La rame

Par Capella
Notes de l’auteur : Dernier chapitre de la partie 2, ainsi que le dernier que je posterai ici concernant cette histoire !

Lysithea contemplait, contre sa volonté, le décor, le son d’une boite à musique et le vent soufflant sur l’eau en toile de fond. 

Aussitôt sortis de la boutique de poupées qu’ils s’étaient dirigés vers le port qui se repeuplait doucement avec les lueurs de l’aube, pour prendre un esquif et s’éloigner d’ici. Lysithea quittait enfin la ville, mais cette eau tenait à lui rappeler que ce ne serait pas sans un souvenir des lieux.

Avec Érable, elle se trouvait sur un lac immense qui ceignait une petite île, au lointain. Malgré le soleil qui se levait, il y avait tant de brume ici que le monde était enchaîné dans des teintes de gris. L’eau partageait ces couleurs ternes et sombre, et rien au fond était visible passé les dix centimètres, à la plus grande horreur de la petite fille.

Et dérivant sur l’eau, comme autant de barques en voyage, des enfants. Leur dos émergeait, le reste était plongé dans l’eau, et ils flottaient, par centaine, autour de l’embarcation de la petite fille et du pantin. 

Quand ce spectacle morbide cessa d’avoir beaucoup de valeur à ses yeux mélancoliques, Lysithea se tourna vers Érable, source de cette petite musique qui s’élevait en dépit du vent. La marionnette avait posé une boîte à musique, qui tournait seule, tandis qu’il en construisait une autre à côté.

— Tu sais construire des boîtes à musique ? inféra-t-elle.

— Un peu, dit-il, coinçant son “un peu” entre le pouce et index. De toute façon, j’ai l’éternité pour devenir meilleur, pour l’instant.

Lysithea acquiesça. Même quand on ne l’avait pas, l’éternité, ce n’était jamais rien d’insuffisant pour devenir meilleur, alors dans son cas…  

— Tu pourras m’en fabriquer une ? 

— Hein ? De boîte à musique ? Si tu meurs pas avant, pourquoi pas.

— Tu peux arrêter de toujours dire ça… Je m’en suis sortie aujourd’hui, et ce n’étaient pas les occasions qui ont manqué. 

— Ah ça, je ne te le fais pas dire. Cela dit… “aujourd’hui” n’est pas encore terminé.

Lysithea lui adressa une moue fâchée, alors qu’il repartait à la fabrication de sa boîte à musique, un sourire mutin plaqué sur le visage, fier de son mot. 

L’expression de l’enfant se fit hésitante à mesure qu’elle le regardait. Il triturait ses rouages, les assemblait ensemble, les connectait à d’autres, le tout, accompagné d’un petit sourire satisfait et d’une autre musique.

— Dis, Érable… Pourquoi tu m’as sauvé ? 

— Rien qu’un peu bête, comme question…, souffla-t-il. Si tu meurs, je perds mon corps. 

Il s’arrêta soudain et se tourna vers Lysithea pour pointer son bras droit.

— Je tiens juste de préciser, mais, je ne parle pas de ce bras… Mais bien de tout le reste.

En voyant son sourire malicieux, Lysithea regretta d’avoir posé la question. 

J’ai du mal à croire qu’un pessimiste comme lui puisse en faire autant juste pour un corps, quand il a tout le temps devant lui et qu’il ne pense même pas que je parviendrai à réaliser mon rêve…

Décidant d’ignorer son commentaire, elle prit une rame et poussa le bateau avec son bras qui ne s’épuisait pas, lui permettant de poursuivre longtemps.

Au bout d’un moment, Érable leva la tête vers le lointain, mais comme elle, il ne devait pas voir plus loin que ce voile de nuage bas.

— C’est bien qu’on aille par le sud, dit-il à brûle-pourpoint. Une fois qu’on traversera le bois de la petite île qu’on devrait bientôt rencontrer, on pourra juste continuer tout droit et atteindre un lieu qui n’est pas inscrit sur la carte. Bon, je ne me fais aucune illusion, mais c’est toujours ça de pris que de découvrir des nouveaux lieux.

Le visage de Lysithea se mit à éclairer le chemin tant il gagna en couleurs. Elle était certaine que ce monde inconnu dont Érable parlait serait sa terre promise. 

— Pourquoi on ne contourne pas directement l’île ? s’enquit-elle, excitée.

— Ah oui, j’avais oublié que tu avais les provisions nécessaires pour ça, lui adressa Érable.

Lysithea se rembrunit soudain, comprenant la pique. Elle tourna le regard vers sa besace retrouvée, à l’intérieur de laquelle ne se trouvait même pas de quoi tenir plus d’un jour. Elle ne regrettait pas d’avoir fait un si grand buffet avec les enfants de l’hôtel plutôt que d’être restée sobre, mais un peu quand même. 

Si je vois les choses du bon côté, je n’ai pas si faim que ça maintenant… Tiens mais !

Elle fouilla dans son sac, pour sortir un fruit.

— Qu’est-ce que tu fiches ? fit Érable qui se tourna vers elle.

— Je n’ai pas pris mon petit déjeuner, et… nous sommes le matin ! 

— Tu rigoles ?! Range-moi ça tout de suite et attends qu’on soit arrivé. Il faut que tu apprennes à économiser, et pas juste manger quand tu en as envie !

— Pourquoi faire…? Ça m’a toujours réussi jusque-là…

Morose, Lysithea rangea le fruit et continua de ramer, la lippe peinée alors qu’Érable soupirait devant elle.

Au bout d’un moment, alors que Lysithea réfléchissait passivement, ennuyée par ce monde inchangé, car elle était dans ses périodes mélancoliques, elle entendit quelque chose. Elle n’en prit conscience qu’avec un temps de retard, dressant la tête.

— Il y a une autre barque ? 

Cette question raidit Érable qui ouvrit son ventre pour ranger sa boîte à musique et ses outils. 

— J’ai l’impression, et ça ne me rassure pas, vu le décor de ce lac, dit-il à l’adresse d’un enfant qui dérivait. Lysi, viens ici tout de suite.

Elle lâcha la rame et s’approcha. En sommes, elle se pencha vers lui, puisque leur esquif était minuscule. Sous les ordres du pantin, elle retira son manteau, sa robe ne l’aidant pas outre mesure à supporter le froid ambiant. Puis elle s’allongea, et Érable recouvrit son corps de son manteau, avant de lui même, s’écrouler sur elle, comme une simple marionnette dénuée de vie sur un manteau beige.

Lysithea ne voyait plus rien, n’entendant que, parfois, les coups du vent ou sa propre respiration. Mais peu à peu, un nouveau son se mêla à ceux-là. Des rames que l’on enfouissait dans l’eau pour faire avancer son embarcation. Pour l’avoir entendue près d’une heure, à présent, elle pourrait se targuer de savoir reconnaître ce son. 

La mélodie de l’eau s’accrut, et au bout d’un moment, elle l’entendit se scinder en deux, passant des deux côtés de leur barque. Il y en avait donc deux entre lesquels ils s’apprêtaient à passer. 

Lysithea contrôla sa respiration. Plus encore quand le bruit cessa tout proche de son oreille, lui laissant comprendre que leur embarcation avait suscité la curiosité. Si Érable ne s’était toujours pas levé pour lui assurer que tout irait bien, c’était que les yeux qui se poseraient sur eux n’étaient pas les bienvenus. 

Elle bloqua son souffle, la main devant la bouche, et se retint de pousser la moindre expiration quand elle sentit le bateau se faire boulotter par quelque chose. Il tanguait plus violemment, et des mains devaient sans doute palper un peu au hasard, surpris.

Pense à autre chose… Pour ne pas te trahir, fais comme si tu dormais, par exemple !

Grande appréciatrice des lieux exigus et étroits, elle pouvait dormir dans l’épaisseur d’une petite armoire que ça lui ferait du bien. Cette situation était donc parfaite. Enveloppée dans son manteau, et le corps bloqué par la présence du pantin, elle se sentait sous un lit, un matelas sur elle. C’était une disposition incongrue, pourtant, cela suffisait à l’apaiser, car aussi loufoque était cette situation, elle s’en serait véritablement trouvée apaisée en de réelles circonstances. Fermant alors les yeux pour profiter de sa sieste improvisée, elle laissa passer les secondes et ignora ce qui se passait sur l’esquif, jusqu’à l’instant où le poids d’Érable disparut pour rouler à côté d’elle. On venait de le pousser pour mieux voir ce qu’il se trouvait en dessous. 

Sa disposition d’étroitesse perdue, Lysithea fut forcée de rouvrir les yeux, inquiétée. Son sentiment gagna en puissance quand elle sentit qu’on palpait à travers son manteau avec un objet plat. Une rame, à n’en pas douter. 

Elle pria pour qu’on s’en tînt là, mais écarquilla les yeux quand son manteau disparut, révélant deux pirogues, accueillant une rangée de grands personnages à la tête longue et plate. L’enfant entrant dans leur champ de vision, ils flanquèrent un coup au bateau pour le retourner. 

Lysithea tomba dans l’eau, décelant sa besace, son manteau et Érable avec elle, plongeant dans les profondeurs du lac. Elle tenta de remonter, mais proche de la surface, un grand coup la renvoya au fond. Un rameur venait de lui asséner un coup de tête pour lui intimer de se noyer tranquille.

Elle n’abandonna pas et continua de nager pour rejoindre la surface, mais un coup plus violent que le précédent vint la sonner alors qu’elle commençait à se dire qu’il lui faudrait très vite de l’air. 

La tête de l’un des rameurs apparut sous la surface, ses yeux allongés aux pupilles entièrement noires fixés sur elle. La petite fille tenta une nouvelle fois de remonter, mais ce même visage venait la plonger plus profondément sous l’eau avant de remonter, Lysithea estimant la situation complètement catastrophique. Pourtant, elle ne cherchait pas à changer de solution. Elle préférait essayer de remonter jusqu’à sa mort, que de réfléchir pour survivre et ainsi prendre le temps de comprendre au fond de quoi elle se trouvait. 

Alors qu’elle remontait une nouvelle fois, elle vit Érable la saisir avant de  nager avec adresse pour s’éloigner des rameurs. Lysithea sentit son corps perdre toute sa force, car elle avait baissé le regard. Le fond de l’eau était noir. Il n’y avait autour d’elle aucun poisson ; juste un décor sombre et obscur. Elle cracha une flopée de bulle, quémandant de l’air. 

Érable lui toucha la tête pour la calmer, mais comment le pouvait-elle ? Elle ne voyait pas ce qu’il y avait en dessous d’elle. Ses mouvements étaient piégés par la lenteur marine, et dans ces ténèbres devaient se cacher une créature immense qui, en un coup de nageoire, serait à son visage. 

Elle serra le pantin, fermant les yeux, blême avant même de devenir rouge par manque d’oxygène.

Elle finit par remonter et gagner de l’air. Elle hyperventila.

— Calme-toi… Calme-toi, pressa Érable, s’essayant d’être discret. Ils peuvent nous voir si tu te fais remarquer. 

Elle comprit qu’il parlait des rameurs qui, au loin, continuaient de scruter proche de la barque en se demandant si l’enfant allait tenter de revenir à la surface. Un regard de côté et ils verraient l’enfant et le pantin se débattre dans l’eau. 

— Je veux sortir… Je veux sortir…, répéta Lysithea, en pleine crise. J’ai peur de l’eau… 

Érable lui renvoya un air de dépit, alors qu’il serrait le manteau de Lysi tout en essayant de tenir l’enfant de sa seule main.

Il a pris mon manteau ? constata alors l’enfant. Il est vraiment gentil… 

Voyant qu’elle se calmait le temps d’une fulgurante seconde, il saisit la tête de Lysithea et la colla contre lui. 

— Prend une grande inspiration et ferme les yeux.

Elle s’exécuta et se sentit replonger dans l’eau, son bras droit s’agrippant à Érable sous la demande de son propriétaire originel. 

Ils nagèrent jusqu’au bateau, et attendirent. Si les rameurs ne décidaient toujours pas de partir, ils partiraient reprendre de l'air en nageant de l’autre côté. La première fois, la panique l’ayant empêché de réfléchir, il avait eu la mauvaise grâce de sortir Lysithea de l’eau par le chemin qui prendraient les rameurs pour rentrer. Cette fois, il irait au sud, et poursuivrait même le chemin vers l’île à la nage si nécessaire. 

Mais au bout d’une petite minute durant laquelle Lysithea ne protesta pas, sous l’eau, la tête des rameurs plongea pour servir d’impulsion à leur bateau. En voyant leurs yeux rivés vers le devant, Érable se cacha sous le bateau renversé, de peur qu’ils pussent voir sous l’eau et les repérer une fois encore. Quand ils se furent vivement éloignés, le pantin sortit de l’eau.

— C’est bon, on s’en est sorti, déclara Érable.

— Pas tant qu’on est dans l’eau, répliqua Lysithea entre deux inspirations violentes, gardant les paupières résolument fermées.

Elle sentit alors le pantin lui caresser la tête, des accents de sourire dans sa voix : 

— Vraiment, quelle peureuse celle-là… Tu sais bien comment je suis pourtant, non ? Mon aigreur empêcherait tout être marin de vouloir me manger sans se sentir déprimé. T’as aucun souci à te faire. 

Lysithea ne put s’empêcher de rire quand il eut prononcé cette taquinerie.

— Par contre… Désolé, je t’ai fait sauter ton petit déjeuner, et il est officiellement mort au fond de l’eau. 

Lysithea ouvrit alors les yeux, pour lui darder un regard pétillant, ses lèvres étirées d’une oreille à l’autre.

— Le plus important, c’est qu’on soit en vie. Et je suis heureux que tu le sois aussi… Si tu avais coulé… Mais le bois flotte, alors… 

Elle vit Érable lui rendre un sourire, à son tour, avant de s’accrocher au bateau.

— Bon… On a une traversée à finir, non ?

— Très juste.

À deux, ils retournèrent l’embarcation avant d’y grimper, soulagés. Lysithea se tourna alors vers Érable qui s’assurait qu’aucune de ses articulations n’était trop imprégnée d’eau. Elle sourit encore.

— Merci pour tout, Érable…

Le garçon réagit en se tournant vers elle, jouant avec ses mains sous les coups de la gêne. 

— O… Ouais… Bon, attend que je prenne possession de ta carcasse, avant de vraiment me remercier.

Malgré la blague de mauvais goût, Lysithea se mit à rire, Érable détournant le regard pour se mettre à ramer avec sa main, faute d’avoir retrouvé celles du bateau, guindé.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Alex3393
Posté le 06/12/2023
Me revoila!

Vraiment je me suis régalé avec ton histoire ! Le ton, le timing, les personnages, l'univers m'ont conquit. Je me suis même laissé surprendre à lire ton histoire au boulot ( oui c'est pas hyper sérieux mais bon). Ce qui m'amène à poster ce nouveau commentaire :
Pourquoi stopper de publier la suite ? Quel dommage je ne saurais donc jamais ce qui se trouve sur l'ile au milieu du lac? C'était pourtant si prometteur.

Plus sérieusement j'ai pris beaucoup de plaisir à lire Lysithea et j'espère que les raisons qui te poussent à ne pas la continuer ici sont des raisons positives. =)

Bon courage pour la suite !
Capella
Posté le 09/12/2023
Alors la, je suis ravi de l'apprendre ! C'était très sympa à écrire aussi (pas toujours... Confetti... Mazette...). Concernant le fait que j'arrête maintenant ; à l'origine, j'avais tenté de faire cette histoire en guise de one shot pour ne pas commencer à harceler les maisons d'éditions avec des saga de plusieurs tomes, mais vu que la maison que je vise fait pas d'horreur, bah je compte pas continuer de sitôt (mais peut-être le ferais-je quand j'aurais du temps, qui sait).
Merci pour ton commentaire, ça m'a fait énormément plaisir !
Vous lisez