“Les marionnettes t’ont vu, alors le marionnettiste sait que tu es là, mais pas dans cette pièce. Si une marionnette te voit ici, le marionnettiste te verra là”.
Lysithea repassa l’avertissement d’Érable dans son esprit alors qu’elle s’introduisait dans la pièce à pas feutré. Elle ne pouvait se permettre de faire dépasser sa tête pour s’attarder en observation des lieux, alors elle décida de faire confiance à la description qu’Érable lui avait faite en amont de la pièce. Des pantins partout, en sommes.
Elle saisit le jouet qu’elle tenait en main, un simple train en bois, et le jeta tout au bout de la pièce, avant de s’élancer sous la première table qu’elle avisa.
Elle souffla de soulagement. Autour d’elle, c’était de nouvelles étagères, parsemées de pantins assis et de poupées immobiles. Malheureusement, elle ne pouvait qu’avancer à l’aveugle, car voir un pantin, c’était probablement se faire voir en retour. D’un geste de bras, elle intima à Érable de lui donner le deuxième jouet qui leur servirait de diversion, et elle longea la grande table pour rester à l’abri des regards scrutateur de cette assemblée tout en bois, son singe en bois dans les mains.
Par chance, le marionnettiste, dont elle ne voyait que des jambes dépassant d’une chaise, avait tant de matériel que sa table d’outils longeait presque l’entièreté du mur. Il y eut toutefois un espace entre la table et le bureau du marionnettiste, mais, assuré, Érable lui intima de simplement courir dessous, ce qu’elle fit, non sans une boule au ventre. Rien ne se produisit quand elle se révéla le temps d’une seconde, déduisant que cet endroit était dans l’angle mort des marionnettes.
Elle s’assit par terre, poussa un soupir de profond soulagement, avant de sursauter quand le marionnettiste tapa du pied, sans doute d’empressement, à quelques centimètres d’elle. Lysithea recula pour se coller au mur, inquiète.
Elle commença à se ronger l’ongle du pouce.
La fenêtre est collée à son bureau ? Donc juste devant sa tête ? Comment je vais faire pour m’y rendre, moi…
Érable, qui sembla comprendre son désespoir en se penchant vers elle, déclara :
— Tu sais…
Il ne put en dire plus. Lysithea avait couvert sa bouche de sa main, blême. D’un geste de main apaisant, il lui intima de le laisser parler.
— Le marionnettiste est aveugle, muet et sourd. Les pantins sont ses yeux, sa bouche et ses oreilles.
Il désigna ensuite le jouet du doigt.
— Donc, si aucun pantin ne te regarde, tu peux lui passer devant la tête sans problème.
Lysithea serra le singe en bois dans ses mains, nerveuse, mais hocha la tête, se disant qu’elle était bien forcée de faire confiance à Érable. Il savait mieux de quoi il parlait qu’elle.
Elle prit une grande inspiration, avança au bord de la table et recula subitement quand un pantin entra dans son champ de vision. Il s’était tourné dans sa direction ! Elle avait vu le visage se déplacer pour regarder vers elle… mais elle était toutefois certaine de s’être dissimulée à temps.
S’obligeant à refouler sa peur, elle prit une nouvelle inspiration après cette frayeur, esquissa un mouvement mais elle était soudain jetée sur le côté, par Érable qui était descendu de son dos avant de l’envoyer valser de l’autre côté de la table.
Alors que son sang ne fit qu’un tour, pensant que le pantin révélait sa vraie nature, elle le vit tomber soudain, comme inanimé. À sa suite, un autre pantin apparaissait, contrôlé par des fils, considérant Érable, curieux.
J’ai été repérée ! comprit Lysithea, horrifiée.
Elle recula le plus près possible des jambes du marionnettiste pour se dissimuler, priant pour qu’il n’ait pas l’idée saugrenue de les faire glisser jusqu’à elle.
Elle admira alors la scène, le pantin saisissant Érable par le col pour le pousser à se lever. Elle prit conscience que ce pantin-là pouvait marcher à l’aide de ses jambes, mais les fils blancs qu’elle voyait sortir de son corps ne devaient pas être étrangers à ce fait.
— Où est la petite fille ? demanda le pantin d’une voix.
— Allez savoir, maître ! Elle est partie par la fenêtre, je crois bien…
— Sans qu’on la voie ? Ça m’étonnerait…
— Sauf votre respect, maître, vous n’êtes pas réputé pour vos yeux d’aigle.
Érable poussa un gémissement de douleur quand le pantin, d’une claque, fit faire plusieurs tours à sa tête qui manqua de se dévisser.
— Continue de faire le malin et tu sais comment tu termines… Là, ce n’est plus le maître qui te parle. J’ai été assez gentil pour te filer une pièce libre, et, le maître a voulu te la reprendre, ce qu’il aurait fait sans moi. Je t’en prie, évite de te mettre dans la galère après ça… On vous a vu… Une petite fille et un pantin sur son dos. Tu t’es accoquiné avec elle avant de lui prendre son corps ? Le plus problématique, c’est qu’elle soit passée par l’écrivaine en bonne santé… Qu’est-ce que tu complotes avec cet enfant, bon sang… Dans tous les cas, je t’emmène voir le maître qui va se charger de toi et te soutirer les vers du nez dès qu’il en aura terminé avec ce dont il est en train de s’occuper. J’y suis obligé, malheureusement…
— J’ai des vers ? lâcha Érable, un grand sourire sur le visage. Moi qui pensais polir mon bois avec suffisamment d’application ! Mazette !
Le pantin lui adressa un regard inquisiteur, peu touché par cette petite boutade de la part d’Érable.
— Dis… Pourquoi t’en fais autant pour une humaine ?
Cette question eut pour le garçon l’effet d’un coup de tonnerre, alors qu’il s’agitait en gestes nerveux.
— Pour devenir humain à mon tour… C’est tout…
Qui observait toute la scène, Lysithea sentit une goutte de sueur perler le long de son front, trouvant le moment expédient pour partir sans demander son reste. Érable ferait office de diversion pour lui permettre de fuir, et après… elle continuerait sa route seule. Le pantin était immortel et elle ne pouvait se permettre de mourir sans avoir réalisé son rêve. Sa décision était facile à prendre.
Elle serra la prise qu’elle avait sur son jouet, mais soudain, un mouvement de pied du marionnettiste les firent se toucher. Sa respiration se coupa, mais l’instant d’après, le grand être assénait un coup de pied dans le corps de Lysithea qui vint percuter le mur en poussant une exclamation de douleur. Il y avait des manières plus galantes pour s’assurer que ce qui nous tombait sous les pieds n’était pas une enfant en fuite…
Non, encore heureux qu’il n’ait pas décidé de m’écraser…, se dit-elle, douloureuse.
Le pantin aux fils voulu alors se tourner vers elle, mais il était agrippé par Érable qui écrasa son visage contre le sol. Lysithea le vit serrer cette tête de toutes ses forces. Un craquement retentit, puis le crâne du pantin explosa quand la pression se fit trop grande. La petite fille écarquilla les yeux.
— D… Désolé…, prononça Érable, visiblement horrifié par son geste.
Il se servit de son bras pour sauter vers Lysithea et reprit sans s’embarrasser d’avoir l’air discret, à présent :
— Le jouet, maintenant !
Lysithea balança le jouet le plus loin possible, découvrant au même moment que tous les pantins de l’étagère étaient descendus des leurs pour observer ce qui se cachait aux côtés du meurtrier en bois. Lysithea saisit Érable, le contact de sa peau en bois lui traversant l’entièreté du corps, la mettant aux bords des larmes.
Il a tué quelqu’un pour me sauver, encore…
Lysithea bondit, s’accrochant à la table du bureau, aidé par Érable en tant que prise supplémentaire.
Elle se figea quand elle manqua de s’empêtrer dans un mur de filaments. Le marionnettiste était un vieil homme aux longs cheveux lui couvrant l’intégralité du visage. De ses mains se séparaient trente doigts, donc vingt-sept munis d’un fil à leur bout, ceux-là partant vers les murs, pour monter au plafond et, sans l’ombre d’un doute… redescendre vers les différents pantins de la boutique. De ses trois autres doigts, il manipulait une poupée russe.
Avant que les pantins ne décident de se retourner vers eux, Lysithea passa sous les fils, Érable ayant même la présence d’esprit de se coller à son dos pour se faire le plus petit possible.
L’enfant osa un coup d’œil vers les autres doigts du marionnettiste, pour découvrir que dans la poupée russe se trouvait un enfant délesté de ses deux bras, lequel gémissait, éploré… encore en vie.
De surpris, le regard de la petite fille se fit plus froid, et elle continua.
Sois fort, petit garçon, je ne peux pas t’aider…
Derrière elle, tous les pantins s’étaient déjà retournés vers eux pour fondre vers le bureau en une masse houleuse. Érable poussa un petit cri en y assistant, et Lysithea prit le temps de reprendre un souffle froid.
Elle s’approcha de la fenêtre pendant que les pantins passaient sous les fils du marionnettiste par cinquantaine, l’ouvrit, et sauta, alors que plusieurs mains essayaient de la saisir, n’effleurant que l’air.