La jackalope poursuivit sa route. Elle ignorait où Koïloss les attendait, bien trop occupée à recouvrer ses esprits. Son ami sur ses pas, elle marcha dans le silence. Ses sens s’étaient détendus et son cerveau ressassait les souvenirs qui venaient à elle. Sans signe du gros loup noir, le temps se déroulait dans le calme.
La crevasse s’ouvrait sur un immense souterrain où le bord d’une rivière s’agrandissait. Là encore, les monstres de fer sommeillaient pour l’éternité dans l’obscurité. Quelques gouttes d’eau s’échappaient des stalactites plantées au plafond et s’écrasaient sur leur dos, jouant une mélodie. Les pattes des animaux trempèrent dans l’étendue glaciale, ce qui leur arracha des grimaces. Le fossé s’élargissait après quelques pas, laissant passer la lumière pâle de la lune. Cette dernière surplombait les cieux de son œil de cristal. Tournerine s’arrêta pour l’observer, malgré les insistances de Seeky à avancer. L’astre de nuit éclairait le niveau inférieur et faisait luire l’eau naissante.
– Elle est magnifique !
Posée sur une des collines où grimpaient les chênes, les bouleaux et les hêtres, elle contemplait la lune. La clarté blanche la détendait et différait de la lumière imprévisible qui l’arrachait autrefois à son sommeil et annonçait la future disparition d’un de ses voisins. Le jour, le soleil l’exposait comme elle l’avait été aux mains des humains. Elle l’avait regardé en face la première fois et avait cru perdre la vue. Mais la lune… les étoiles se multipliaient autour d’elle pour se réfugier dans son halo argenté. La nuit veillait sur les deux lièvres de son œil rond et doux.
– Tu lui ressembles, fit remarquer Pétrichor qui se blottissait entre plus contre elle.
– Ce n’est pas vrai ! s’offusqua-t-elle. Elle, elle est belle !
– Mais toi aussi !
– Non, moi j’ai le dos nu et tout abîmé. Je n’ai rien à voir avec elle ! Ne l’insulte pas comme ça !
Les oreilles de son ami tombèrent.
– Regarde-la bien, reprit-il calmement. Tu vois ces formes ? Ce sont des cratères. Elle aussi a subi des coups et ce, depuis la nuit des temps. Elle aussi disparaît parce qu’elle est triste, parce qu’elle a besoin de se ressourcer. Elle aussi revient, lumineuse parmi l’immensité de l’univers.
– Tu penses que je suis belle ?
– Tu n’es pas seulement belle. Ne t’arrête pas à ça. Quand je t’ai vue, j’ai compris que tu étais une hase courageuse qui a saisi la chance de fuir son ancienne prison. Tu découvres le monde comme un levraut et tu bondis avec le vent. Tu remercies chaque jour la vie de t’emmener plus loin.
– Je… oui… c’est vrai.
– Pétrichor ? prononça tout haut Tournerine.
– Qui ça ? demanda Seeky en la regardant de travers.
– Pétrichor. C’était son ami le plus cher. Je le sens à travers les souvenirs. Ils me reviennent comme si je les avais vécus.
– Pétrichor ? Comme l’odeur de la terre après la pluie ?
– C’est un lièvre, tout comme elle.
– Ah ! Le fantôme est une femelle ! On est bien avancés !
– Tu crois qu’elle le cherche encore, actuellement ?
– Je ne peux pas répondre à ta place. Après être sortis d’ici, on devrait en discuter.
Alors que Tournerine ouvrit la bouche pour parler, des griffures sur les squelettes de métal alertèrent les deux errants. Les oreilles de Seeky pivotèrent vers l’arrière.
– Il y a des rats, fit-il remarquer en grognant.
– Il y en a toujours, lui rappela la hase cornue. Inutile de s’inquiéter.
– Tu ne les connais pas. Ils sont vicieux.
Tournerine se tourna vers un des cadavres d’acier où plusieurs surmulots couraient. Des cliquetis retentirent aussi derrière elle. À sa droite. Puis à sa gauche. Certains trottaient sur la roche dure et fissurée du sol, d’autres piétinaient l’eau. Une horde de rats se dressait sur leurs pattes postérieures, les moustaches frémissantes. Seeky dépassa son amie en la bousculant.
– Eh bien, vous n’avez rien d’autre à faire ? leur lança-t-il.
Les rongeurs éclatèrent d’un rire qui résonna dans le cimetière de métal. Tournerine jeta un œil au-dessus d’elle, craignant qu’ils n’attirent Koïloss.
– Nous avons tellement de choses à faire, répliqua un des rats. Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ?
– Ça ne te regarde pas, asséna le chat qui bouillonnait intérieurement, sa queue vibrante le trahissant.
– En ce moment même, ça nous regarde, répondit un deuxième à côté de Tournerine. Vous êtes dans les souterrains et ils sont nos territoires.
– Ça, c’est vous qui le dites ! Personne n’a décrété quoique ce soit !
– Va en parler aux autres !
– Aujourd’hui a été ta dernière faute, chat, dit un rat près du premier.
– Nous n’y sommes pour rien ! se défendit Tournerine. On est tombés ici par erreur !
– Tant pis pour vous !
Dans un éclat de rire cruel, la horde jaillit sur les deux animaux qui fuirent aussitôt. La hase dépassa Seeky et bondit sur le dos d’une carcasse avant de monter sur des débris qui bordaient l’eau. Les rongeurs nageaient avec aisance et d’autres escaladaient les décombres. Le chat administra des coups de patte aux plus proches. Les chanceux réussirent à lui mordre la queue ou le fessier. Pendant que le félin se débattait et crachait de rage sur ses ennemis, la jackalope déclara :
– Ça remonte à la surface, il y a moyen qu’on puisse s’échapper !
– Avec cette vermine, impossible ! rugit Seeky.
Il n’avait pas tort. Les rats se faufilaient de tous les côtés et les premiers atteignirent Tournerine. La hase les repoussa de ses cornes, les faisant tomber dans l’eau qui s’approfondissait au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les tunnels. Les débris formaient une colline vers les nids d’humains, mais la clarté de la lune disparaissait. Devant elle s’étendait un creux qui séparait les décombres d’une surface rocailleuse et poussiéreuse menaçant de s’écrouler. La jackalope sauta au-dessus du trou et appela son ami encore occupé à chasser les rats. Il lui lança un regard exaspéré pour lui faire comprendre que leurs ennemis les suivaient de près. Tournerine jeta des amas de cailloux de ses griffes arrière. Les cris aigus des rongeurs lui indiquèrent que sa riposte fonctionnait.
Aveuglés par la poussière, les surmulots lâchèrent Seeky qui rejoignit sa camarade et l’imita aussitôt. Les pattes postérieures des fugitifs envoyèrent des rafales de sable gris et de débris. Les couinements enragés s’éloignèrent et les deux amis se terrèrent dans un tunnel obscur.
Leur course les mena vers une sortie et s’accéléra quand elle se rapprochait. Seeky serrait Tournerine de près, incapable de marcher devant à cause du corridor qui rétrécissait. Au moment où la jackalope passa le museau à l’air libre, elle se recroquevilla dans un hoquet de surprise.
Koïloss se tenait allongé sur un pont de métal. Les fondations grinçaient sous son poids. Une prochaine tempête pourrait les décimer. Ses oreilles se dressèrent quand il aperçut la tête de Tournerine. Il se leva et s’approcha lentement pour patienter encore plus près de l’orifice.
Derrière ses proies, les rats avaient réussi à les rejoindre. Leurs dents proéminentes mordirent les pattes de Seeky qui se défendait en feulant. Les ennemis le cernèrent et attaquaient sa queue et ses flancs. La hase lui porta secours en rejetant la vague avec ses cornes et ses griffes. Il fallait qu’ils sortent d’ici s’ils ne voulaient pas être dévorés ! La jackalope jeta un œil en arrière. Koïloss avait l’intention de rester toute la nuit. Il avança encore lentement, le pont crissant sous ses puissants membres.
– Arrêtez ! hurla Tournerine.
D’ordinaire, Seeky lui aurait lancé un regard courroucé ou fait remarquer que ces vermines ne l’écouteraient pas, mais il était bien trop occupé à s’ébrouer pour envoyer les surmulots sur les parois. Des taches de sang souillaient son pelage gris tigré et les mâchoires coupantes tentaient de lui arracher ses ailes.
– ARRÊTEZ ! tonna la hase.
Les rats se calmèrent, mais ceux ayant atteint Seeky le retinrent.
– Bande de stupides racailles ! les insulta Tournerine. Vous vous croyez forts à nous attaquer alors qu’on n’est que deux ?
– Tu penses que ça les préoccupe ? ironisa le chat en serrant les crocs sous la douleur.
– Regardez-vous : vous êtes minables ! Qu’est-ce que vous essayez de nous prouver ?
– On n’a rien à te prouver, mutante ! cracha un rat.
Ses compères appuyèrent sa réplique par des couinements enragés.
– Ah ouais ? le toisa Tournerine. Et tu vas revenir auprès des tiens pour dire : "Eh ! On a dévoré deux pauvres victimes qui se sont égarées dans nos souterrains ! On est des héros !"
– Qu’est-ce que tu cherches à f… ? demanda Seeky, sidéré.
– Mais sérieusement ! C’est ce dont sont capables les rats ?
– Si tu savais de quoi nous sommes capables, tu retournerais dans ton terrier, sombre idiote ! la dédaigna un autre rongeur, lui aussi soutenu par les cris de ses alliés.
Tournerine allait lui rétorquer que les jackalopes ne creusaient pas de terrier, mais elle se ravisa. Elle continua :
– Mon espèce est supérieure à la tienne, minable ! Si vous aviez pu nous attraper, vous l’auriez fait bien avant !
– Voyez-vous ça ? fit un troisième surmulot sur un ton sardonique. Explique-nous pourquoi !
– Déjà, les jackalopes sont rapides, intelligents et possèdent de puissantes pattes ainsi que des cornes qui peuvent vous embrocher.
Les rongeurs éclatèrent d’un rire si fort que la hase crut sentir le tunnel trembler.
– Impressionnant, en effet ! se moqua une petite voix dans l’assemblée.
– Regardez-vous ! les méprisa Tournerine. Vous n’êtes que des progénitures de déchets ! D’immondes rats d’égouts puants !
La horde claqua des dents de fureur, ce qui hérissa le dos arrondi de Seeky. Ses yeux aux pupilles dilatées supplièrent son amie d’arrêter.
– Vous êtes pourris jusqu’aux dents ! renchérit la hase. Et ce ne sont pas avec celles-là que vous allez faire tomber les plus gros monstres !
– Ne nous provoque pas, mutante ! rugit le premier surmulot.
– Pourquoi ? J’ai touché un point sensible ? J’ai enfin deviné que vous étiez incapables de détruire des constructions humaines rien qu’avec vos morsures ? Pas étonnant que la plupart d’entre vous aient terminé entre leurs mains !
Malgré leurs mâchoires proéminentes, elle se pencha sur eux et dit d’une voix plus basse :
– Vous savez qu’en réduisant le pont en miettes qui est à l’extérieur, vous pourriez agrandir votre territoire ? La rivière prend trop de places et inonde vos très chers souterrains. Même ça, vous ne l’aviez pas remarqué, bande d’imbéciles !
– Parce que ce n’est pas notre priorité, peut-être ? la dédaigna l’un d’eux.
– Ou parce que vous avez les dents tellement pourries qu’elles sont incapables de détruire les fondations ?
– Ce pont est aussi fragile que du biscuit ! Tu crois vraiment que c’est un défi digne de nous, que tu nous lances ?
– Vous refusez de le faire car vous savez que vos dents se casseront !
– Tu sais quoi ? Montre-le-nous, ton pont et tu vas moins rigoler !
Les surmulots acquiescèrent dans un tonnerre de cris d’affront. Tournerine garda son air hautain et désigna la passerelle qui s’étendait après l’issue.
– Et que fait ce gros loup dessus ? demanda un des rongeurs, méfiant.
– Évidemment, autant corser l’épreuve, argua la hase. Vous pensez que ça allait être facile ?
– Tu veux nous jeter dans sa gueule, c’est ça ?
– Tu as peur ?
– Bien sûr que non, mais tu nous crois stupides ?
– Si vous êtes aussi puissants que vous le prétendez, vous ne craindriez pas d’offenser le terrible Koïloss ! Vous imaginez la réputation que vous allez vous forger ? Même les chats vous redouteront !
Seeky opina de la tête.
– Aucun chat ne sera capable de venir à bout de Koïloss, renchérit-il.
– Dans ce cas, nous humilierons ce gros loup et les chats ! Allons-y ! Faisons tomber ce pont !
Le torrent de fourrure brune se déversa vers la sortie. Koïloss grogna à l’adresse des rats et en croqua quelques-uns tandis que la majorité se dirigeait vers les maigres piliers qui maintenaient la construction. La rouille céda vite sous les grignotages des rongeurs. Bien trop occupé à les écraser avec ses crocs ou avec ses pattes, l’immense prédateur sursauta aux frémissements de la passerelle. Les premières surfaces qui le reliaient à la cachette de Tournerine et Seeky s’écroulèrent. Ces derniers en profitèrent pour filer discrètement vers les hauteurs.
Une fois devant un nid d’humains détruit, les deux amis assistèrent à la chute du pont. Les rats avaient dévoré toutes les poutres qui la portaient. Les plus chanceux se frayaient un chemin pour retourner sur la terre. Les autres s’effondraient avec Koïloss qui poussa un glapissement au contact de l’eau glacial. Le courant emporta tous les détritus et les prédateurs, laissant les fugitifs dans le silence de la nuit.
Le cœur de Tournerine battait si fort à ses oreilles qu’il couvrait les grondements de la rivière. Les vagues emmenèrent les débris qui tentaient de bloquer le cours.
– Viens, ne restons pas ici, suggéra la jackalope.
D’abord, elle songea à revenir dans la forêt, mais elle se rappela des visions. Suis la lune, s’était répété la hase. Peut-être était-ce une voie à emprunter ? Elle contourna le nid d’humains afin de bondir au-dessus de la crevasse et s’élança en direction de la reine de la nuit.
– Tu as été stupéfiante ! la complimenta Seeky, impressionné.
– Merci, fit Tournerine.
– J’ai bien cru qu’on allait y rester ! Mais ils sont plus manipulables que je le pensais.
– Ça pourrait te servir dans un futur proche. J’ai bien peur qu’ils soient en colère.
– Et si je rejetai la faute sur toi ?
– Tu n’oserais pas !
La bonne humeur réapparut au moment où ils atteignirent le zoo. Si Koïloss les pistait après avoir regagné la rive, la jackalope pourrait compter sur la protection des gorilles ou de plus gros animaux. Par précaution, elle grimpa à un arbre dont les épaisses branches étaient plus solides que le pont. Seeky l’imita avec plus de mal. Les morsures étaient encore vives et il lécha ses plaies jusqu’à l’aube. Quant à Tournerine, ses yeux ne quittaient pas la lune. Au final, sa lumière avait été une alliée dans la nuit.