La Pythie tout feu, tout flamme

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonne lecture !

 

J’ignorais ce qui était le plus humide : les murs rocailleux transpirant de condensation ou mes vêtements. Je maudissais l’horrible lac qui avait transformé l’intérieur de mes chaussures en flaques glacées. Un frisson me parcourut l’échine et je serrai les dents. Ce serait un miracle si nous n’attrapions pas tous un rhume carabiné. Quoique certains s’en tiraient mieux que d’autres. Je glissai un regard jaloux vers Baptiste et Élias : ils étaient aussi mouillés que moi, mais ça n’avait pas l’air de les déranger le moins du monde. Bon sang, ils avaient même l’audace d’avoir la classe avec leurs vêtements trempés ! J’étais ravie qu’ils se portent bien, lecteurs, là n’est pas la question. J’étais fière d’eux, même ! N’empêche que la vie est parfois trop injuste. Je me forçai à penser à autre chose. Tiens, au lieu de me plaindre de mes amis, j’allais me plaindre de l’environnement ! Ne pas dégringoler dans cet escalier était un exploit en soi. Je m’appuyais à deux mains contre les parois étroites et humides pour ne pas tomber, avec un succès mitigé. Plus d’une fois, Élias dut me rattraper de justesse alors que je manquais de glisser sur les marches.

L’escalier en colimaçons semblait descendre jusqu’au centre de la terre. Une lumière rougeâtre et diffuse, provenant d’une mince fente entre le plafond et les parois, nous éclairait. Il n’y avait pas grand-chose à voir, pour l’instant. Des esquisses de stalactites, de la condensation, et toujours plus de marches se noyant dans une obscurité sans fin. L’air lourd pesait tout autour de nous et exacerbait notre stress. Les semelles de nos chaussures résonnaient étrangement contre ces hauts murs, mi- béton, mi- grès. J’osais à peine respirer, de peur de faire trop de bruit. Parfois, une goutte d’eau tombait du plafond sur le sommet de mon crâne ou sur le dos de ma main. J’avais du mal à m’empêcher de sursauter. Personne n’osait parler. Le silence était d’autant plus pesant que nous étions conscients de ce que nous nous préparions à faire, sans savoir toutefois dans quoi nous allions mettre les pieds.

Soudain, Gemma leva la main. La troupe s’arrêta immédiatement. J’agrippais le bout de ma manche, un peu trop longue, entre mes doigts. J’essayai de tendre l’oreille, mais le sang qui battait à mes tempes m’empêchait d’entendre quoi que ce soit. Le Barde posa un doigt sur ses lèvres et pointa quelque chose avec son autre main. Je me mis sur la pointe des pieds, mais quoi que ce soit, c’était hors de ma vue. Baptiste, en revanche, juste derrière Gemma, vit ce qu’elle désignait. Ses yeux s’écarquillèrent et il chuchota en se tournant à demi :

—Il y a quatre portes. Rien d’autre, dit-il avant de plisser les yeux. Je vois une boîte accrochée au mur, juste à côté de l’une d’entre elles...

—Ce sera celle qu’il faudra ouvrir, dis-je en réfléchissant.

—On va avoir besoin d’un code pour rentrer.

Je pris une grande inspiration. D’accord, très bien. Pas d’ennemis en vue. Au contraire, peut-être allions pouvoir sortir d’ici plus vite que prévu. Encore fallait-il que nous y trouvions les dossiers de mon père… 

—Je propose que Baptiste et moi y allions, déclara alors Élias à voix basse.

—Quoi ? Tu plaisantes ? s’exclama Martin d’une voix forte avant de plaquer une main sur sa bouche.

—Il a raison, souffla Gemma en se rapprochant du reste du groupe, toujours coincé dans les escaliers. C’est trop dangereux d’y aller seuls. 

—On ne peut pas tous y aller, rétorqua le Chevalier en retroussant ses manches.

Il gardait les yeux fixés sur la porte et caressait la poche de son jean avec le pouce de sa main gauche. Il avait dû y glisser une arme pendant que j’étais encore coincée en haut du ravin. Je m’accordai quelques secondes de douce autosatisfaction. J’avais bien choisi mes Héros : tous si courageux, prêts à tous les scénarios ! Je les regardais se disputer sur qui allait se sacrifier pour sauver le monde et se protéger les uns des autres. Je me sentis d’un coup si fière d’eux. Quel genre de devineresse avait eu la chance de devenir amie avec ses héros ? Je ne me souviens pas d’un seul conte de ce genre. Ma position était unique. Malgré tout ce que j’avais fait et dit, ils m’avaient acceptée. Mes Héros étaient formidables.

De l’autre côté, ils étaient aussi incroyablement bavards. Ça faisait bien deux minutes que je les observais avec affection et ils débattaient toujours ! On croirait qu’après avoir frôlé la mort une demi-douzaine de fois, ils seraient capables de prendre des décisions plus rapidement. Non ! Enfin, je n’allais pas leur en vouloir pour ça : décider de la marche des choses, ça restait un peu mon rôle.

—Baptiste et Martin vont vérifier que la première pièce est la bonne, déclarai-je soudainement. Ils vérifieront les portes jusqu’à trouver le bon endroit. Quand ce sera bon, je les rejoindrai et nous récupèrerons les travaux de mon père.

—Hors de question ! s’étouffa Froitaut dans mon dos tandis que les autres me dévisageaient avec surprise. Je ne sais pas par où commencer pour exprimer à quel point c’est une mauvaise idée.

—Bien sûr que c’est une mauvaise idée, mais c’est la meilleure que j’ai, murmurai-je en croisant les bras. Et vous savez que je suis la plus maligne du groupe quand il s’agit de plans.

—Ça se discute, fit Gemma en plissant les yeux. Par contre, je pense que pour le coup, Ingrid a raison. Baptiste est très fort et Martin a déjà fait ses preuves. Si Élias reste avec nous, ce sera plus facile de s’échapper si on se fait découvrir…

—Et moi, je peux aider avec mes prédictions à court-terme. Comme à l’aéroport, insistai-je en me glissant auprès du Voleur et du Chevalier. C’est un bon plan !

—C’est surtout le seul qu’on ait… Tu es sûre de toi ? demanda Baptiste.

Je hochai la tête avec ferveur. Je ne voulais manquer la prochaine bagarre pour rien au monde ! Martin avait de grands progrès récemment, j’étais quasi-certaine qu’il serait en mesure de se défendre. Ça faisait aussi longtemps que je n’avais pas vu Baptiste se battre à son plein potentiel. Ah, lecteurs, ça ne veut pas dire que j’y allais uniquement pour m’amuser ! J’allais les aider, bien sûr. Je commençai d’ailleurs sur-le-champ en les prévenant :

—Cela dit, il va falloir être très prudent : pas besoin de vision prophétique pour comprendre qu’on va se faire pincer.

—Comment peut-on éviter les ennemis, alors ? s’inquiéta Martin, deux marches plus bas.

—On peut pas, assénai-je avec une grimace d’excuse. Le mieux qu’on puisse faire, c’est ne pas se faire remarquer. Le bâtiment est trop petit et trop vide pour avoir des cachettes possibles, on ne sait même pas jusqu’où ça s’étend. Non, nous devons tout miser sur la discrétion… et la rapidité. Tu sais ce que tu dois faire ?

Martin hocha la tête. Mon intuition lors de notre rencontre avait été bonne : mon Voleur se débrouillait à merveille avec les machines et l’informatique. C’est pourquoi je l’avais chargé, dès notre départ du Nicaragua, de se préparer à pirater quelques ordinateurs. D’après ce que nous avait dit mon père, tous ses travaux avaient volé sous forme électronique. Il semblait donc logique qu’ils seraient encore sous cette forme, même entre les mains de Vercran. Tristan avait bien émis l’hypothèse que, par prudence, notre adversaire avait pu tirer des copies papier de ces travaux. Cependant, en bon génie que j’étais, j’avais trouvé une solution. Je caressai le briquet dans ma poche. Non, ce ne serait pas un problème.

Je me faufilai entre les Héros et les murs suintants. Je descendis avec précaution de la dernière marche. Le couloir était désert. À moitié plongé dans la pénombre, les sbires de Vercran pouvaient surgir de nulle part à tout moment. Je fis un geste de la main et Baptiste et Martin me rejoignirent. Une fois devant la porte, Baptiste tenta de l’ouvrir, mais rien n’y fit. Le Chevalier murmura entre ses dents une injure, probablement empruntée à Gemma. 

—Comment allons-nous rentrer ?

—J’ai bien une idée, mais j’aimerais éviter d’en arriver là tout de suite… dis-je en pensant à mon briquet.

—Laissez-moi essayer, déclara soudainement Martin.

Il passa la main tout autour du boitier et, juste en dessous du clavier, il trouva une petite plaque. Sa découverte alluma une lueur victorieuse dans ses yeux pâles. Il s’agenouilla, la main droite toujours placée sur le boitier, et sortit de sa sacoche un couteau suisse. Il l’ouvrit d’une main, révélant un minuscule tournevis. Il l’enfonça dans les vis et tourna. La plaque tomba bientôt dans sa main droite.

—Ça avance ? demanda Baptiste, aux aguets.

—Le système est moins complexe que ce que je craignais, répondit-il en examinant le circuit électronique. Je devrais pouvoir ouvrir la porte en trois… non, deux minutes.

—C’est pas la première fois que tu fais ça, n’est-ce pas ? dit le Chevalier en lui décochant un coup d’œil amusé.

—Je n’ai rien fait que tu puisses prouver, rétorqua Martin avec un petit sourire.

Pour ma part, je ne voyais rien de compréhensible dans ce boitier. Ce n’était qu’un amas de fils noirs, impossible à différencier, s’entremêlant au cœur d’un océan de plaquettes vertes et dorées. Je retins un soupir de frustration. Si j’étais un génie des maths, et plus ou moins inégalée dans ma spécialité, il me restait encore un bout de chemin à parcourir dans certains domaines… Quoique craquer un code ne m’intéresse pas plus que ça. Surtout quand je pouvais faire appel à mon Voleur si nécessaire !

—Qu’est-ce que vous fabriquez ? murmura Froitaut depuis l’escalier. Vous en prenez, du temps !

—Il fait ce qu’il peut, répondis-je sur le même ton. Préparez-vous plutôt à détaler comme des lapins dès que l’occasion se présentera… ou à vous jeter sur l’ennemi !

—Si on m’avait dit que je deviendrais professeur, et que ma carrière m’amènerait à voler des documents dans un QG top-secret, je n’y aurais pas cru… Je ne vais pas m’en sortir entier, de cette affaire !

—Allons, Mr. Froitaut, ne râlez pas comme ça, l’apaisa Élias à voix basse. Rien ne dit que ça va mal tourner. Regardez, Martin a fini !

Et en effet, à l’aide d’une paire de ciseaux de couture, d’un mini-fer à souder et d’un stylet de métal, le jeune homme était parvenu à déclencher je-ne-sais-quoi dans la machine. Une diode verte s’alluma au-dessus de la porte et celle-ci s’ouvrit dans un déclic presqu’inaudible. Sans attendre, Baptiste s’introduit dans la pièce, moi sur ses talons. 

La pièce était plus ou moins semblable à ce que j’avais imaginé : de taille moyenne, remplie de bureaux et d’ordinateurs, avec des armoires blanches tout droit sorties des années 70. Des classeurs et des pochettes de dossiers trainaient au sol, quoiqu’en piles. Je fis un calcul rapide et déclarai à voix hautes :

—Il y a plus de 80 classeurs et environ 246 pochettes marrons contenant des informations diverses. On n’aura jamais le temps de tout fouiller.

—Il va falloir trouver une autre méthode, alors, fit Baptiste en se frottant la nuque.

Je retins un sourire que Charlotte qualifierait sans doute de démoniaque. J’aurais aimé lui dire ce que j’avais de prévu, mais hélas je craignais qu’il ne cherche à m’en empêcher. Je décidais donc de tenir ma langue et de m’occuper à quelque chose de plus utile. Martin, lui, était déjà au travail. À moitié debout, il courrait d’un clavier à l’autre en marmonnant dans sa barbe :

—Il y a plein de modèles différents, certains demandent des mots de passe, d’autre non… Il releva brusquement la tête. Et si Vercran avait gardé les travaux de ton père avec lui ? sur son ordinateur, pour empêcher de se les faire voler ?

—Impossible, répondis-je en ignorant la boule de nœuds qui se formait dans mon estomac. Il n’y connait rien au nucléaire. Il aura plutôt engager des spécialistes pour décortiquer les papiers à sa place. 

Martin hocha la tête à nouveau, visiblement plus rassuré. Si seulement j’étais parvenue à me convaincre moi-même ! Paranoïaque comme il était, Vercran aurait très bien pu garder les dossiers de mon père avec lui, en attendant de me recruter et de convaincre ainsi mon père de le rejoindre. Je n’avais plus qu’à parier sur son avidité et son impatience. Heureusement, j’avais toujours été plutôt chanceuse.

Baptiste marchait de long en large, les yeux virevoltant de la porte aux colossales armoires métalliques, pleines à craquer. Parfois, il en prenait un au hasard, le feuilletait un moment puis le remettait bien vite à sa place. Il s’arrêta enfin près de la porte et n’en bougea plus. Martin continuait de pianoter à la vitesse de l’éclair sur une demi-douzaine de claviers. Et moi ? Oh, pas grand-chose. Je vérifiai des détails. J’avais trop laissé les choses au destin, ces derniers temps, et ça m’avait joué des tours. Là, je refusais de faire la même erreur ! Soudain, Baptiste bondit jusqu’à moi et chuchota :

—Quelqu’un vient ! 

Il m’attrapa par le col de mon pull et nous plongeâmes sous l’un des bureaux. Martin, dans sa panique, attrapa sous le bras l’ordinateur portable sur lequel il écrivait, avant de se jeter entre deux piles de classeurs jaunes et noirs. La main du Chevalier était plaquée sur ma bouche et son autre bras me serrait contre lui. Je roulai des yeux. Qu’est-ce qu’il croyait, que j’allais hurler et prendre mes jambes à mon cou ? Je n’étais plus une amatrice ! Ce n’était pas la première fois que je risquais ma vie. Je maitrisais à peu près les situations potentiellement mortelles, à présent. Mais allez lui expliquer ça !

Des bruits de pas se firent entendre, d’abord lointains puis très proches. Les gonds de la porte grincèrent et une voix féminine, grinçant comme de la craie sur un tableau, retentit :

—Bizarre, j’étais persuadée d’avoir refermé en sortant…

—Bah, tu perds la tête, plaisanta une seconde voix, plus grave. Ça arrive à tout le monde, à force de rester trop longtemps sous terre. Tu verras, tu t’y feras.

—Si tu le dis… Pourtant, grommela la femme en passant devant notre cachette, j’aurais juré… 

On était dans de beaux draps. Non seulement on avait pas encore mis la main sur ce qu’on cherchait, mais on était sur le point d’être démasqués. Je pensai alors aux autres Héros. Avaient-ils été capturés ? Non, je devais rester rationnelle, on aurait entendu des cris et des alarmes. Là, tout était calme. Peut-être s’étaient-ils cachés plus haut dans l’escalier.

—Qu’est-ce qu’il fait, bon sang ? souffla Baptiste au-dessus de mon oreille.

Je me tournai autant que possible. De quoi parlait-il ? Il aperçut mon regard et répondit d’un mouvement du menton, puis tapota son oreille. À mon tour, je tendis l’oreille ; en-dessous du méli-mélo de voix, on pouvait discerner le tapotement des doigts sur un clavier. Ma mâchoire manqua de se décrocher quand je compris : Martin était encore en train de craquer l’ordinateur. Ah, l’imbécile ! Il allait nous faire prendre ! Je jetai un regard furibond à la pile de dossiers derrière laquelle il s’était caché. Hélas, je crains que le message ne soit pas passé. Le cliquetis des touches continua.

—Dis, tu n’entends pas quelque chose ? lança la première voix.

—Non, fit l’homme qui l’accompagnait. C’est peut-être les canalisations ?

—Non, non, c’est différent, insista-t-elle en avançant vers la cachette de Martin. 

Mes ongles s’enfoncèrent dans le creux de mes poings. Mais ne pouvait-il donc pas s’arrêter de taper deux minutes, l’animal ?! L’homme soupira et se plaint :

—Allez, dépêche-toi, au lieu de chercher des bruits qui n’existent pas ! On a encore du travail. Si M. Vercran apprend qu’on s’amuse à courir après de fantômes, on va passer un sale quart d’heure.

—D’accord, j’arrive. Mais je maintiens qu’ il y a un bruit… dit la voix en s’éloignant.

Les claquements de leurs chaussures disparurent dans le couloir. Nous attendîmes une minute, deux minutes… Une éternité, me sembla-t-il. Finalement, Baptiste relâcha la pression de sa main sur ma bouche. Je bondis alors hors de son emprise et rampai jusqu’à Martin. 

—Toujours vivant ? 

Plus blanc que jamais, le Voleur tremblait comme une feuille. L’ordinateur sur les genoux, il tapait sans s’arrêter. Il parvint à articuler :

—J’ai vu ma vie défiler devant moi… Mais j’ai trouvé. 

J’écarquillai les yeux.

—Tu plaisantes ?

—Pas du tout. Je suis vraiment pas d’humeur à rire, là ! rugit-il avant de plaquer une main sur sa bouche. Pardon. Je crois que c’est le stress.

—Pas grave, dis-je après un moment, surprise. Dis-moi plutôt si tu es sûr de toi.

—Ben, de tous les ordis que j’ai faits, je suis tombé sur un seul dossier Karlsen. Ça parlait d’électricité, de neutrons et d’uranium, je me suis dit que ça devait être ça. Il y avait une partie budget, aussi…

—Ah, je veux pas savoir ! m’écriais-je. Les manigances machiavéliques, ça reste personnel. Mon père m’a pas empêché de manipuler le reste du monde, alors moi, je veux pas savoir ce qu’il trafique. Pigé ?

—Oh, pas de danger : j’ai lu deux pages du dossier et j’ai compris que trois mots. 

Il sortit de sa sacoche, accrochée à sa taille, une clé USB. Elle ne devait pas faire plus de deux centimètres et le gris du métal reflétait par moments la lumière vacillante du couloir. Il la connecta à la machine et se remit à pianoter frénétiquement. Je me retournai vers Baptiste, de nouveau debout :

—Il aura bientôt fini.

—Ingrid… on fait quoi de tout ça ? demanda mon Chevalier en désignant d’un large geste les armoires et les classeurs. On peut pas laisse ça ici. Ça pourrait être plein d’informations dangereuses, ou…

—T’en fais pas pour ça. Cela dit, tu fais bien d’en parler : j’ai besoin que tu ailles voir où sont les autres et que tu leur dises de se préparer à décamper. Et ramène-moi la gourde rouge qui est dans le sac de Froitaut !

—C’est pas vraiment le moment de boire du thé, dit-il en s’exécutant néanmoins.

Il fut de retour rapidement, récipient à la main. Je déverrouillai la bouteille, reniflai et m’écartai aussitôt : pas de doute, c’était la bonne. 

—Martin, tu es prêt ? lançai-je par-dessus mon épaule.

—J’ai récupéré le dossier électronique sur ma clé et je l’ai effacé de cet ordinateur. Cela dit, il en reste certainement des traces, peut-être même que les travaux sont enregistrés dans le disque dur, dans un endroit que je ne peux pas atteindre… Je peux essayer de l’enlever, mais ça va prendre du temps…

—Pas la peine ! Pose l’ordinateur ici, je m’en charge.

—Pythie, dit-il en tentant tant bien que mal de cacher son agacement, je sais que tu es très intelligente, mais ce n’est pas aussi simple que- 

J’aspergeai l’ordinateur avec ma gourde. Le Voleur ouvrit la bouche, la referma, puis lâcha :

—Oui, on peut faire ça aussi.

—Soyez des anges et jetez tous les papiers des armoires au sol, d’accord ? dis-je avec un grand sourire.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les classeurs multicolores et les dossiers marrons s’étalaient sur le sol. Je déversai le contenu de ma gourde sur eux, en trottinant le long de ces piles jonchant entre les bureaux. Je passai ensuite aux ordinateurs, et versais généreusement tout ce qui me restait dessus. Baptiste, qui fronçait les sourcils depuis un moment déjà, renifla l’air. Ses traits se détendirent alors et il me lança :

—Sérieusement ?

—Je n’ai jamais été plus sérieuse, chantonnai-je en guise de réponse.

—Je suis pas sûr que du thé soit très efficace, remarqua discrètement Martin.

—C’est pas du thé, fit Baptiste en soupirant. C’est de l’essence.

—Je me suis approvisionnée à la station, juste avant qu’on quitte l’hôtel ! expliquai-je. Bon, je crois que j’ai fini. Les autres sont prêts ?

Vraiment, je n’avais pas besoin d’être une vraie Pythie : j’étais suffisamment douée sans pouvoir de divination ! Dans quelques minutes, le QG secret se transformerait en fournaise.

Baptiste hocha la tête : nous allions pouvoir passer à l’action.

Je sortis le briquet de ma poche tandis que les deux garçons se dépêchaient de rejoindre nos amis. Je fis rouler la molette et une flamme tremblante apparut. J’inspirai profondément, puis tendis le bras vers la pile la plus proche. Je jetai alors l’appareil.

Tout se passa très vite. À peine le briquet lâché, je pivotai et me précipitai vers la porte. La mare de flammes dans mon dos, dévorant les documents, se répandait dans la pièce en un clin d’œil. J’avais pris soin de me placer près de la sortie mais pourtant, je n’échappai que de peu à l’incendie que je venais de créer. Le souffle des flammes me léchait les chevilles. Je traversai le pas de la porte d’un bond et aussitôt, la main ferme du Chevalier m’attrapa le poignet. Ils étaient tous là, Froitaut, Élias, Gemma, Baptiste et Martin. Ce dernier serrait dans son poing ce que je devinais être la clé USB. Son regard passa des Héros à moi et il dit :

—Il faut qu’on s’en aille… maintenant !

—Excellente idée ! acquiesça Froitaut avec ardeur. Seulement, par où passons-nous ? 

Une alarme stridente retentit tout à coup, suivi par des éclats de voix provenant de derrière les autres portes. Ma tête tournait sous l’effet de l’adrénaline et j’avais beau inspirer à fond, mon cœur ne ralentissait pas d’un pouce. Je jetai un coup d’œil abasourdi autour de moi tandis que les portes s’ouvraient une à une avec fracas, laissant s’échapper des dizaines de gens en blouses blanches. Leurs voix se mêlaient les unes aux autres, formant un brouhaha incompréhensible. Personne ne nous prêtait attention, pour l’instant : ils étaient trop préoccupés par l’épaisse fumée noire qui menaçait de remplir les couloirs de ce bâtiment souterrain. Je déglutis avec difficulté : il fallait sortir d’ici sans plus attendre. Hélas, nous ne pouvions pas prendre l’escalier qui nous avait guidé ici. Gemma plaça une main nerveuse sur le taser qui pendait à sa hanche, avant de me souffler sans quitter la foule qui nous submergeait petit à petit :

—Il y a deux issues de secours, une à chaque extrémité du couloir. La plus proche va vers la surface, l’autre s’enfonce. Je propose qu’on prenne la première et en vitesse.

—Tu as vu où chacun des escaliers menait ? demandai-je en reculant avec précaution

Autour des nous, la panique engendrée par l’incendie était lentement remplacée par la stupeur et la rage. De plus en plus d’yeux accusateurs se posaient sur nous et je savais que dans une minute tout au plus, des hommes en noirs et armés jusqu’aux dents allaient rappliquer et tenter de nous capturer. Encore une fois. Soudain, une explosion retentit derrière nous. La pièce incendiée crachota des bouts de métal carbonisés et encore fumants, qui ricochèrent jusqu’à nos pieds : les ordinateurs étaient en train d’y passer pour de bon.

Un homme, habillé en civil et aux grosses lunettes, poussa un gémissement et courut vers la pièce. Il fallut que trois autres personnes le retiennent pour qu’il ne se jette pas dans les flammes. Gemma, insensible à la scène, me répondit avec urgence :

—Non, je n’ai pas eu le temps. Ingrid, on ne peut plus attendre… 

—Qui êtes-vous ? hurla enfin une voix parmi la masse. C’est vous qui avez tout détruit ? 

Je réfléchis un instant, puis me tournais vers les autres et déclarai :

—On prend l’escalier du fond. Maintenant ! 

Sans hésiter, Élias poussa à terre les trois types les plus proches de nous et nous nous mîmes à courir. Mes jambes semblaient faites de coton et de béton. Une seconde explosion retentit, mais aucun de nous ne s’arrêta. La cendre me piquait les yeux et me grattait la gorge, et j’aurais voulu m’arrêter pour pouvoir tousser mes poumons. Impossible évidemment : il fallait courir. Si je survivais à cette maudite Quête, je serais capable de courir un marathon ! 

Ce n’est qu’une fois à la porte que je m’autorisai à me retourner. La fumée avait envahi la majeure partie du couloir et la douzaine de personnes qui nous avaient découverts commençait à s’éparpiller. Certains tentaient d’éteindre le feu, d’autres de s’enfuir en retournant dans les pièces d’où ils étaient venus. Cela me soulagea un peu.  « Un espace pareil ne pouvait pas avoir qu’une seule sortie de secours, » me répétais-je.

—Pythie, on y va ! me pressa Martin en me poussant dans la cage d’escalier.

Comme si le bâtiment l’avait entendue, une pluie fine s’abattit soudain dans le couloir avec un chuintement. Gemma releva la tête vers les détecteurs de fumée et grimaça.

—Comme quoi, vous n’avez pas tout cassé… Allez, on se tire ! reprit-elle.

Elle me poussa une bonne fois pour toutes dans le couloir obscure. La porte se referma avec un claquement funeste. 

On n’y voyait rien. Ce couloir était noir comme dans un four et j’osais à peine mettre un pied devant l’autre, de peur de dégringoler les marches. La voix de Froitaut, plus près de moi que je ne pensais, me fit sursauter :

—Dépêchons-nous. Qui sait ce qui nous attend en bas… ?

—Ça va nous mener vers l’extérieur, dis-je en emboitant le pas à mon professeur.

—Comment ça ? dit Martin, loin devant. Tous les autres escaliers vont vers le haut- enfin, ceux qu’on a pu vérifier. Pourquoi on n’a pas pris le chemin du début ?

—On aurait jamais pu escalader les parois autour du lac, expliquai-je. En repassant par-là, on se serait retrouvé coincés. Quant à l’autre escalier de secours, ajoutais-je en voyant Gemma prête à protester, il ne débouchait pas sur l’extérieur. Il y a un étage supérieur, en décalé de celui dont on vient.

—D’où tu sors tout ça ? dit Gemma sur mes talons. C’est pas comme si tu avais eu le temps de faire le tour du propriétaire. À moins que- tu as trouvé un plan ? Où ça ?

L’incrédulité de son ton résonnait tout autour de nous. Les Héros, suspendus à mes lèvres, avaient ralenti le pas. Je m’exclamais en tapant du pied :

—Avancez, on n’a pas toute la journée ! Et oui, répondis-je en tournant ma tête vers l’arrière. Il y avait une carte accrochée au mur dans la salle des ordinateurs. Ça affichait un deuxième étage, mais pas de sous-sol.

—Tu en as déduit que partir par là nous guiderait dehors, conclus Baptiste, dont la voix lointaine m’indiquait qu’il était en tête de file. Pythie, je te fais confiance, mais… Qui ne nous dit pas que ce couloir était une impasse ? Des travaux abandonnés, des tunnels condamnés, ce genre de choses n’est pas étonnant dans ce genre de constructions.

Je plaquai ma main droite contre le mur pour ne pas glisser, avant de l’enlever bien vite. L’absence de lumière avait au moins ça de bien : je ne pouvais pas savoir quelle chose gluante et humide je venais de toucher. Je m’éclaircis la gorge et dis :

—Non. Enfin, ce serait possible, mais pas avec ce tunnel. Je pense plutôt qu’on va arriver sur l’autre flanc de la montagne, tout en bas. Toutes les sorties qu’on a vues partent dans la même direction : non seulement on aurait pu se faire pincer en passant par-là, mais en plus rien ne nous dit que tout le monde arrivera sain et sauf là-haut.

—Tu crois que s’il y a trop de monde, tous ne vont pas s’en sortir ? demanda doucement Élias.

—Vercran pourrait aussi boucher toutes les issues du côté d’où on est venus, pour s’assurer qu’on n’en ressorte pas vivants… rajouta Martin d’une voix étranglé. De ce que j’ai vu, c’est pas le genre d’homme à trop se soucier de ses employés. 

Sa conclusion nous plongea dans le silence. Une fois de plus, l’obscurité avala nos voix.

J’ignorais combien de temps s’était écoulé depuis que nous nous étions engagés dans cet escalier. Ç’aurait pu être une heure comme dix minutes : l’éternité n’a pas d’horloge. Cependant, je savais que, selon mes calculs, il ne restait plus que trente-sept marches avant que l’escalier en colimaçons ne s’arrête bifurque vers la gauche. Mes Héros n’étaient pas les seuls à s’être préparés pour la conquête de la montagne. La géographie n’est pas vraiment ma spécialité ; en revanche, calculer des distances et des degrés de pentes et visualiser le tout en 3D ? Un jeu d’enfant. Nous allions nous en sortir vivants. Mes calculs étaient bons, cela au moins j’en avais la certitude.

Il ne restait plus qu’à espérer que personne ne nous attende à la sortie.

—Vous avez bien pu récupérer le document, n’est-ce pas ? s’inquiéta soudain M. Froitaut. Vous avez réussi ?

—Oui, répondit immédiatement le Voleur. Le plan s’est déroulé comme sur des roulettes ! D’ailleurs, tenez, professeur. 

J’avais beau plisser les yeux, je ne discernais rien de ce qui se passait. Froitaut ralentit devant moi avant de souffler :

—Tu es sûr que c’est une bonne idée ?

—Une bonne idée de quoi ? m’enquerrai-je en tapotant l’épaule de Froitaut.

—Je lui ai donné la clé USB, me répondit Martin, toujours invisible dans l’ombre. Après tout, si on se fait rattraper, ils se méfieront plus de Baptiste et de moi que du reste d’entre nous. Autant que quelqu’un d’autre l’ait.

Je lâchai un « mmm » penseur. J’aurais sans doute dû y penser. C’est vrai qu’il était plus prudent de brouiller les pistes. Inutile, parce que nous n’allions pas nous faire capturer aussi facilement, mais bon ! Si ça les rassurait.

Trente-sept marches plus tard, nous tombâmes face à un nouvel escalier. Celui-ci était éclairé de la même pâle lumière qui nous avait guidé jusqu’en bas. Je soupirais doucement, pour que les autres n’entendent pas. C’était un bon signe. Mieux que ce que j’avais osé espérer jusqu’à présent ! Mes épaules se relâchèrent et je m’avançais la première. La sortie était proche.

La première bouffée d’air fut fraiche et mordante. Le vent me giflait déjà et je savais que bientôt, j’aurais les pieds et les mains gelés. Pourtant, être dehors éclipsait tous les désagréments. 

—Incroyable, murmura l’Assassin. Tu avais raison. 

En d’autres circonstances, je me serais sans doute agacée, peut-être vantée de mon génie. J’ai préféré ne rien dire. Élias se couvrait le visage avec ses mains, ébloui par la lumière qui ricochait de la neige immaculée. Ses cheveux blancs flottaient au-dessus de ses épaules, agités par le vent, et ses boucles d’oreille argentés renvoyaient parfois les rayons du soleil dans mes yeux. Il était littéralement éclatant, tout de blanc et de noir, seuls ses pupilles rouges tranchant l’ensemble. Il se tourna vers moi :

—Je ne doutais pas de toi, Ingrid, mais il faut que je le dise : tu nous as bien fichu la frousse, aujourd’hui ! 

Je clignai des yeux, stupéfaite, avant d’éclater de rire. 

—Bon sang, je te comprends. C’était pas mon meilleur plan ! 

—Vous avez fini de vous marrer, les deux ? On n’est pas encore tirés d’affaire, s’écria le Chevalier en les dépassant.

Néanmoins, le mordant de son ton était atténué par son sourire en coin. Lui aussi, il brillait. Le danger écarté, il paraissait plus paisible, plus amical. Il avait retiré sa lourde veste noire et on pouvait voir à présent son pull pourpre. Ses yeux noirs de jais et sa peau brune rayonnaient au milieu de cet océan de neige. Qu’est-ce que j’avais fait pour être entourée de gens aussi beaux ?! Je ne savais pas si c’était une malédiction ou une chance. Ils m’éblouissaient, ces idiots !  

L’Assassin rattrapa le Chevalier à grandes enjambées, me laissant seule avec le Voleur.

—Ils sont proches, remarqua Martin avec enthousiasme, alors que les deux jeunes hommes riaient et discutaient inintelligiblement devant nous.

—Oui, acquiesçai-je. Le Chevalier et l’Assassin… Ils étaient pas censés être amis, à la base.

—Ah bon ?

—Non, insistai-je en me mettant en route. Ils devaient être rivaux. Mais personne ici n’est comme je l’avais planifié. Froitaut devait être un mentor calme et encourageant, et finalement de nous tous, c’est lui qui voulait faire demi-tour le plus. Gemma était censée avoir un grand cœur, soutenir le reste du groupe et, pour le dire franchement, être jolie, point barre.

—J’espère que tu ne lui as pas dit ça, murmura Martin.

—Certainement pas, je tiens à la vie ! Non, regarde-la, fis-je en la désignant du menton alors qu’elle descendait la pente en compagnie de Froitaut. Elle s’est montrée plus déterminée que nous tous. 

Martin ouvrit la bouche, puis la referma sans rien dire. Il fronça les sourcils et finit par lâcher :

—Et moi ? J’étais censé être quoi, moi ?

—Eh bien… pas grand-chose, avouai-je. J’avais surtout besoin de remplir un trou dans mon équipe de Héros. Après, l’idéal aurait été quelqu’un de doué avec les ordinateurs, de discret et de débrouillard. Je fronçai les sourcils et réalisai : En fait, il n’y a que toi qui ait suivi ma feuille de route !

—Il paraît que je suis plein de surprises, dit le Voleur joyeusement.

On pouvait déjà apercevoir les toits gris du village, tout en bas. Je fus comme prise de démangeaisons dans le cœur. Nous n’avions plus rien à faire ici et je n’avais qu’une hâte : rentrer chez nous. Je pressai le pas et m’écriai :

—Plus vite, Martin ! Il est plus que temps de fêter notre victoire- ta victoire, même !

—Vraiment ? dit-il, incrédule.

—Bien sûr ! Sans toi, pas de clé USB, pas de document, pas de rien du tout ! dis-je en dérapant dans la poudreuse. 

D’après mes calculs, nous serions au village dans deux heures et douze minutes. Il n’y avait pas de temps à perdre !

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Edouard PArle
Posté le 22/06/2023
Coucou Bleiz !
Très sympa ce chapitre d'actions, je sens de plus en plus l'ambiance du groupe de héros, la vraie cohésion qui est en train de se créer entre eux, c'est vraiment agréable. Les décors extérieurs sont très réussis, l'atmosphère étouffante des intérieurs également.
Bon, j'imagine que ça va quand même se corser dans les prochains chapitres, Vercran n'a sûrement pas dit son dernier mot... Et d'ici la fin, j'aimerais bien assister aux explications entre Ingrid et son père, ça pourrait donner une scène très chouette.
Mes remarques :
"Il aura plutôt engager des spécialistes pour décortiquer" -> engagé
"Autour des nous, la panique engendrée" -> de
"ce genre de choses n’est pas étonnant dans ce genre de constructions." -> ce n'est pas étonnant (pour éviter répétition ?)
Un plaisir,
A bientôt !
Bleiz
Posté le 03/07/2023
Coucou Édouard !
Merci pour les remarques :) Vercran en fait joue un rôle important tout le long de la Quête mais il est lui-même assez effacé de l'action en soi. Je me demande si ça gêne à la lecture...
À bientôt :)
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