J’ai posé les clefs un peu trop violemment sur le comptoir, j’avais déjà les oreilles qui tintaient, j’avais l’impression que le bar était enfumé, alors que, et je le sais, ce n’est plus possible de nos jours – une des choses qui énerve particulièrement mon père, souvent sa bouche se tord en mordant son mégot crasseux et il ronchonne, mais bordel, si les gens veulent respirer l’air pur, qu’ils restent dehors, il le ronchonne dans un français impeccable derrière un accent épais comme le beurre, et putain, qu’est-ce que ça a pu me foutre en rogne, d’une part son raisonnement, d’autre part d’y penser à ce moment là, alors que j’entends encore la porte claquer pendant que je dévalais déjà l’escalier, laissant ses insultes se casser la gueule en espagnol sur le paillasson. Que mon père fume, ça m’a toujours semblé incohérent, mais profondément incohérent, comme si ça aurait dû être mon vice et pas le sien. Ce soir-là j’étais si énervé que j’aurais pu jubiler à me noircir les poumons jusqu’à les transformer en suie si je n’avais pas autant détesté me prendre les résidus de ses clopes roulées toute mon enfance, toute mon adolescence, et si je n’avais pas à la place dans l’idée de me bourrer la gueule à coup de peu importe l’alcool qu’on voudrait bien me servir, et c’est d’ailleurs ce que j’ai demandé quand le barista s’est disposé à croiser mon regard, un grand barbu percé à l’arcade qui avait une allure de tatoueur, j’ai dit fous-moi ce que tu veux pour les vingt-cinq balles qu’il me reste dans les poches, je me sentais déjà bourré, alors que j’étais sobre comme un jour de carême, et pourtant, je jure, je suis parfaitement incapable de me rappeler ce que j’ai bu ce soir-là. J’ai des sensations qui me restent, un goût étrange de fleur amère, une sorte de pollen citronné dans une odeur écœurante comme la beuh que mon pote Marty récupère dans la rue, mais j’y vois pas plus loin, je me souviens surtout de tous les bruits ce soir-là, après mes oreilles sifflantes c’était mes tempes qui cognaient, la musique de mauvais goût beaucoup trop forte dans le bar, cette meuf qui parlait un peu fort, et le raclement des chaises. J’avais la gorge douloureuse parce qu’on avait trop crié. Des engueulades pareilles ça nous prenait, mon vieux et moi, mais c’est pas plus agréable d’en avoir conscience, sur le moment c’est pas si rationnalisable, tout ce qui subsiste c’est ce sentiment coupable d’avoir gâché la fête, et la douleur de se dire que dans quelques heures il faudra mettre son ego de côté le temps de formuler des excuses – on ne le fait jamais avec des mots mais avec des gestes et un habile changement de conversation, sans oser se regarder pendant les premières minutes. Je sais sa façon de respirer dans toutes les situations, les petits coups d’inspiration par le nez quand il est désolé, mais ce soir-là c’était les crachats de l’air par la bouche pendant que je sentais son respect pour moi se perdre dans la crevasse du conflit, et c’était le plus douloureux.
Ce dont je me souviens c’est qu’en attendant qu’on place un verre devant moi j’ai observé, comme je fais toujours, pour me distraire, pour un peu comme me rassurer dans la vie inconnue des autres, ce barrage des consciences qui résulte du fait qu’un inconnu est un inconnu, tous ceux que je croiserai ce soir seront des passagers éphémères, je me sens protégé, l’anonymat est un bouclier. J’ai oublié la plupart des têtes depuis mais je sais que pendant quelques secondes, minutes peut-être, je les ai toutes vues claires comme de l’eau de roche, je ne peux que les reconstituer avec mon imagination, je me projette deux femmes dans la quarantaine à ma gauche, le chignon relevé pour l’une et coupés courts pour l’autre, une au fond de la salle que Marty qualifierait d’aguicheuse, moi qu’est-ce que j’en sais, j’ai probablement scanné des visages plus masculins, avec une pensée que j’ai souvent, un vague et presque refoulé sentiment de et si j’étais capable d’avoir des coups d’un soir, ce que je n’étais pas, ce que je ne serai jamais mais surtout pas ce soir-là après tout le bordel et tout le foutre-en-l’air qui me foutait en rogne, en boule, en tout ce qu’il pouvait y avoir d’instable et de compact à la fois. La soirée était juste pénible. J’ai pourtant remarqué un visage, celui d’un brun aux yeux sombres, d’autant que je pouvais le distinguer, un type qui passait derrière le comptoir depuis le fond de la salle, probablement les toilettes, un type qui ne sortait pas spécialement de l’ordinaire sauf qu’il avait un nez droit, un beau nez, je sais pas, ça donnait envie de s’attarder sur son visage, mon jean a feutré sur le siège et j’ai encore une fois ressenti cette envie d’être capable de, le mec était à mon goût. Puis un verre, ou une bouteille, encore une fois je ne sais plus, mais quelque chose s’est posé devant moi et j’ai baissé les yeux pour retourner à mon aveuglement initial, celui de tout mon cerveau et de toutes mes émotions, de ma gêne insupportable face à une soirée pareille, le sentiment d’avoir gâché les vacances. Tout le monde était en t-shirt, c’était la fin de l’été, on faisait partie de ces quelques drôles qui subsistent à la rentrée des classes, une bulle coupée de la réalité, le bruit des vagues en arrière-plan, des bribes en italien à droite à gauche parce qu’on est si près de la frontière, je ne dirai pas de quel côté, quelques dernières touristes mais surtout des connaisseurs, si je puis dire, comme mon père, qui a si fièrement acheté cet appartement dont j’ai claqué la porte, pas pour lui au départ mais pour son frère, mais l’enterrement est encore trop récent pour que je m’aventure dans ces détails. Tout ça, j’y ai repensé dans le bar, ça faisait l’effet d’une brique dans mon corps entier, plus de place derrière les côtes ni dans les intestins, du lourd ciment, parce que je vois clair comme le jour les épaules puissantes du daron qui a bravé des choses dont je n’aurai jamais idée pour sortir de son pays, traverser l’océan, faire son nid en France, construire avec son propre corps sa maison et obtenir comme s’il l’avait construit aussi cet appartement où on a pour rituel de passer une semaine chaque année fin septembre – il me faisait péter les cours pour ça au lycée, entorse à sa propre règle, l’éducation c’est le plus important, Pedro, il faut que tu obtiennes tous tes diplômes, tu comprends, les raclées verbales qu’il me mettait quand je séchais un jour de cours, mais ça, pour lui, c’est encore plus important, ici on se ressource, on apprend avec la mer et on reprend racine, ici c’est la famille, et ton oncle a besoin de nous. Plus tard quand j’ai quitté la maison c’est devenu nos retrouvailles à nous, non pas que j’avais cessé de rendre visite à mes darons, loin de là, mais c’est notre truc à nous, juste nous deux, de la folie furieuse et du lâcher prise dans cet enracinement total, et putain, c’est toujours le moment de ma vie où je me rappelle de tout ce que j’ai, de tout ce que je suis.
Le type au nez droit avait une veste, il l’a revêtie au milieu du bar, et c’est là que j’ai compris, en fait ce mec dégageait quelque chose, il vibrait bien, un autre soir j’aurais peut-être tenté un truc, je veux dire peut-être l’adresse d’un sourire, lui proposer mon briquet, je sentais la possibilité d’une connexion, d’un contact, appelle ça comme tu veux. Et c’était avant que je voie son expression, c’était avec la forme de son nez, la texture que semblaient avoir ses cheveux, sa veste qui se soulevait sur son t-shirt alors qu’il en relevait le col, des choses indicibles mais qui disent tellement. Après, seulement après, j’ai voulu voir son visage, et j’y ai vu une ombre si grande que quelque chose de glacé a comme coulé verticalement sur mon cœur et ça n’avait plus rien à voir avec mon vieux. L’animation autour, la légèreté, les rires et la musique m’ont paru si éloignés de cette ombre sur le gars au milieu de la salle que je l’ai senti comme un manque de respect, mais il est sorti et je suis retourné dans mes ruminations, essayant d’ignorer cette chose sur mon cœur qui s’était rajoutée, sans grand succès.
En fait la problématique était si ancienne, en me penchant à nouveau dessus je n’essayais pas de démêler le nœud du soir comme si c’était une tension tout à fait unique et brutale, non, je repassais le même vieux disque rayé de quand on touille la grosse soupe de sa mélancolie pour se complaire un peu, je ne sais pas pourquoi on fait ça, pourquoi on se fait un peu de mal parce que ça fait un peu de bien, mais je pense, en tous cas j’espère, que n’importe qui pourra saisir de quoi je parle. Je me repassais ce disque donc, la musique que je connaissais par cœur (comme une des seules musiques dont je me souvienne de mon enfance, peut-être la piste préférée de mes parents, je l’entends encore tourner comme chaque soir dans la cuisine, Here’s To You de Joan Baez), c’était ça, c’est toujours ça : que j’en pouvais plus, mais j’en pouvais plus, ses centaines de cigarettes roulées dans un papier marron, sans filtre, sa manière de parler fort en permanence, l’espagnol qu’il n’a jamais voulu m’apprendre, les coutumes pareil, il a tout voulu laisser en Colombie, comme si ce pays était le pire cauchemar au monde et qu’il aurait pu me le transmettre comme si c’était contagieux, et la façon dont il s’énervait une fois sur deux où j’ouvrais la bouche, la fois où il m’a frappé et pour laquelle jamais il ne s’est excusé, la carrière qu’il a choisie pour moi, tu seras docteur mon fils, tu ne dépendras de personne, lui dirait qu’il ne m’a pas forcé mais convaincu, mais en y pensant j’ai une vague d’amertume qui joue au tsunami dans moi, et je m’efforce, je m’efforce, je m’efforce de penser au reste : qu’il m’a transmis son amour inassouvissable pour les livres, qu’il n’a jamais manqué de se lever pour calmer mes terreurs nocturnes, qu’il a serré mon épaule droite avec une affection que je n’espérais pas quand je lui ai annoncé que j’étais gay, et tout le respect, putain, tout le respect que je suis incapable de perdre pour celui qui a un jour brûlé les robes de ma mère dans un brusque et injustifié accès de jalousie avant de vomir dans le jardin et de changer ses fringues pour la première fois depuis trois semaines, je n’invente pas.
Le type, je m’en suis souvenu après son départ parce que cette ombre sur son visage me hantait, le type était bien passé derrière le comptoir mais du côté des baristas, il les connaissait, il était peut-être du staff, il avait eu l’air d’annoncer quelque chose soit d’important soit de très amer. À bien y réfléchir je l’avais déjà vu, c’était la deuxième fois que je venais dans ce bar, et la fois d’avant c’était lui qui avait encaissé ma bière, mais il ne portait plus ce soir-là le t-shirt noir brodé qui leur servait d’uniforme, une sorte de coutume locale contemporaine, depuis qu’un jeune gars qui avait grandi dans le village avait établi sa marque de prêt-à-porter artisanale. Je l’avais vu avec, donc, comme je me souvenais, il avait celui, de t-shirt noir, où le fil blanc de la broderie trace deux visages emmêlés avec ce qui semble être beaucoup de tendresse, peut-être mon motif préféré parmi ceux que j’ai aperçus, même si c’est en un sens un des plus discrets, des plus retenus, et en même temps le plus nu, comme si on sentait que l’aiguille avait failli se casser à plusieurs reprises – comme si c’était possible – en entortillant le fil, quelque chose comme ça… C’était aussi une pensée, un sentiment qui avait malaxé à plusieurs reprises dans ma tête ces derniers jours, parfois à travers le grand brouillard mon esprit bloque sur des images très chaudes et très précises, et c’était aussi comme ça, aussi bête que ça puisse sembler, que j’avais commencé à développer un semblant d’affection, un peu innocent, avec ce type dont je ne savais rien, si ce n’est qu’il parlait aussi bien italien que français (il s’adaptait en distribuant les chopes, je m’en souvenais maintenant), comme si je sentais par des détails a priori insignifiants ou langue-de-bois que nous allions nous entendre, que d’une certaine manière, quelque part dans une autre dimension bien cachée, nous étions ou pourrions déjà être des amis. Ou bien était-ce le début de l’ivresse qui mâchonnait ces bribes hasardeuses de réflexion ? Paradoxalement à ce stade de l’alcoolémie mes pensées, et mes paroles si j’ai des interlocuteurs, trouvent un français plus correct que celui que je parle d’habitude (et quand je deviens vraiment déchiré ma voix est celle du pire cliché du mec de banlieue, le contraste est saisissant), et ce soir-là j’ai donné un coup sur ma table et foutu mon verre ou ma bouteille presque vide à plat, parce que je sentais ce vocabulaire changer comme si j’avais toujours vécu dans la petite ou la haute bourgeoisie et que ça me rappelait que c’était ce que voulait mon père, non pas qu’il n’était pas vulgaire et vrai, disons vrai oui, presque frais, quand il le voulait, et c’était souvent, mais il se faisait un point d’honneur à maîtriser les grandes tournures de phrase ne serait-ce que pour le paraître, pour intégrer des sphères un peu plus hautes, bref, pour le dire crument, il était question de pouvoir se démerder à tout prix, je cite encore. Et aussi, mais c’est un peu plus comme un secret familial, pour arriver à la hauteur ou du moins se sentir à la hauteur des plus grands écrivains de la langue. Trop de mon père en moi, ça me collait à la peau, à ce moment où mes nerfs en boule gueulaient mais non, on est en colère contre lui, à cette heure, sa réaction a été blessante, peu importe que lui-même se soit senti blessé, il n’y avait pas lieu, et c’est si stupide, oh, c’est si stupide cette pique qui a fait sauter le courant ce soir. Mais en même temps est-ce que mes nerfs ne se déboulaient pas un peu parce que je commençais à me sentir hanté par cette ombre sur le visage de l’inconnu ? Au même moment je devinais du coin de l’œil soulé et posé sur le comptoir, ayant vaguement prise sur le dehors par la vitre, une ombre, une carrure d’épaules passer devant et s’éloigner, nous rendant la lumière du réverbère, et j’avais le sentiment totalement absurde que c’était lui…
Qu’est-ce qu’elle était forte la musique, beaucoup trop forte, je la trouvais harassante. J’avais des choses sur le cœur qui me faisaient désirer un son un peu mélancolique, cinématographique, peut-être mêlé à un profond sentiment de plénitude comme quand on écoute David Bowie ou les Smiths, parce que, et encore une fois c’était peut-être l’alcool, la fraîche soirée de fin d’été ou l’ambiance allègre de ce petit village qui me tenait tant à cœur, une partie de moi se sentait solidement, solidement heureuse, sans que je puisse me l’expliquer, et j’avais presque à me sentir coupable de ce sentiment comme s’il fallait que je reste concentré sur mon problème mais tout ça faisait partie de tout ça, et peut-être qu’au fond c’est à ce moment que j’ai commencé à inconsciemment pardonner à mon vieux et vouloir rentrer pour passer à autre chose. Mais ce n’était qu’une parcelle de ma conscience qui était concernée et le reste de moi n’était pas prêt de finir la nuit puisque chaque écaille de temps se concentrait fort sur les atomes de ma salive hérissée par l’alcool ; et si forme de joie il y avait c’était sous l’image d’une petite flamme logée au niveau de mes côtes et sous mon cœur, et cette fois elle me faisait bien mal, parce que le feu brûle toujours et parfois le grand froid aussi. Tout me piquait, le corps et les pensées. Ça tournait en bouillie informe et lessivée comme une machine à laver, bruyante et mal posée qui plus est, je n’en pouvais plus de moi-même, je sentais l’insomnie poindre et mes nerfs transir tout en se contractant dans un réflexe spasmodique, l’éternelle danse de moi contre mon vieux, du contrecœur dans tous les sens du terme – loin de moi et tout contre moi, dans des centaines de souvenirs et d’émotions ressassées, et dites-moi, qui, qui dans le monde a une relation simple, linéaire avec son géniteur ? J’ai pensé, au comptoir, je veux dire j’ai vu se dessiner devant moi le visage impassible de l’homme que j’allais consulter deux fois par mois, lors de la première séance je lui ai dit des choses et puis, sur un ton grave, Il faudra que je vous parle de mon père, mais à chaque séance depuis, la maîtrise du chaos formé par les émotions retombant en tempête sur le réceptacle malmené de ma conscience avait semblé prioritaire, et il aura oublié depuis tout ce temps que je n’ai pas, comme il le croit sans doute, zéro problème à travailler dans le domaine familial. Je n’ai parlé que de l’amour et de l’admiration que je lui porte, l’aspect pilier de nos relations, sans doute ces mêmes fragments qui me faisaient ressentir une sorte de joie absurde même cette soirée là, mais jamais des miettes qui me font claquer la porte et me retrouver au bar en premier lieu. Jamais ces moments démultipliés où la pensée vraiment très douloureuse point en moi, vient s’insérer et puis repart aussi vite, la pensée sans doute universelle de quelle famille de merde, je veux partir, je veux partir d’ici, je n’ai pas mal place ici, ils m’ont propulsé au centre d’ici mais ce n’est pas ma place. J’imagine que cette idée part toujours très vite parce qu’au moins je suis quelque part et c’est tant mieux.
Et puis à un moment dans cette soirée, pas si tard que ça, je me souviens m’être dit que c’était pas plus mal de ne pas avoir plus d’oseille en poche, ça ne tournait qu’à trois temps dans ma tête et je n’y perdais pas, enfin, pas beaucoup mon langage, si début d’ivresse il y avait c’était essentiellement parce que je tenais très mal l’alcool ; et j’ai fini par me calmer tout seul sans rien exprimer, par me lever dans une résignation si stable qu’à y penser dans le moment-même, quelque part très enfoui en moi j’ai ressenti le perçage d’une lame absolument glacée m’assassiner, mais j’ai quand même fait grincer avec sagesse les pieds du tabouret pour partir. Je ne chancelais pas, c’était le monde qui était un peu bancal autour de moi, un peu vieilli, il fallait que je le quitte, que je retrouve un environnement qui m’était propre, que je franchisse le vieux seuil de l’appartement. C’était le moment fatidique, celui où on ravale tout et on va se coucher, demain sera un jour meilleur, on prendra le petit déjeuner dans un silence cordial et on n’en parlera plus. Mais l’air frais, une fois tous les crève-tympans ravalés derrière moi dans un bruit ultime de porte qui claque, et qu’est-ce que ça soulageait, l’air frais me faisait un bien fou, je le sentais claquer la bise à tous les pores de mon visage dans un salut revigorant, je me suis souvenu à quel point j’aimais la nuit l’été. Parce qu’on partait vers une autre saison, paradoxalement, il y avait ces rares moments où on retrouve comme un goût de printemps, et c’était l’un d’eux : un autre souvenir a jailli, un souvenir très heureux de pure plénitude solitaire, nous étions en vacances en Grèce en famille pour occuper les vacances d’avril et je me suis un temps éloigné de ce « nous » pour m’allonger sur un transat de piscine désertée, observer les étranges, très étranges nuages qui se formaient en rang comme une armée, à attendre avec un désir frétillant et inquiet l’arrivée de l’orage. J’ai contemplé ce ciel bas si longtemps que j’ai redécouvert la durée, je me suis auto-hypnotisé en y perdant mes rétines, il y avait un vent très léger et agréablement tiède ; je crois que jusqu’alors, et j’avais onze ans, jamais je n’avais été autant fasciné par les forces de la nature. Cette nuit le ciel était calme mais la fraîcheur de la noirceur immaculée faisait parfaite symétrie avec mon souvenir, ça billait les trous de mon mal-être et j’ai essayé tant bien que mal de savourer la marche, qui allait s’avérer terriblement courte, mettant fin à cette scandaleuse soirée de vacances. Alors j’ai fait des petits détours, marchant çà et là, dans des rues inutiles, mains dans les poches de mon blouson, à respirer, respirer le temps et apprécier et me calmer. Je passais des bancs vides.
Je passais des bancs et j’ai croisé deux gamines, douze ou treize ans, qui marchaient serré, elles n’étaient pas du tout sœurs et ça se voyait, elles parlaient un peu fort dans leur inconscience du monde, t’as pas vu ? mais non ! viens on repasse ! mais t’abuses !, et de retrouver un peu de ce bruit-caquètement m’a irrité, l’espace d’une seconde, celle où nos coudes se frôlaient. Ensuite de nouveau le calme et rien, juste moi et le paysage devant. Au loin en face il y avait un muret couleur brun-miel et puis la mer, je ne pouvais pas la voir, mais je l’entendais un peu. S’y détachait, à la faible lueur des réverbères environnants, un banc non pas vide mais avec une silhouette, une ombre noire de la taille d’un adulte un peu voûté. En quête de cette solitude nocturne j’ai hésité à dévier mon chemin, mais j’avais besoin de me rapprocher un peu de l’eau et de sentir son odeur, je me suis donc résigné, j’ai clopiné un peu hésitant, mes pieds le trahissaient bien aux cailloux, je me suis rapproché de l’ombre qui grandissait grandissait, j’ai eu un mauvais coup d’instinct en captant de ma vue deux mèches de cheveux épais et sombres, est-ce que c’était lui, le même homme, le nez droit qui me distrayait, mangé par une forme obscure ? Mon cœur tamponnait à m’en faire mal. Il ne se passait rien, j’étais un homme légèrement éméché, vidé de sa colère, qui marchait. Je devais faire un arc vers la gauche, passer alors devant lui, j’ai deviné un écouteur vissé dans son oreille et une cigarette près de la cuisse fine, je n’ai aucun mal à m’imaginer que ses doigts rachitiques (je les trouvais très délicats sur les chopes que j’avais vues être prêtées), à ce moment-là, tremblaient. La vérité c’est que je n’en savais rien, je suis passé devant lui en le contournant avec un profond sentiment de malaise, parfaitement inexplicable, trouvant du coin de l’œil un geste gratuitement brusque pour porter la clope à son bec, et je ne comprenais pas. En passant j’ai alors risqué un regard. Lui ne m’a pas vu, pas remarqué, j’en suis certain. J’ai vu une tête résolument vissée vers le sol. Un regard à la fois dur et perçant et irréversiblement voilé par une émotion noire comme le fond d’un trou noir. J’ai vu une colère qui trahissait un profond malheur sur ce visage. Mon cœur a chaviré dans une panique dont on n’émerge plus. Je suis passé. Il n’y avait que ça à faire.
Je suis rentré à la maison, j’ai retrouvé mon vieux et j’ai chialé dans ses bras.
a total stranger one black day
knocked living the hell out of me—
e. e. cummings