. Ignorant les hurlements dans son dos, elle aborde la jetée, accélère, plonge et nage vers le large, défiant la mer, dans la direction où a disparu Nebih. Elle est bonne nageuse et fend l’eau. L’horizon lui semble proche. Derrière elle, des appels, des lamentations s’éloignent.

Sous l’eau, le bourreau a mené Nebih sur le rebord de la roche, aux dernières limites du monde connu. Il est au bord d’un gouffre glacial et tourbillonnant, d’un néant qui avale lumière et vie vers les profondeurs abyssales. Nebih se débat, mais une poussée violente dans son dos le propulse dans un courant glacial. Il lutte, est emporté, emmené dans les Abysses.

Vickle nage, et nage, tandis que le soleil poursuit sa tranquille course vers l’horizon. Elle trace sa voie dans l’eau tandis que l’ombre descend sur le monde. Elle se fatigue. Ses bras sont lourds et ses jambes remuent lentement. Si les histoires sont vraies, elle peut plonger, descendre dans les profondeurs et espérer atteindre la Cité des ondins, comme le faisaient les humains jadis. Elle n’ose pas inspirer l’eau glacée dans ses poumons douloureux. Elle entend alors des voix derrière elle. Une barque s’approche. Ses parents fous d’inquiétude la repêchent. Elle a trop froid pour expliquer. Des mains l’agrippent et l’empêchent de sauter dans l’eau.

Nebih lutte de toutes ses forces contre ce tourbillon qui l’attire. Il perçoit au loin tout ce qu’il perd pour toujours : la lumière bleue intense des profondeurs, la roche foisonnante de vie, le chant lointain d’une baleine, la caresse des courants. Il est inexorablement aspiré dans la nuit épaisse et visqueuse des Abysses. La lumière feutrée des profondeurs s’est éteinte depuis longtemps. L’eau des abysses fige son cœur, son sang et son souffle.

Un choc résonne dans tous les os de Nebih quand il heurte le plat du sol. Il est arrivé au plus profond des Abysses où l’attend une éternité de froid et d’ennui.

Très loin de là, Vickle regarde par la fenêtre la mer qui s’étale au soleil levant. Elle a préparé ses affaires – elle quitte la côte et son village d’enfance, avec dans le cœur la promesse de retrouver Nebih et de réparer le tort dont elle est responsable.

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