La reine de la nuit [Partie I]

Notes de l’auteur : Je suis toujours là ! Cette histoire est terminée et je n'ai plus qu'à poster les chapitres. La suite arrive petit à petit !

Les loups chantaient en chœur dans la forêt pour la lune qui éclairait de son œil argenté les bois sombres. En famille, ils levaient le museau au ciel afin de s’imprégner de la magie sélénienne. Ils absorbaient sa nitescence pour se revigorer. Pour chasser la proie.

Cette chorale apeurait Tournerine. Cette nuit, elle courait à travers les arbres sans se retourner. Inutile de regarder en arrière pour savoir qui la poursuivait. La pleine lune se montrait impitoyable avec la jackalope au pelage blanc. Elle était aussi brillante qu’elle et un prédateur la détectait avant même de la sentir. Quand on était un herbivore, se cacher s’avérait inefficace. Durant un certain temps, c’était l’idéal pour prendre sa respiration. Mais la célérité était l’ultime solution face aux chasseurs. Comme chaque poursuite, Tournerine espérait tomber sur moins rapide qu’elle.

Les grosses pattes de la bête martelaient sur le sol couvert de feuilles et de mousse. Alors que le son devenait plus fort, Tournerine contourna un tronc et dévala une pente en zigzags, ralentissant ainsi la course du monstre. Le prédateur était loin derrière elle, mais ce n’était pas fini.

La jackalope s’enfuyait là où le vent la portait. La ville, qu’elle appelait la forêt grise, était un lieu qui fourmillait de cachettes en tout genre. Malheureusement, si elle semait le premier chasseur, un deuxième pouvait toujours la surprendre. Les chats n’étaient pas tous amicaux et d’autres créatures du zoo se nourrissaient de chair d’herbivore.

Tournerine reconnut les gratteurs de ciel. Ses pattes commençaient à se fatiguer, les muscles gonflés par la course effrénée. Ses griffes frôlèrent le sol gris et fissuré de la ville. La hase cornue ignora tout être qui se dressait devant elle et chercha une issue. Essoufflée, elle préféra se terrer quelque part, le temps d’avoir une distance suffisante avec son prédateur. Tournerine se glissa par un orifice dans l’un des gratteurs de ciel et monta un chemin de pierre qui conduisait au sommet, plus petit que la moyenne à cause de récents effondrements. Elle s’arrêta devant l’un de ces murs invisibles. Elle y posa ses pattes et regarda au travers. La proie et le prédateur s’étaient perdus de vue.

Ses oreilles inspectèrent le moindre bruit suspect. Rien n’indiquait que le monstre l’avait suivie dans la construction humaine. La tension dans son corps descendit légèrement, mais ses sens demeuraient sur ses gardes. La jackalope s’allongea sur le sol poussiéreux, les yeux rivés sur la ville.

Depuis les appels du fantôme, sa survie s’était amincie. Les souvenirs s’emparaient de son cerveau jusqu’à la déconnecter de la réalité. Kova n’était pas d’une grande aide et Tournerine ignorait comment chasser le spectre qui tentait de communiquer avec elle. Écoute-le et analyse ses messages, lui conseillait la gorille. Tu finiras par trouver comment le libérer. Mais les débris du passé qui assaillaient tous ses sens ne révélaient que des poursuites. Si l’animal était mort à cause d’un prédateur, que pouvait-elle faire ?

Une fois reposée, Tournerine descendit au niveau inférieur. Quelques araignées grimpaient sur les murs et se plaignaient du manque d’insectes alifères dans les environs. La chance leur souriait quand un rat vivait ses derniers instants dans ce gratteur de ciel. Un délicieux mets pour les mouches. Pour l’instant, la jackalope était seule avec les arachnides et les petits êtres rampants.

– Mais attention où tu mets tes cornes, idiote ! vociféra une des résidentes à huit pattes.

Tournerine leva les yeux vers ses rameaux désormais décorés de toiles épaisses. Elle bredouilla quelques excuses et s’abaissa pour dégager ses bois, mais elle fit pire que mieux.

– Mais nooon ! Tu sais combien de temps j’ai fait cette toile ? se plaignit la tégénaire qui courait sur son crâne.

– Je suis désolée mais…

– Je m’en fiche ! Tu as détruit un travail de longue haleine ! Regarde ça ! Ça ne ressemble plus à rien ! J’avais une réputation d’excellente tisseuse et maintenant…

Tournerine ignora le reste de ses jérémiades et se raidit. Le roulement d’un caillou lui annonça la venue d’un autre animal. Elle s’agita dans tous les sens. Ici, il n’y avait aucun endroit où se cacher. Les battements de son cœur s’accélérèrent et les cris de l’araignée l’agacèrent. Elle secoua ses cornes, mais l’envahisseuse refusait de partir, tissant des filets pour rester sur sa tête.

– Chut ! fit la jackalope, excédée.

Pour appuyer son énervement, elle grogna et s’agita dans tous les sens. Son odorat lui indiqua un être familier. Au moment où la créature tapie dans l’ombre jaillit sur elle, Tournerine esquiva d’un bond, faisant tomber la tégénaire qui tourna en rond sur le sol.

Seeky croqua l’abdomen de l’araignée. Lorsqu’un petit craquement retentit entre ses crocs, il lâcha le cadavre de la bête à huit pattes et tira la langue.

– Beurk ! Comment Vick peut chasser ces trucs-là ! gémit-il en se léchant l’un de ses membres.

Figée par le spectacle, Tournerine lui lança un regard de reproche qu’il comprit aussitôt.

– Oui, bon… pas ça devant toi… j’ai oublié et je m’excuse, ça va ? râla-t-il en dodelinant de la tête.

– Surtout qu’elle n’avait pas à mourir, la pauvre ! s’exclama la jackalope, affligée.

– Ce n’est qu’une araignée !

– Mais quand même… elle mérite autant que toi de vivre !

– Tu crois que je me pose la question quand je vois un animal à manger ? Et tu crois aussi qu’elle se demande si une mouche devrait vivre ?

– Je ne veux pas débattre là-dessus. On ne se comprend jamais sur ce sujet.

– C’est toi qui as commencé ! Mais bon… je suppose que si tu as ce genre de raisonnement, c’est parce qu’une grosse bébête a décidé de te prendre en chasse, n’est-ce pas ?

Tournerine opina tristement, les oreilles baissées.

– Koïloss, répondit-elle.

– Oh ! s’écria Seeky, les poils pointant vers le ciel comme des touffes d’herbe.

Un silence s’abattit et la hase se dirigea vers la paroi translucide. Aucun signe du monstre qui la poursuivait.

– Tu as réussi à lui échapper une fois, lui rappela le chat. Tu peux bien recommencer.

– Il m’a gardée prisonnière dans un terrier et a attendu que je cède. Heureusement qu’un renard est passé pas loin de lui. Il l’a traqué et j’ai pu sortir.

– Et… il est dans la ville, là ?

– Oui, je me suis retrouvée dans ce gratteur de ciel.

– Il aura déjà croqué un autre animal et t’aura oublié. Maintenant qu’il a perdu ta trace, tu peux revenir dans la forêt, non ?

– Il y a des loups et des chiens partout, Seeky.

– Ah oui… les chiens. Alors, on reste ici ?

– On pourrait, mais je n’ai pas envie qu’il me retrouve et que je sois piégée ici. Et surtout avec toi.

Le félin plissa le front, mais ne releva pas cette pique.

– On pourrait aller vers les égouts, suggéra-t-il.

– La rivière qui pue ? répéta Tournerine.

– C’est labyrinthique et il y a plusieurs issues. Tu pourras facilement le semer.

– C’est toujours mieux qu’ici.

– Et bien, allons-y !

Seeky descendit les empilements de pierres qui permettaient d’accéder au sommet du gratteur de ciel. Une fois à l’extérieur, les deux animaux longèrent les ruines à pas feutrés, le ventre frôlant le sol. Ils passèrent sous des planches en bois et des morceaux de roche qui formaient autrefois des nids d’humains. Les pousses d’herbes leur servaient aussi de se faufiler en toute discrétion. Les sens à l’affût, Tournerine prit les devants. Ses rameaux effleuraient les obstacles et elle prit garde à ne rien faire tomber. Malgré toutes ses précautions, cela arriva.

Ses cornes griffèrent de la pierre qui s’effrita. La hase éternua plusieurs fois. Elle eut l’impression que ses expulsions d’air résonnaient dans toute la ville. Tournerine se figea tandis que ses oreilles tournaient sur elles-mêmes.

– Ça ira, la rasséréna Seeky. Il faut vraiment ne pas avoir de chance pour qu’il soit dans le coin à ce moment-là.

Le chat la dépassa et sortit du tunnel de débris. Son assurance alerta sa camarade qui le poussa sur le côté.

Au-dessus de leur cachette se trouvait une ombre gigantesque au pelage hérissé. Ses yeux emprisonnaient ses proies entre des flammes jaunes. Lorsqu’il ouvrit sa gueule suintante de bave dans un grognement sinistre, les deux animaux continrent leurs tremblements.

Tournerine esquiva les crocs de son ennemi au dernier moment et courut vers les chemins les plus étroits. Seeky se précipita dans une direction perpendiculaire à la sienne. La jackalope slalomait pour éviter Koïloss qui la chasser de près. La route se termina par un fossé qu’elle contourna de justesse. Derrière elle, le canidé manqua de glisser dans le vide, ce qui créa de la distance entre eux deux.

Les pattes de Tournerine soulevaient des nuages de poussière. Des carcasses de monstres métalliques se dressaient sur son chemin. Elle bondit avec la souplesse d’une biche sur leur dos et atterrit sur le sol. En longeant la crevasse, elle prit son élan pour monter sur l'unique paroi restante d’un nid d’humains. La jackalope surgit sur le mur et tomba nez à nez avec la lune qui semblait aspirer son âme.

Suis la lune, se disait-elle.

Quand ils se séparaient, elle se retrouvait face à la reine de la nuit, dominante dans le noir. Le froid la mordait et son corps tremblait, mais elle n’avait plus qu’à lever le museau pour se rappeler que sa précieuse amie était là.

Elle n’était jamais seule.

Elle courut vers l’astre argenté en sachant qu’ils seraient réunis.

Tournerine fut propulsée dans le néant, échappant à la mâchoire de Koïloss qui claqua dans l’air. Seeky l’avait griffée pour l’extirper de cette emprise rétrospective, mais son coup lui avait fait perdre l’équilibre. Le félin la rejoignit dans sa chute et tous deux se relevèrent dans un souterrain humide. Le loup passa la tête, mais il fut incapable de s’insinuer dans la crevasse trop étroite. Il gronda de frustration et courut en bordant le trou.

Une fois le prédateur disparu, les deux animaux se redressèrent. Tournerine lécha la plaie sur son dos infligée par son ami. Ce dernier la fixait, les oreilles plaquées sur son crâne et la queue agitée. Son regard trahissait l’incompréhension.

– Tu crois vraiment que c’était le moment d’admirer la lune ? la sermonna-t-il.

– Non, bien sûr mais…

– Mais qu’est-ce qui t’a pris ?! Je ne l’avais pas suivi discrètement, il t’aurait croquée !

– C’est compliqué.

– Arrête de me prendre pour un abruti et explique-moi ce qui t’arrive !

La queue de Seeky fouettait l’air alors qu’un grognement naissait au fond de sa gorge.

– Je te trouve vraiment bizarre, ces temps-ci, remarqua-t-il. Tu as été distraite plusieurs fois dans cette bibliothèque et maintenant, là ! Tu cherches à mourir ou quoi ?!

– Arrête ça, l’enjoignit Tournerine.

Son ton exaspéré se teintait d’une pointe de pitié.

– Non, je veux savoir ce que tu as dans la tête ! insista le chat.

– Des visions ! tonna la jackalope.

Seeky s’immobilisa, la queue pendante.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? lui demanda-t-il, incrédule.

– Ben, tu voulais une réponse, et bien la voici : je vois des souvenirs et ils ne m’appartiennent pas ! lui asséna la hase cornue.

Elle s’éloigna de lui. Désormais, il devait la prendre pour une folle. Quel intérêt de tout lui expliquer ? À ses yeux arrondis, le chat la détailla de la pointe des rameaux jusqu’aux griffes.

– Et pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

– Et bien…

Tournerine réfléchit. Qu’est-ce qui aurait pu l’empêcher de lui raconter ce qu’elle vivait ? Elle observa son ami et comprit. Seeky avait perdu toute son ardeur et la fixait droit dans les yeux. Sa queue et ses oreilles baissées lui montraient clairement son inquiétude. Voilà pourquoi elle avait tu ce phénomène. Elle craignait que ses proches s’angoissent à ce sujet sans importance. Peut-être que ce n’était rien et que ça s’effacerait avec le temps. Peut-être que Kova avait tort. Au final, elle réalisait que le problème était sérieux. Ce qui s’était passé le prouvait bien.

– Je n’ai pas envie de te mêler à des choses qui… n’ont pas de solution, bafoua la jackalope en courbant l’échine.

– Pourquoi il n’y en aurait pas ? creusa le félin.

– Je ne sais pas… je perds peut-être la tête.

– Tu en as parlé à quelqu’un ?

– Kova m’a dit qu’un fantôme voulait communiquer avec moi.

– Et bien, écoute cette Ancienne. Elle touche un truc, là.

– Je ne sais pas quoi faire…

– Ben, en étant seule face au problème, tu resteras perdue !

– Oui, peut-être.

Tournerine leva le museau vers la lune qui éclairait l’étroit tunnel. Cette vision voulait-elle lui indiquer un chemin à prendre ?

– On devrait partir d’ici, dit-elle.

– Je te suis, mais je te surveille, l’avertit Seeky.

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