Il s'agissait d'un jeune garçon à l'aube de ses onze ans, dont la jungle de cheveux violets donnait l'impression que sur sa tête poussait un champ de lavande. Le ciel pur au fond de son regard laissait deviner une maturité hors du commun pour son jeune âge. De ses vêtements déchirés jaillissait un teint de bronze assez crasseux, et son arcade sourcilière était égratignée.
Annie, le palpitant épouvanté, se demandait comment réagir. Elle n'allait pas hurler, cela ne servirait qu'à faire fuir les fennecs. Elle n'allait pas s'éclipser en courant, la curiosité lui nouait l'âme. Elle resta donc là, immobile et éberluée.
- Enchanté, déclara le jeune garçon d'un ton ennuyé, en époussetant ses vêtements.
Puis il jura. Fort. Un cri rageur qui rebondit durement sur le bois des hêtres alentour.
Annie recula contre l'arbre, déstabilisée. Ce personnage l'intriguait autant qu'il l'effrayait. Derrière les mèches décoiffées qui retombaient sur son front, son regard était une énigme. Un énigme de métal et de saphir, de nuit et d'étoiles précisément. Et tant de phénomènes à travers un œil était quelque chose d'assez spectaculaire, surtout en sachant que cet œil appartenait à un enfant. Instinctivement, la jeune fille compara cette œillade à un océan, un océan plein de vagues dont on ignorait la provenance.
Avec un bruissement feutré, Annie décolla douloureusement ses lèvres l'une de l'autre. Elle devait parler, mais ne trouvait mot. Que fait donc ce gosse ici ? Et pourquoi un tel sentiment meurtrier au fond de ses yeux ?
- En... chanté, murmura-elle finalement.
Le garçon haussa les épaules, la regardant à peine. Pourtant, un éclat enflammé intégrait son œil. Et du feu dans une mer, c'était vraiment une étrangeté. Il ne laissa pas durer le silence entre eux. Ce bon silence avec le soleil qui martelait les nuques, le sable qui crissait sous les pieds et le lointain chant des oiseaux. Il le rompit comme on se tranche du pain au petit déjeuner.
- Que fais-tu ici ? Ta place n'est pas dans le monde sauvage.
- Je pourrais te retourner la question, sourcilla Annie dont la langue venait de se réveiller complètement. Que fais-tu ici ?
L'inconnu haussa ses sourcils, élargissant la mince cicatrice qui y avait trouvé refuge. Désormais, ses yeux semblaient être un miroir de feu et d'eau.
- J'admirai mon éblouissant reflet dans le lac.
N'ayant pas attendu ce genre de réponse, Annie sursauta. Il avait déclaré cette phrase d'une voix neutre, en la ponctuant d'un soupir lugubre. Aucune intonation n'aurait avoué qu'il plaisantait, sinon le demi-sourire qui vint craqueler ses lèvres.
L'humaine reprit ses esprits en resserrant sa queue-de-cheval d'un air profondément sévère. Le simple mot « lac » lui apprenait à quel point sa gorge était asséchée.
- Il y a donc un cours d'eau présent dans cette forêt. (Elle planta ses yeux d'encre dans les siens) Dis-moi où il est.
Le jeune garçon se gratta l'extrémité de sa joue encore arrondie par l'enfance, le nez recrachant un soupir. Ses cheveux violets dansaient dans le vent.
- Non, c'est toi qui va décliner ton identité, maintenant.
Annie s'approcha d'un pas qu'elle espérait menaçant. Le combat était à sa faveur, elle culminait ce phénomène d'une tête. Pourtant, ses membres tremblaient. A l'orphelinat, elle n'aurait pas hésité. Un rictus méprisant et le marmot aurait fui. Mais là, elle avait l'impression que la bataille était bien plus différente. Ce garçon paraissait mature, voire déjà troublé par le tortueux monde de l'adolescence. Et il la considérait comme une faible.
- Je m'appelle An... (elle s'interrompit, cherchant l'inspiration. Étant en état de fuite, elle ne devait surtout pas clamé son nom)... Maya.
- Anne-Maya ?
- Amaya, décida subitement Annie. Mon nom est Amaya.
Un convulsion indéchiffrable vint crisper l'expression du garçon. Il l'observa réellement, cette fois-ci. Son regard métallique transperça le sien, glissa sur sa pâleur, s'interrogea sur ses vêtements humains et acheva son chemin sur ses pieds nus. Avec une sorte d’écœurement.
- Tu ne me dit pas la vérité, je ne te la dirai pas non plus. Voilà toute ma conviction. Mais dorénavant, je ne te nommerai que par ce prénom choisi en détresse : Amaya. Pour ma part, appelle-moi Ophel.
- Ophel, récita Annie, comme pour se l'imprimer sur la langue.
Elle se tut soudain, désarçonnée et abasourdie. Le geai bleu de son réveil venait de jaillir d'un hêtre, le bec accentuant une douce mélodie. D'un gracieux mouvement de plumes, il se posa sur l'épaule du prétendu Ophel. Le jeune garçon passa un doigt biscornu dans la fourrure plumeuse l'animal, un geste délicat qui prouvait l'affection hors norme qu'il lui portait.
- C'est Odevie qui m'a prévenu de ta visite forestière, grinça-il. Et je te le répète, Amaya : fout le camp avant d'avoir des ennuis.
- Dans tes rêves.
Un éclat d'acier durcit l’œillade de son interlocuteur. Ses poings se serrèrent avec une telle indignation que ses jointures se mirent à blanchir. Odevie aussi se pencha en avant, la guettant d'un œil mauvais. Annie, elle, essayait de déterminer si la colère de cet inconnu était réelle. On ne savait pas si la convulsion de ses lèvres présageait un outrage à faire rougir ou un rire solaire. Tout comme on ne pouvait deviner si son regard était d'eau ou de feu.
Elle se redressa timidement de toute sa hauteur, en se demandant si sous l'appui de cet œil brûlant, elle n'allait pas prendre feu. Ou se noyer.
- Qui es-tu ?
Même en le regardant fixement, Annie n'avait pas vu la question venir. Ophel ne mâchait pas ses mots, il les crachait comme on crache de la mousse après s'être brossé les dents.
- Je ne veux pas ton nom. Et de toute façon, à la manière dont tu le prononces, ton hésitation prouve que tu me mens. Donc je répète. Qui es-tu ? Qui es-tu pour débarquer dans ma forêt sans vergogne ? Qui es-tu pour ne jamais avoir inculqué les bonnes manières à ta langue ? Qui es-tu pour porter de telles pelures ?
Annie sourcilla en jetant un coup d’œil à ses vêtements. Pelures ? Elle épousseta son débardeur poussiéreux. On avait beau méprisé chacun de ses affublements humains, c'était dans ceux-là qu'elle se sentait le mieux. Les audacieuses robes de Xia la rendaient terriblement maladroite et mal-à-l'aise. Sa chemise de nuit en dentelle fine était absolument agréable pour dormir, mais le matin, Annie prenait toujours le temps de se changer avant de rejoindre les passagers de Scintillam pour petit-déjeuner. Quant à la superbe étoffe émeraude... Elle la trouvait magnifique et rien que pour cela, elle ne se jugeait pas à la hauteur de la porter.
- J'aime beaucoup mes vêtements alors bas les coussinets ! Rétorqua-elle farouchement.
Ophel soupira, ses doigts osseux plongés dans sa tignasse indisciplinable. Alertée par son souffle agacé, Odevie s'envola dans un tourbillon de plumes bleues, puis se mit à décrire des cercles dans le ciel nuageux. Son propriétaire tourna le nez vers l'immensité pour l'observer d'un œil langoureux.
- C'est la première fois de ma vie que je vois une fille en pantalon. Dans le langage féminin, il paraît que cela est « indécent ».
- Il y a un début à tout. Et je ne vois pas pourquoi je respecterai les codes vestimentaires si c'est pour me prendre les pieds dans mes jupons, me fracturer la cheville et boiter pendant un tiers de mon existence. Franchement, je ne préfère pas prendre de tels risques.
En vérité, Annie était étonnée de son propre toupet. Mais se délier la langue lui faisait un bien fou. Pour rien au monde elle ne raterait l'occasion de cracher son venin si longtemps ravalé. Pour une fois, son égoïsme prenait le dessus. Tant pis si elle heurtait l'ego de ce mystérieux Ophel. Elle le rétablirait aussitôt sur ses jambes pour lui postillonner un nouveau poison au visage. Toutefois, un sentiment de culpabilité se mêlait à sa hargne. Malgré sa singulière méfiance et ses yeux énigmatiques, Ophel lui inspirait de la sympathie.
- Tu es une drôle de personne, dit-il en tressant la mèche qui lui retombait devant les yeux. Tant mieux, tu vas me distraire. Tu comptes rester ici combien de temps, Amaya ?
Annie eut un discret claquement de langue.
- Le temps qu'il faudra.
- Voyez-vous ça, soupira-il en s'éloignant de quelques pas. Je n'aurais pas dû m'attendre à une réponse claire. Ce serait surprenant, venu de ta part.
Annie aussi jugea le moment opportun pour soupirer de tout son souffle. Son ventre se creusa lors de cette expiration hargneuse. Elle toisa une seconde fois Ophel, en espérant avoir l'air d'une dure-à-cuire. Il devait fuir. Il fallait qu'il fui. Bien qu'il ne représentait pas de danger apparent, il la déstabilisait sérieusement et son exploration en forêt était censée être propice à la concentration. Elle avait des projets solitaires. S'assouplir notamment, trouver un lieu isolé et apprendre à s'orienter parmi cette végétation anormale. Puis sauver le monde, accessoirement. Rien que ça.
- Bien, déclara soudain Ophel, décollant de son front la mèche tressée dégoulinante. « Le temps qu'il faudra » signifie sans doute un certain temps. Que veux-tu ? Que je t'enseigne le nom d'éventuels prédateurs ? Tu me rendras service en me faisant parler. Ça faisait un bail que je n'avais pas autant ouvert la bouche.
Cette fois-ci, le visage d'Annie ne put s'empêcher d'exprimer une certaine surprise. Proposait-il vraiment de l'aider ? Elle qui venait de lui injecter à la figure un cortège d'outrages ?
Elle haussa des sourcils impressionnés. Si elle connaissait déjà d'éventuels prédateurs – les Wolkenais et Schyama, par exemple – il pouvait quand même se montrer utile.
- Quelle est la particularité de ces fennecs ?
La question fusa de sa bouche sans prévenir. Annie n'en avait pas honte, mais elle se dépêcha quand même de plaquer une main pâle contre ses lèvres. Sa soif de savoir prenait le dessus. Tant mieux. Cela distrairait son insolente méfiance.
Les lèvres de Ophel se couvrirent d'un sourire enfantin. Sur le bec d'Odevie, très haute dans les cieux, on aurait presque pu croire que le même sourire venait de se former.
Ophel déplia sa carcasse sur toute sa hauteur. A lui non plus sa maigreur n'était pas artificielle. Ses vêtements déchirés flottaient autour de ses bras et ses jambes, et le pan de son pantalon trop grand pour lui traînait vaguement au sol.
- En prononçant « fennec » j'imagine que tu veux dire « reneklous », détonna-il sans que son sourire ne le quittât. Dans l'ancien langage, « reneklous » signifie « phare », le savais-tu ?
Ophel indiquait de son index crasseux les créatures multicolores, qui s'étaient plus ou moins éloignées avec les restes du pain « saveur Grande Ourse ». Annie observa une nouvelle fois l'extraordinaire grâce de leurs mouvements avec envie.
« Reneklous ». Elle trouvait ce nom laid pour décrire d'aussi splendides mammifères.
- Oui, c'est de cela que je voulais parler, éructa-elle finalement.
Ophel dodelina nonchalamment de la tête, faisant tournoyer ses mèches violettes autour de ses yeux flamboyants. Ses vêtements déchirés s'accrochaient aux branchages.
- Contrairement à ce que croit beaucoup de Nuageux, les reneklous sont loin d'être inoffensifs. Leurs dents et leurs griffes restent considérablement tranchantes, mais leur principal arme de défense est leur joyau frontal.
- Que font ces joyaux ? Questionna avidement Annie.
Ophel se gratta au niveau du crâne, songeur. Il lui propulsa un regard codé d'incertitude et de curiosité, puis revint brutalement à ses moutons :
- Lorsque les reneklous se sentent menacés, leurs joyaux frontaux se mettent à briller aveuglément, comme un soleil. Suite à cela, la personne qui leur a dû cette épouvante sans pareille devient presque obligatoirement aveugle.
Abasourdie par cette révélation, Annie cambra un sourcil. Mais elle eut beau essayer de cacher au mieux son étonnement, sa bouche demeurait béante. Le récit du garçon avait été fascinant.
- Contente, Amaya ? Demanda Ophel.
- Je me coucherais moins bête ce soir.
- Si tu trouves un endroit où dormir.
- Tais-toi. Ce que je veux dire, c'est plutôt que je me découvrira moins idiote demain.
Annie se retourna vers lui, la figure plus maussade que jamais. Malgré sa carrure plutôt frêle et ses lignes enfantines, il possédait une âme d'adulte. Ou du moins, une maturité saisissante. Il écumait des mots pompeux sans la moindre ironie, et ses pertinentes remarques enchanteraient le plus austère des professeurs.
Et pourtant, en dehors de toutes ses formidables qualités, son expression restait perpétuellement triste. Annie se surprit à compatir. S'il semblait aussi enseigné, c'était sans doute à cause un événement particulier qui aurait dramatisé toute son existence. Quelque chose dont un jeune garçon de onze ans n'aurait pas dû subir.
- Amaya ?
- Hum ?
- Je sais que je suis beau, magnifique, resplendissant, fantastique, époustouflant et excessivement intelligent mais – sans vouloir être offensant – c'est embarrassant d'être ainsi observé.
Une nouvelle plaisanterie sans petit rire ni ton adapté pour l'accompagner. Annie soupira. Encore une personne bien mystérieuse. Encore une personne à qui elle devrait faire recracher secrets et informations coûte que coûte. Elle se mordilla pensivement les cheveux. Être innocente, à force, était vraiment éprouvant.
Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale pour visiter sa nuque. Elle était d'un danger pétrifiant, la vie mondiale reposait entre ses mains et tout ce qu'elle arrivait à faire, c'était barboter avec Ophel dans l'espoir d'améliorer sa culture générale. Ses doigts se rétractèrent autour d'une mèche indocile. Cela faisait combien de temps qu'elle parlait ainsi à cet inconnu ? Elle avait perdu son temps. Tout cela bafouait ses plans.
Elle sentit soudain un vertige s'emparer de son corps maigrichon.
- Peux-tu me laisser tranquille s'il te plaît ? Couina-elle.
Ophel fronça les sourcils.
- Tu ne veux pas que je te montre d'autres espèces d'animaux ? Le nom des arbres ? De quoi se nourrir ? Ça faisait parti du contrat.
Annie faillit s'énerver face à tant de nonchalance.
- Tu ne comprends rien ! Je... je ne peux pas... (Elle dut se racler plusieurs fois la gorge pour pouvoir enfin se rendre audible) Et je n'ai pas signer de contrat, que je sache ! C'était sympathique de me proposer ton aide mais je pense avoir déjà assez de savoir et pour l'alimentation... J'ai le plein de provisions !
Ses paroles furent dites d'une manière très sérieuse, rebondissant entre colère et remerciements. C'est pourquoi Annie fut très étonnée, suite à cela, de voir Ophel dénouer ses cordes vocales en un rire retentissant. Son sang se glaça littéralement dans ses veines.
- Amaya ! Tonna-il d'un ton solaire. Que tu m'a l'air perdue ! Non tu n'as pas signer de contrat, ce n'était qu'une manière de parler. Non tu n'as pas assez de connaissances, habituellement, tout le monde soupçonne les reneklous et leurs particularités. Oui, tu avais des provisions mais si tu avais fait attention, les reneklous sont partis avec ta sacoche.
- C'est vrai ? Hurla presque Annie, le cœur battant à tout rompre.
En plus que la nourriture, sa sacoche conservait Lys et son béret, ainsi qu'un vieux pull pour les nuits trop froides. Aussi froides que la sueur qui dégringola de son front en un goutte-à-goutte silencieux. Elle sentit son corps défaillir.
- Je... je...
Elle dût enfoncer en profondeur ses pieds dans le sable pour ne pas tomber. Elle abrita également son désespoir derrière ses lourdes mèches. Mais même ses cheveux ne pouvaient dissimuler son visage décomposé.
- Amaya ? S'inquiéta Ophel, sourcillant.
- Quoi ?
- Ça va ?
Annie trembla. Elle ouvrit la bouche, se ravisa. Elle avança d'un pas, recula. La situation échappait complètement à son contrôle. Son temps était compté et pourtant, malgré cette menace pesante, elle ne voyait pas comment elle pourrait faire sans ses deux compagnons de vie. Ils avaient garni son enfance de petites joies, éphémères certes, mais ses gazouillis réjouis résonnaient encore dans son crâne. Ils l'avaient immanquablement consolé, si bien qu'en les serrant dans la pire des douleurs, aucune larme ne venait troubler sa vue.
- Je dois retrouver ma sacoche, annonça-elle avec autorité.
Ophel cambra un sourcil interrogateur à travers ses mèches rebelles. Voyant qu'elle ne bronchait pas, il la questionna :
- Est-ce si important ? Les reneklous sont des créatures considérablement rusées, cela nous prendra des heures pour retrouver ton sac.
- C'est très important, s'impatienta Annie.
Une fois son avis clarifié, il lui semblait impensable de revenir sur sa décision. Elle devait retrouver Lys et son béret, c'était irrévocable.
Ophel soupira.
- Si tel est ton souhait. De toute façon, mon planning est vide, aujourd'hui. Je suis entièrement à toi.
Annie le remercia intérieurement, et sourit extérieurement, de ses dents légèrement jaunâtres.
- Connais-tu un lieu où il aurait potentiellement pu se rendre ? Demanda-elle en replaçant une mèche derrière son oreille.
- En troupe ? Ils ne quitteront pas cette forêt, c'est certain. Ensuite, comme je te l'ai dit tout à l'heure, ce sont des êtres rusés. Ils savent que cette sacoche t'appartenait, comme son contenu. Ils se seront donc un minimum cachés. Il faudra ouvrir l’œil, d'accord, Amaya ?
- Entendu.
Ils s'échangèrent un dernier regard, l'un volcanique, l'autre de nuit, puis s'enfoncèrent dans la végétation. Ils progressèrent d'abord lentement, puis de plus en plus rapidement. Très vite, ils coururent à toute allure, leurs yeux furetant autour d'eux. Ils ne se parlaient pas, leurs souffles saccadés leur empêchant. Et de toute manière, ils ne sauraient quoi dire. L'un aidait l'autre en tapant la causette, l'autre aidait l'un avec ses connaissances hors norme. Leur marché se concluait ainsi, ils étaient tout deux redevables dans l'immédiat. Rester encore à voir « l'après-reconnaissance ». Mais en attendant, ils avaient encore plusieurs reneklous à fouetter.
Au-dessus de leurs têtes, Odevie les suivait à grands coups d'aile. Elle lâchait parfois un cri perçant pour leur dicter de ralentir, ou un cri grave pour leur intimer d'accélérer.
Annie se sentait plutôt fière de ses compétences physiques. La course était bien la seule chose que sa maladresse avait épargné. Pas une fois elle ne dérapait. Pas une fois elle se tordait la cheville. Pas une fois son rythme respiratoire ne faillait. Pas une fois les muscles de ses jambes ne tiraient. Courir lui paraissait presque comme un échappatoire où le monde et ses lois cessaient d'exister.
Cependant, l'allure des deux jeunes devint peu à peu épuisante. De l'acide sueur roulait sur leurs fronts luisants. Malgré son endurance pourtant impressionnante et les protestations du geai bleu toujours plus gutturales, Annie dût bientôt s'arrêter. Les poumons en feu, elle s'accouda à un arbre pour reprendre sa respiration. Ophel la rejoignit à petites foulées.
- Rien pour le moment. Ne te décourages pas, il y a encore un tiers de la forêt à parcourir.
- C'est justement ce qui est décourageant, rétorqua-elle.
Ophel esquissa l'ombre d'un sourire.
- Même épuisée, même à court de souffle, tu ne peux t'empêcher d'être piquante, n'est-ce pas ?
Annie laissa le vent courir le long de son cou, couler sur ses bras, et pénétrer ses narines. Puis elle sourit à son tour.
- Je croyais que c'était cela qui faisait tout mon charme.
En vérité, elle ne pensait dégager aucun charme. En cet instant, ses mèches dégoulinantes et larmoyantes collaient à ses tempes, ses yeux d'amande s'effondraient de fatigue et sa bouche à peine esquissée remuait douloureusement. Elle ne devait pas ressembler à grand chose. Sa queue-de-cheval dégradait le tout en mettant en valeur son visage beaucoup trop allongé et son menton pointu.
D'un geste souple, elle glissa sa chevelure dans un chignon tout aussi désastreux.
- Fini de se recoiffer ? Persifla Ophel.
- Oui, excuse-moi.
L'arôme du regard de Ophel, auparavant maussade, retrouva une mince part de fierté.
- Nous sommes arrivés dans un point très important de cette forêt, affirma-il. Ici, le sable est habité par des milliers de terriers. Dont, j'espère, un terrier de reneklous.
Annie trouva soudain le sol fascinant. La déclaration d'Ophel répondait à sa propre question : il y avait donc des galeries souterraines sous ce sable parfaitement horizontal. Une sorte de trompe-l’œil, dirait-on.
Cependant, plus elle fixait la surface sablonneuse, plus les paroles de son compagnon sonnaient comme une évidence. Le sable s’ensevelissait de feuilles mortes multicolores, mais ce n'était pas ce qui attirait son attention. L'embout d'une racine émergeait quelques mètres plus loin, mais ce n'était pas ce qui attirait son attention. Les milliers de grains semblaient pétiller, comme une boisson gazeuse, mais ce n'était pas ce qui attirait son attention. Ce qui lui sautait aux yeux, c'était les larges trous qui bordaient les extrémités des arbres autour d'eux.
On pénétrait sous terre par un tunnel à l'intérieur des hêtres. Une merveilleuse cachette.
Le sourire d'Annie s'élargit de son œil gauche à son œil droit dans une poussée triomphale. Elle avait trouvé un lieu potentiel pour échafauder des plans. Dès qu'elle retournera en possession de sa sacoche et de son entier contenu, elle procédera à son aménagement dans les sous-sols terreux. Elle était plutôt fière d'elle. En prenant du recul, elle se rendait compte que son escapade ne ressemblait pas du tout à une catastrophe.
Elle avait même trouvé ce dont elle n'osait espérer : un allié. Après qu'elle aurait mis ses secrets au clair, Ophel pourrait se muer en excellent bienfaiteur. Mais Annie n'avait pas encore totalement confiance en son regard d'un bleu orageux. Ce n'était encore qu'un enfant. Et pour son jeune âge, il avait déjà des propos subjuguants. Une chose à étudier.
- Alors ? Fit Ophel, entortillant une énième mèche de cheveux autour de son index. On y va ou tu abandonnes ?
Comme illustration de sa réponse, Annie passa ses deux jambes dans l'un des trous qui éborgnait l'arbre voisin. Grâce à sa maigreur, la jeune fille arriva sans trop de peine à se faufiler dedans. Pourtant, faire basculer ses hanches de l'autre côté du terrier fut quelque chose d'assez laborieux. Son estomac et sa poitrine disparurent sans problème vers l'obscurité, et ses épaules faillirent bloquer. Mais finalement, avec une prudence ahurissante, Annie finit par glisser doucement dans un lieu poussiéreux. Et encore. Poussiéreux était un bel euphémisme. Toutes les particules grisâtres qui flottaient dans l'air lui incendiaient la gorge. Elle s'étrangla presque en toussant.
Ce fut son étrange environnement qui cloua le bec à sa quinte de toux. Aucune lumière ne traversait le sous-sol, sinon un pâle filet doré écorchant le trou dans lequel Annie venait de passer. La jeune fille avait l'habitude d'être élancée. Pourtant, lorsqu'elle fit un pas dans le terrier, elle se sentit terriblement petite. Son pas retentit méchamment à travers la « pièce », pour finalement s'évaporer dans un souffle qui la fit frissonner.
- Rien de cassé, Amaya ?
Cette voix, elle, lui provoqua un sursaut de surprise.
- Oui, tu peux descendre ! S'exclama-elle en reconnaissant le ton nonchalant d'Ophel.
Un horrible fracas lui répondit. Dévalant la pente qui séparait le trou à l'étendue de poussières à une vitesse prodigieuse, Ophel atterrit à ses pieds dans un tourbillon de cheveux, de chair, de crasse et de tissu.
- La discrétion est la solution à tout, proféra-il en guise d'excuse.
Puis il se releva d'un bond, contemplant les trois couloirs qui divisaient le chemin de poussière. Prise par angoisse, Annie n'y avait même pas fait attention. Et pourtant, l’obscurité n'était pas assez dense pour lui colmater la vue à ce point.
- Par quel chemin commençons-nous ? Interrogea Ophel en époussetant vainement ses vêtements sales.
Annie ne lui répondit pas immédiatement. Non seulement parce que sa gorge en feu lui en empêchait, mais aussi car elle n'en avait pas la moindre idée. Elle finit par ouvrir la bouche, tousser, et déclarer d'une voix horriblement enrouée :
- Ophel ? Pourquoi m'aides-tu, en fait ?
Cette question lui brûlait les lèvres depuis si longtemps qu'en la posant, Annie éprouva un merveilleux soulagement. A ses côtes, Ophel étudiait ses paroles avec application.
- Cela fait tellement de temps que je n'ai pas parlé à quelqu'un d'autre qu'Odevie, dit-il d'une voix changée, presque mélancolique. Je ne peux rater une si belle occasion d'échanger avec un être pleinement Wolkenais. (A ces paroles, le cœur d'Annie se serra) Ton regard prouve une grande détresse, une détresse que j'ai moi-même ressenti il y a deux ans, en fuyant de chez moi.
- Tu vis dans cette forêt depuis deux ans ? S'étrangla Annie.
Les lèvres d'Ophel emboîtèrent un sourire scandaleusement triste.
- Oui, on peut dire ça comme ça. Mais n'imagines pas mon existence comme une aventure palpitante. En vérité, une fugue réussie ne nous mène qu'à une rivière noire de solitude. Une rivière que nous ne pouvons nous empêcher de boire car il n'y a aucun autre ruisseau environnant. Crois-moi, Amaya, cela fait deux ans que je bois dans cette source sans jamais en ressortir hydraté.
Sur ce, il détourna le visage pour admirer le premier chemin de poussière – ou pour cacher d'éventuelles larmes ? Pendant ce temps, Annie ouvrait et refermait la bouche avec l’attitude d'une poupée parlante dont le mécanisme serait défectueux. Elle ne savait quoi répondre à cette révélation, sinon le plus plat des « désolé ».
Elle anima finalement sa langue pour le formaliser, considérant que le silence installé entre eux comme une impolitesse. Mais ce fut à ce même instant qu'Ophel décida de reparler.
- Emprunte le chemin de droite, je prends celui de gauche. Si éventuellement tu rencontres des reneklous, prends garde à ne jamais les regarder dans les yeux. Je ne veux pas me retrouver avec une aveugle sous le bras.
Annie hocha la tête en déglutissant. Évidemment, Ophel ne voulait pas s'éterniser sur son enfance et ses sentiments. Comme pour elle, ça avait l'air d'être un sujet délicat. Annie le comprenait parfaitement. Et pourtant...
- Allons-y, l'interrompit Ophel avec le ton théâtralement autoritaire d'un enfant que veut se faire obéir.
Annie opina de la tête et ils se séparèrent au tournant des chemins. Mais leurs regards, eux, ne se perdirent que très tard de vue. Deux regards pleins de douleurs et de compassion. Annie s'engouffra dans le sillon de droite en soupirant. Elle commençait sérieusement à douter de son emménagement ici. Peut-être que les passagers de Scintillam n'avaient jamais voulu sa mort, finalement ? Mais elle ne voulait pas abandonner Ophel. Rester à voir si lui, il l'abandonnerait.
Le chapitre ne me semble pas "brinquebalant", je suppose que tu veux dire " incohérent ".
Je suppose que Annie sera amie avec Ophel.
Dans ce cas, il signifie qui apporte de l'aide, un remède.
Je ne sais pas vraiment si "Ophel" est le masculin d'"Ophélie", on pourrait le supposer avec tant de ressemblances dans les prénoms... Non, j'avais choisi le prénom Ophel car il signifie "nuage d'orage" en... polynésien, je crois ? Il faudrait que je vérifie dans mes notes.
Mon avis sur Ophel : un personnage tout aussi original et drôle que ceux déjà vus auparavant.
Je ne qualifierai pas ce chapitre de brouillon. Il m'a semblé comme la suite naturelle de l'histoire ^^ il est tout aussi bien
Mais j'ai trouvé ça un peu... long et irréaliste lorsqu'ils partent ensemble à la recherche de la sacoche d'Annie et qu'Ophel commence à parler de son passé à une inconnue. Mais j'avoue que leurs échanges sont drôles et bien trouvé x) on dirait une grande sœur épuisée par son petit frère
A+
Merci, merci pour tes conseils, remarques et compliments ! C'est toujours avec une forme de soulagement que je lis tes commentaires <3
Tu dis que c'est un brouillon mais c'est plutôt réussi!
Au départ Ophel et Annie se jaugent. J'aurais maintenu un côté plus cinglant et ironique dans tous leurs échanges. Une manière de se tester et d'en imposer à l'autre en le déstabilisant. Pour ça, les réponses du genre "excuse moi" ou les demandes pleines de sollicitude "rien de cassé?", je les aurais changées. Une fois qu'Annie lui demande "pourquoi m'aides tu?", là en effet, on peut détendre l'échange et laisser place à plus d'humanité voire de complicité.
Par exemple, le "rien de cassé?" je l'aurais transformé en "J'ai bien cru que je te retrouverais en morceaux".
Sinon, excellent personnage que cet Ophel, très bien trouvé le parallèle avec l'enfance et la fugue d'Annie. Un garçon sans doute précieux pour la suite.
Merci beaucoup, et à bientôt pour la suite !
Pluma.
"une aveugle sous le bras." -> "sur les bras"
Ce chapitre est vraiment très sympathique, mais j'ai encore du mal à avoir dans quel contexte il va s'inscrire plus exactement haha. Ophel fait sympa et mystérieux, mais en revanche, je trouve les réponses d'Annie envers lui assez... puériles haha? Je sais pas, mais ça me dérangeait un peu. En dehors de ça, je croise les doigts pour qu'ils retrouvent la sacoche et qu'Annie se fasse un nouvel ami!
*Un énigme *Un convulsion : des petits e se sont égarés au début du récit. Et d'autres petites coquilles pas méchantes. ;-)
Je trouve que ce chapitre est formidable ! Je pense que le précédent gagnerait à être raccourci. Il lui manque l'action qu'on retrouve plutôt bien dans celui-ci. Pour la description d'Ophel, je la trouve impeccable (ou presque : j'ai eu du mal à visualiser de quel bleu ses yeux étaient). Toujours de merveilleuses images. J'aime beaucoup Annie ! Enfin, elle s'affirme. Elle, qui se faisait si petite en compagnie de Xia et sa famille quelque peu intimidante ou écrasante.
L'échange qu'Annie entretient avec Ophel est top ! Leur relation s'annonce très intéressante. La naissance d'une longue et belle amitié ? Ils ont beaucoup en commun, on dirait. Annie retrouve sa langue et son humour en sa compagnie. Aussi, on s'attache facilement à lui.
J'aime bien les retour que tu fais par rapport au passé d'Annoe, que tu justifies comme cela ses paroles ou ses choix. ^^
Son ambition de sauver le monde... Elle va avoir du boulot, et on a hâte de connaître ses péripéties !
Ça commence bien avec les reneklous ! Haha ! Ils sont bien mignons, hein... XD
Non, sincèrement, ton histoire prend de la consistance ; j'avais peur qu'elle prenne un tournant un peu monotone, mais pas du tout ! ^^ Oui, là, tu te détaches très bien de la PM !
(La comparaison avec la mousse ("brossage de dents") a l'air futile, comme ça, mais j'ai été très surprise en le lisant : bien joué ! ;-))
Bon, je vais m'arrêter là, hein... Ça risque d'être long, sinon ! ^^
A très bientôt !
J'avoue que j'avais un doute sur la relation qu'entretiennent Ophel et Annie car j'avais l'impression qu'ils devenaient amis un peu trop rapidement. Mais je ne voyais pas comment je pouvais remédier à ça. Ton commentaire me rassure !
Et pour les yeux d'Ophel… Arf. Je serai bien embêtée de te dire de quel bleu ils sont. Je vais ajouter quelque chose dans le texte comme quoi ce bleu est indéfinissable (c'est une manière de ce sauver)
Merci encore !
Pluma.
Bon courage à Annie et à toi !
Encore un chapitre très sympa à lire. Tes personnages sont hauts en couleurs, c'est toujours agréable d'en rencontrer. Donc, en effet, Ophel n'est pas difficile à imaginer : il est bien décrit.
Petites remarques : J'ai repéré quelques coquilles (malheureusement, je ne les ai pas toutes retenues). En voici certaines :
"De ses vêtements déchirés jaillissait un tient de bronze assez crasseux" => le teint
"Annie, le palpitant épouvanté," => Il manque un mot, non ?
"Qui es-tu pour portant de telles pelures ?" => Pour "porter", tu voulais dire ?
Des étourderies, ça arrive :)
Bonne continuation et à bientôt !
Et oui, quelques étourderies :)
je vais corriger !
Au plaisir de te retrouver dans mes commentaires !