Quoi, la tâche là-haut ? C’est évidemment Pierrot. Tu connais pas l’histoire de Pierrot ? D’où tu sors ? Tu ne t’es jamais posé la question ? La question, enfin. La question de la question, je dirais même. Qu’est-ce qu’un point d’interrogation ? Ou encore : qu’est-ce qui est courbe à gauche, raide à l’est, avec un point errant en orbite ? C’est Pierrot. Moi ça me rend malade. Faut que tu saches. Faudrait que tout le monde sache. Moi je pensais que tout le monde savait.
Pierrot j’aurais pas aimé grandir avec. Le genre de petit gamin qui comprend trop de choses mais faut déjà être intelligent pour comprendre qu’il est intelligent. C’est pas les notes en classe qui le disaient, ça nan. Pas au début ‘tout cas. Il était moyen sinon piètre. Pas très avenant le gars, il prenait la parole pour dire des trucs chelou et se taisait la plupart du temps. Souriait jamais. Nan nan. Il avait des yeux immenses et vraiment globuleux couleur eau de piscine sale sur fond très clair. Le nez rond enrhumé et la bouche humide. Mimi pour les adultes hein, mais pas trop pour les autres enfants. Sauf que les adultes ça les inquiétait, j’imagine, qu’il sourisse pas le gamin. Il avait des pulls un peu miteux et tout. À la récré il restait immobile mais ses jambes galopaient au ralenti sur les cent pas et parfois il levait la tête et ça gênait un peu tout le monde.
Tu crois j’invente ? Mais nan. Mais oui je le sais. Je tiens ça de ma sœur. Figure-toi que sa meuf, elle a grandi avec. Ouaip ! Toute la scolarité de la maternelle au lycée. Ils ont jamais beaucoup parlé mais la belle-sœur, c’est une fine observatrice. Elle nous raconte tout le temps, maintenant qu’on voit Pierrot là-haut.
Tu veux la connaître, l’histoire ? Allez, laisse-moi parler, reprends une pinte. Donc Pierrot est chelou comme ça toute son enfance. Parfois il pose des questions de cours que personne ne pose du type que ma belle-sœur ne se souvient pas mais son corps sait que c’était chelou. Je saurais pas te dire. Et askiparaît, il y a eu un point de bascule. Vers la fin du lycée. Le regard du bonhomme change. Ouais, c’est comme ça que ça s’est passé : soudain soudain, ses yeux ont rétréci très légèrement et son regard un peu vitreux s’est précisé jusqu’à la pupille s’agrandir, la couleur se saturer et l’effet friser le perçant. Le regard était oui perçant sous des sourcils qui trahissaient l’antipode de l’hésitation mais les yeux ne regardaient toujours personne et ne souriaient pas plus que quand il apprenait à jouer aux billes avec les collègues. Pardon. Avec les autres enfants.
Il s’est mis à se taire autrement et à parler autrement, comme s’il avait fondu dans la masse, sauf qu’il restait un peu étrange mais étrange autrement. Il s’est aussi mis à défoncer le plafond des notes et ses bulletins scolaires ont tous propulsé une diarrhée de confettis en or d’une manière presque indécente. Le gars avait un but. Personne pigeait. Personne savait rien.
On pensait qu’il irait à l’usine ou bien vendre des canards en sucre mais à la place il est allé faire des études, et des hautes ! Ecole d’ingé, muscu cinq fois par semaine ou ce que tu veux, le genre de néo-Elon Musk qui porte des col roulés ou des t-shirt gris tous les jours et qui t’en adresse jamais une, il n’aime que les chiffres et les chiffres s’en foutent puisqu’ils n’ont pas de conscience ou de cœur ou quoi que ce soit de vivant. C’était pas le type génie, il avait pas le profil créateur, c’était plutôt de ceux qui recrachent mot pour mot les manuels et appliquent les protocoles comme un algorithme.
Il est devenu thésard, ingénieur, proto-riche, et enfin le machin qui a fait qu’on a commencé à connaître son blase : astronaute. Deuxième point de bascule peut-être. Le mec allait tailler dans la stratosphère ! Bah c’est quand même pas tout le monde ! Ça me fume que tu connaisses pas Pierrot. Écoute. Encore une pinte ? Moi aussi. Oh pardon, désolé, ça me fait roter comme ça souvent. Pardon pardon encore. Oui oui, encore une quand même. Tout roule.
Alors maintenant voici ce qu’on raconte sur Pierrot. La vérité de Pierrot. Pierrot était obsédé par une question. Ça a dû commencer avec un raisonnement pas folichon du type ne croire que ce qu’on voit. Mais après on a dû lui dire tu vois comme les mathématiques sont fiables parce que Pascal ne les savait pas et les a toutes reproduites dans sa chambre d’ado. Alors il a appris pour refaire tous les calculs lui-même. Il voulait la vérité. Et il s’est emparé d’une question qui est pour la plupart d’entre nous résolue et ça a viré à l’obsession mais la vraie. J’te dis pas. On s’en est pas rendus compte tout de suite mais je vais te le dire noir sur blanc et tu vas tout comprendre. Le pauvre a viré à la parano totale. Comme on en aura jamais vu. Donc le mec a refait les calculs et paraît que quand on est là-dedans c’est pas compliqué mais alors vraiment vraiment pas compliqué de piger que la Terre est ronde ou presque, disons en tous cas : pas plate du tout. Mais il y avait des platistes. Pierrot, lui, il leur accordait le bénéf du doute parce que cette pensée venait bien de quelque part et why not et…à vrai dire ça m’échappe un peu. Je m’en tamponne légèrement pour être honnête, mais ça reste une bonne histoire, celle de Pierrot. Il voulait tout déconstruire, plus que Descartes. Il s’est dit, peut-être on me ment sur les chiffres et même si je peux tout reconstruire de moi-même peut-être qu’il y a une faille du cerveau, comme un bug sur la carte-mère (vraiment genre un insecte planté là qui fait foirer les commandes et qu’on peut pas s’en rendre compte à moins de disséquer la machine) et que personne l’a dit ou que personne le sait. Il s’est tellement dit ça qu’il a fini par se dire : il faut que j’en aie le cœur net. Il faut que j’aille voir de moi-même.
Tu saisis l’ampleur du truc ? Le mec est devenu astronaute pour une seule raison. Ni la passion ni la conviction technologique ni rien de ce genre. Non, uniquement pour observer la Terre de plus loin et vraiment savoir. Apporter une réponse à la Question. Ce demi-cercle coupé abruptement et prolongé par une droite… Quel côté ne mentait pas ? Il fallait qu’il devienne le point pour tout voir et tout résoudre. Alors il a pris son orbite.
Mais voilà où ça devient dément. Jusque là, il faisait un boulot d’astronaute comme tout le monde. Il est allé en Station et puis il est revenu. Il a bien dû voir ce qu’il y avait à voir et sentir son cœur devenir aussi net que ses yeux. Mais ses sourcils ne se détendaient pas. Il doutait encore. Le fou, ensuite, on l’envoya sur la Lune ! Mais il a dû juger qu’entre les marées, les horoscopes à la con, le folklore qui fout des sorcières et des champignons géants dessus, tout ça, la Lune n’était pas un terrain fiable du tout et qu’une mauvaise magie pouvait lui faire délirer complet, à se croire transformé en kangourou qui fait des bonds pas possibles sur la poussière de la lune qui ressemble d’une façon bien triviale à celle de la Terre et qui n’est pas blanche quand on la regarde de près. Mais je divague.
Pierrot a donc contre toute attente refusé de prendre en compte la Lune et il a attendu qu’on le refoute dans l’ISS, ce qu’on a fait puisqu’il y en avait pas beaucoup de la bonne main d’œuvre comme celui-là.
T’imagines quand quelqu’un voudra vérifier l’infini ?
Et pardon. Et donc il retourne dans l’ISS, Pierrot. Il avait d’autres étapes dans son plan. Parce que voilà la couille : il n’était pas sorti du huis-clos, même pas cinq minutes, donc il pouvait bien se demander si les hublots qu’on avait mis là pour qu’ils puissent prendre des photos et divertir le peuple, ils étaient pas truqués, tu vois ? Avec des lentilles convexes ou j’sais plus trop. Un truc qui te montrerait une terre ronde quand pas du tout ! La ruuuse ! Mais cette fois on lui avait donné des missions de maintenance en extérieur, il allait sortir pour de vrai de vrai et enfin avoir la vérité.
Alors le jour J il est sorti, habillé en astronaute comme on aime et tout. Parfois j’essaie d’imaginer ce qu’il a pu penser à ce moment précis, comment il a ressenti les choses, comment il aurait écrit son histoire. J’imagine que ça n’arrive qu’une fois dans une vie. C’est la première fois que ça m’arrive, en tous cas — de sentir que je vis précisément l’instant t, aussi intensément que dans un film, lorsque tout ralentit, que la musique s’intensifie où se tait, que le héros fait le pas ultime qui le mène à l’objet de sa quête. Il a quitté le sas et vu la Terre pour la première fois sans le filtre du hublot. Et c’était la même courbe. Mais, à sa propre surprise, il était toujours pas convaincu, à cause de l’habit. Le casque ! La visière ! Merde alors. Ah ben là, on pouvait plus rien faire. Et ça respirait l’oxygène de la combi, un air artificiel depuis des jours, et si on avait mis des substances dedans, des trucs hallucinogènes encore ? Ça a dû être terrible. Se croire arrivé au but ultime de sa vie et en fait, non, paf, ça et ça encore. Il devait avoir le cœur net. Il devait avoir le cœur net. Alors écoutant ses pulsations chaudes et chères, il fit l’impossible et l’impensable. Le mystère c’est comment, tellement la combinaison est lourde et pas pratique et je sais pas comment on peut faire ça tout seul, mais j’imagine qu’un homme suffisamment désespéré et résolu trouve tous les moyens, non ?
Alors il ôta la dernière barrière parce que même si ce regard devait être suivi à la milliseconde par la mort, il fallait que ça arrive.
Quel couillon. Comme a dit un mec, dieu est un chien.
Et tu sais ce que je pense ? Je pense qu’un jour il apprit que si on cherchait à retenir sa respiration dans l’espace sans oxygène, on mourait plus lentement et d’une façon beaucoup, mais beaucoup plus douloureuse que si on laissait la minuscule portion d’air s’échapper des poumons. Mais j’ai pas de souci à imaginer qu’il l’a fait quand même pour ce gain de temps, pour tenter ensuite de se frotter les yeux pour s’assurer qu’aucune membrane ne jouait de la concavité ou de la convexité plus que nécessaire, jusqu’à, peut-être, se les arracher.
Pauvre Pierrot, pauvre fou. Depuis il flotte là-haut, un cadavre qui a peut-être vu ce que personne n’a jamais vu, sans moyen de revenir et faire le messie. Peut-être ses yeux flottent aussi. Qu’est-ce qu’il nous aurait dit ? Bah. De toutes façons. Il était juste complètement fou. Tout le monde sait que la Terre est juchée sur le dos d’une tortue géante, elle-même sur le dos d’une autre tortue, et ainsi de suite jusqu’au bas de l’univers !
Après avoir lu ton commentaire sur mon texte je suis allez découvrir les tiens. J'aime beaucoup cette petite histoire à la mode comptoir. D'ailleurs elle pourrait être racontée autrement, comme un petit conte par exemple, ça prouve qu'elle a du fond. Je rejoins Krrkippaal sur la critique de la justesse de ton. Il faudrait encore quelques ajustements, mais le tout est bien drôle et savoureux ! Dans le genre brèves de c. ça m'a fait penser à une courte nouvelle d'Alphonse Allais (un auteur à lire et relire) " Une mort bizarre", qui date quand même de 1891...
Ah oui, pour pinailler aussi : autant "sourisse" ne me pose pas de problème, "revêties" est sans doute trop équivoque.
Je t'avoue avoir été intriguée par le titre de ce recueil, je me suis donc empressée d'y jeter un petit coup d'oeil et je n'ai pas été déçue.
J'aime beaucoup le fait que cette nouvelle soit écrite de façon spontanée, un léger sarcasme qui s'en dégage ( notamment vers la fin ).
En espérant qu'une suite est bientôt prévue :)
Je suis tombé par hasard sur ce livre et j'ai immédiatement sauté dessus. J'adore les "brèves de comptoirs" et, pour avoir passé un plus de temps dans les bistrots que j'ose bien l'avouer", on y raconte des histoires en effet truculentes.
Pour en revenir à ton chapitre, je l'ai trouvé excellent. Vous (tu ?, ça sera plus simple, on est au bar non ?) retranscris à merveille le dialogue. On y est sans aucune description, je trouve que c'est un beau tour de force. J'émettrais un petit bémol sur un passage qui dans le style détonne un peu avec le langage général : " ses yeux ont rétréci [...] d'une manière presque indécente". J'aime beaucoup les phrases mais elles sont presque "trop" pour le langage employé dans le reste du monologue.
Bref, maintenant j'arrête de pinailler, je commande une bière et j'attends la prochaine anecdote.
P.S : "qu'il sourisse pas" > pas sur que ça soit français, mais est-ce voulu ?
J'aime beaucoup cette narration exclusivement orale, ça fonctionne bien. La spontanéité est drôle, le côté discussion de bar fonctionne très bien ; et c'est un détail mais j'ai trouvé que le rendu des rots par ces espaces était une bonne idée, plutôt qu'une onomatopée. Et sur le récit je dois dire que j'étais accrochée, j'aime bien le côté absurde de la quête. Plein de petites phrases m'ont plu spécifiquement, comme l'idée des "yeux couleur eau de piscine sale" et la confusion collègues/enfants.
Sur la chute, je n'arrive pas à déterminer si c'est de l'ironie de la part du narrateur ou non. Ce qui me fait pencher pour le non, c'est l'aspect chute-encore-plus-absurde-que-le-récit, et ça marche bien, mais si c'est ça alors pourquoi est-il question d'une Terre ronde plus haut ? Donc ça pourrait être juste le personnage qui ironise. C'est bête mais je suis indécise, et du coup c'est très subjectif mais je me dis que ça aurait pu tout bonnement se terminer par "Il était juste complètement fou." (même si les chutes qui rendent indécis, ça peut être cool hein ! Et puis j'ai peut-être pas choisi la meilleure heure pour lire !)
En tout cas c'était cool de découvrir ton écriture :) J'espère que tu te sentiras bien sur le site !
(Ah oui j'ai aussi repéré une petite coquille qui traînait : "Parfois j’essaie d’imagine ce qu’il a pu penser".)
Merci pour la coquille et j'ai grand plaisir à découvrir tes textes aussi !