Était-ce un jour si froid qu'un rêve aurait pu geler ?
Était-ce l'un de ces jours de printemps célébrant le retour de hanami, quand les regards, trop longtemps privés d'amour, s'en vont saluer la beauté des fleurs écloses du cerisier ?
Était-ce l'un de ces jours d'automne, durant la saison du kôyô, quand les âmes vont honorer le changement de couleur des feuilles, s'attendrissent devant l'érable qui s'embrase de rouge vif, et auprès des ginkgos qui se parent de jaune d'or ?
Madame Hinata Okamoto ne s'en souvenait plus.
Elle avait traversé tant d’épreuves dans sa vie que sa mémoire était devenue une rivière asséchée, un entrelacs d'humus noir frappé de tout ce qu'elle croyait avoir oublié.
Hors du temps, sur l'autre terre, dans l'autre ciel, loin de la raison des hommes, il lui fallait simplement la voir, être présente à son côté.
Il lui fallait toucher de l'intérieur de l’œil cette pauvre fleur qui hurlait en silence dans sa nuit. Il lui fallait toucher son nom, toucher l'absurde écart entre son nom plein de vigueur et les choses putrescibles qui l'entouraient. En quête de justesse, il lui fallait toucher l'angoisse de la toucher et l'excitation qui naît de cette angoisse même. Oui, ouvrant la main sacrée de son cœur, passant peut-être pour folle auprès des dieux moqueurs, il lui fallait la toucher. Partir du toucher pour tout recommencer, de nouveau espérer. Sans espoir du moindre rétablissement.
Ainsi, madame Hinata Okamoto aurait tout donner : promesses de bien-être, ultimes voluptés et joies ridicules, pour écouter une fois encore sa respiration.
Dans ses désuets habits du dimanche, madame Hinata Okamoto franchit le portail de l’hôpital, le ventre remué, comme à l'accoutumée, par la rencontre imminente avec l'être chéri qui endurait sans se plaindre son indicible épreuve depuis tant d'années.
Déjà se préparait-elle, sans secours, à devoir composer un visage confiant et apaisé, à donner à ses sourires pudiques l'impression que la vie restait belle. Cette lutte intérieure entre son chagrin et le mensonge durait peu de temps, mais était terrible. Aussi, ne s'autorisait-elle jamais à en parler, de peur d'apitoyer les gens sur son sort et de leur faire oublier la plus à plaindre, celle qu'elle ne se lassait pas de visiter. Et puis, elle avait perdu tant d'oreilles confidentes à raconter toujours et encore la même chose, presque maladivement.
N'aimant pas déranger autrui avec son odeur de femme simple, Hinata Okamoto préféra l'escalier à l'ascenseur pour rejoindre le troisième étage.
Là, dans l'interminable couloir aux dalles trop cirées, elle s'entraîna à contrarier son appréhension en saluant tel malade dégourdissant ses jambes, tel visage exténué aperçu fugacement par-delà une chambre ouverte,
Soudain, elle se figea, disciplina une mèche de ses cheveux gris, la remit en son chignon à sa place de désuétude.
Enfin, elle ouvrit la porte de la chambre adorée, en retenant son geste, comme on ouvre et referme un coffret précieux.
À pas révérencieux, elle se dirigea vers l'humble lit et vint embrasser délicatement le front de sa fille endormie.
Elle s'appelait Yuya, et c'était la perle de sa vie.
Puis, elle s'assit sur la chaise bleue, presque au bord de la chaise bleue, car elle aurait trouvé irrespectueux de s'y adosser, de prendre ses aises.
Sur la table de chevet, elle repoussa de sa main déformée par l'arthrite le menu vase de cristal où se tenait, altière, la rose éternelle. Et, sur cette table, aussi délicatement qu'elle s'était assise au rebord de la chaise bleue, elle déposa un sac en plastique, en évitant d'émettre le moindre bruit.
Ainsi fait, madame Hinata Okamoto attendit. Elle se laissa peu à peu remplir de vide. Elle regarda passer les nuages diaphanes dans l'eau grise du ciel. Elle observa le silence qui se drapait entre les rideaux orangés. Elle ramassa à ses pieds une poussière indigne du sol fraîchement lavé. Elle retira enfin un cheveu plus blanc que gris de son épaule et attendit pieusement que Yuya se réveillât.
Durant cette expectative qui jouait sur elle son rôle hypnotique, où l'air semblait se figer peu à peu dans la chambre en un affût complice, madame Hinata Okamoto psalmodia bientôt cette supplique élaborée dans son esprit au fil des mois, tel un mantra rassérénant : fille adorée, me voici à présent qui vient à ta rencontre. Dors. Repose-toi. Prends ton temps, j'ai tout le mien. Tes quinze ans, mes cinquante-cinq, ne sont que des mirages. L'amour qui guérit tout n'a pas besoin d'être vu ni d'une montre pour exister. Et toi, sommeil mystérieux, redonne lui tes forces, puise dans les souffles de ma vie le meilleur de ma tendresse pour l'amener vers sa rémission !
Parfois, elle observait aussi la poitrine de Yuya qui se soulevait imperceptiblement sous le drap immaculé. Et elle se réjouissait que sa respiration fut régulière. Parfois, elle contemplait la pureté, l'exquise finesse de ses lèvres, le velours de ses paupières, la gracieuse géométrie de son nez que venait singulariser une bosse infime. Yuya ne lui avait jamais ressemblé et moins encore à son père. Sa vénusté n'appartenait qu'à elle, rien qu'à elle. Et madame Hinata Okamoto en était ravie, elle qui s'était toujours trouvée d'un charme terne.
Parfois, elle jetait encore un regard attendri sur la rose éternelle. L'éclat de sa couleur, la souplesse intacte de ses pétales, l'immunité artificielle de cette reine des fleurs la subjuguait toujours.
Maintenant qu'elle connaissait le secret de sa préservation, madame Hinata Okamoto regardait la rose avec bien plus d'intérêt qu'auparavant. Dès qu'elle posait les yeux dessus, il arrivait qu'elle reste longtemps plongée dans la béatitude de l'extase. Son âme s'enivrait alors de l'inventivité poétique et sans limites de la nature, et son cœur se troublait pour cet artiste inconnu, infiniment sensible, lequel un beau jour avait eu l'idée somptueuse de soustraire ce symbole de l'amour aux flétrissures du temps.
Il y a trois mois environ, madame Hinata Okamoto avait retrouvé par hasard, dans un coin de son vestibule, la notice explicative accompagnant la rose éternelle, lorsqu'elle l'avait achetée à un traîne-misère de Shibuya qui vendait à même le trottoir sa miteuse brocante pour subsister. Où s'était-il procuré cette rose étincelante, impeccablement protégée dans son cellophane ? Qui la lui avait donnée ? L'avait-il volée ? Madame Hinata Okamoto ne s'en était guère soucié. Elle avait simplement cru en l'authenticité de son regard et en son boniment qui paraissait des plus sincères : vous avez l'air en grande peine, ma petite dame. Cette rose qui ne sait pas mourir pourrait sans doute vous aider. Croyez-moi, elle a de grands pouvoirs sur la vie !
Et dans le vestibule, quasi réjouie de nostalgie, madame Hinata Okamoto avait relu cette notice qu'elle croyait par mégarde avoir jetée :
«Depuis la nuit des temps, les hommes se sont efforcés de conserver les roses avec de la cire, ou plus récemment avec de la laque, mais hélas sans grand succès. Nous avons suivi une autre piste en nous inspirant des procédés de conservation des aliments. La rose est cueillie au moment où elle est la plus belle et placée dans un récipient rempli d'un liquide de conservation naturel. La température de la pièce est alors augmentée afin que la rose rejette ou sue son propre liquide et absorbe notre liquide. Ainsi, la rose se gorge de liquide de conservation, ce qui lui permet d'avoir tous les éléments pour ne pas se dessécher et ainsi, ne pas faner.»
«Quand l'ingéniosité de la créature rend hommage à la beauté de la Création ! Je veux toujours croire en ton miracle, ma chère rose. Mais fais vite, mes forces s'amenuisent. Je ne sais laquelle de nous deux partira en premier !», s'était-elle exclamée à la fin de sa lecture, ne pouvant retenir ses larmes de couler.
Au bout d'une trentaine de minutes, Yuya ouvrit enfin ses paupières. Elle défroissa doucement son joli visage du songe singulier dans lequel elle venait de flotter. Puis, découvrant la subtile présence de sa mère sur son côté droit, elle lui dit d'une faible voix :
- Ah, tu étais là ! Tu aurais dû me réveiller.
- Pourquoi t'aurais-je réveillée ! répondit madame Hinata Okamoto en venant prendre délicatement la main de sa fille.
- Papa ?
- Non, il n'a pas pu.
- Il va mieux ?
- Oui.
- Mais il ne peut toujours pas ?
- Bientôt, je te promets, il pourra. Il faut rester confiante, Yuya. Il t'embrasse.
- Tu lui diras que je l'embrasse aussi.
Yuya émit un fin sourire, comme pour ne rien laisser paraître de sa contrariété. Elle tenait cette résiliente pudeur de sa mère et la tenait bien.
- Comment te sens-tu aujourd'hui, ma fille ?
- Assez bien.
- Assez bien comment ?
Comme la voix de Yuya était faible, madame Hinata Okamoto fit l'effort de ne pas trop élever la sienne. Elle susurra chacun de ses mots. Et cela lui demanda un contrôle absolu de ses cordes vocales, tant ses graves jadis avaient fait trembler bien des murs, lorsqu'elle était cette gardienne de prison autoritaire, imbue de sa morale, qui pouvait à la moindre incartade d'une détenue devenir sans merci.
- Assez bien comment ? Tu ne m'as pas répondu ?
- Je fais des rêves de plus en plus étranges. Un mélange de merveilleux et de sinistre.
- Quel genre de rêves, Yuya ?
Et comme sa fille semblait toujours la proie d'angéliques absences, madame Hinata Okamoto répéta son prénom avec une infinie douceur.
- Yuya ?
- Oui ?
- Quel genre de rêves ?
- Je rêve que je fais des chutes vertigineuses au flanc d'une montagne abrupte. Que mon corps frôle des dizaines de rochers aux arêtes saillantes...
- Continue...
- Je suis certaine que je vais mourir mais, une fois au sol, je me redresse sans la moindre blessure. L'instant d'après, je me retrouve à la cime de la montagne sans trop savoir comment, et je chute à nouveau, la tête la première vers les rochers.
- Ressens-tu de la peur lors de ces chutes ?
- Non, pas vraiment.
- Et aujourd'hui, ressens-tu de la douleur ?
- Non, presque pas.
- Tant mieux, ma merveille ! J'ai demandé à ce qu'ils augmentent un peu la durée des drogues.
- Comment va mon cher frère ?
- Il est parti à Nagoya hier matin pour sa compétition de go.
- Avec sa nouvelle amie ?
- Oui. Et le bébé de sa nouvelle amie.
- Akizumi ne changera jamais.
- Eh oui.
- Toujours insouciant, toujours sur les routes. Il relativise tout. Pour lui, la vie est un jeu perpétuel. J'aurais tellement aimé être comme lui.
- Moi, j'aurais préféré qu'Akizumi soit un peu comme toi.
- J'ai peut-être les pieds sur terre plus que lui, mais je suis bien plus fragile. Lui, ne se plaint jamais de rien. Il prend tout ce qui vient, peines et joies, et semble très heureux ainsi.
- Peut-on vraiment être heureux à gagner et à perdre, à perdre et à gagner ? Il ne nous dit pas tout, il doit cacher beaucoup.
- Toutes les vies sont gagnées, toutes les vies sont perdues.
- J'ai apporté de quoi déjeuner. Tous les mets que tu préfères.
- Ah, c'est très gentil ! Mais vois-tu, je n'ai pas très faim.
- Il faut se forcer un peu, Yuya, la nourriture est importante.
- Je veux bien t'accompagner alors, mais ce sera du bout des lèvres.
Madame Hinata Okamoto répondit au sourire docile de Yuya par un fin sourire de contentement, et s'empara aussitôt de son sac en plastique. Elle en sortit une foule de mini-barquettes à couvercle transparent qu'elle déposa, méticuleuse, sur la table de chevet, jusqu'à former un carré parfait. Elle sortit ensuite deux petits bols argentés, les baguettes crénelées et nacrées, deux gobelets argentés et gravés d'un phénix, ainsi que la boisson au melon et au jus de citron qu'elle avait mixée de ses mains la veille au soir.
Dès l'aube venue, madame Hinata Okamoto s'était rendue au marché de Tsukiji sur la baie de Tokyo, le plus grand marché aux poissons du monde. Cheminant patiemment d'étal en étal, en fine connaisseuse des produits de la mer, elle avait acheté de menues portions des meilleurs saumons, des meilleurs thons, des meilleures daurades, des meilleures anguilles, des meilleures seiches. Elle avait également acheté de la chair de tourteau et des œufs de capelan, une poignée de crevettes et deux petits fugus.
Madame Hinata Okamoto était loin d'être fortunée, mais elle voyait toujours tout en grand quand il s'agissait de faire plaisir à ses enfants, à son mari handicapé, ou à ces pauvres SDF Tokyioïtes chassés du parc Miyashita pour un souterrain de gare, lesquels étaient toujours autant réprimés et criminalisés au pays du soleil-Levant, et se devaient d'accepter en silence le tirage à la courte paille effectué pour leur attribuer une place dans un centre d'hébergement.
Ses parents l'avaient élevée ainsi, dans la solidarité du genre humain. Désirant en faire un être bon, ils lui avaient transmis bon nombre d'adages prônant naturellement l'altruisme, dont celui-ci : «Pour réussir sa vie, Hinata, le pauvre ne doit pas regarder vers les riches, il doit être à l'écoute des plus malheureux que lui.» De fait, avec autant de compassion qui courait dans son âme depuis sa jeunesse, madame Hinata Okamoto n'avait jamais bien compris comment elle s'était retrouvée gardienne de prison du jour au lendemain, qui plus est l'une des gardiennes réputées les plus sévères du centre pénitencier de Tokyo. Délaissant la douceur du pétale de la rose pour la morsure de son épine, durant quinze années elle avait écorché sa nature véritable et peu à peu endurci son cœur, jusqu'à se créer une sorte d'insensibilité factice. Pour trouver une justification sédative à cette corruption de personnalité, elle disait à ses proches que sa générosité fleurissait dorénavant non plus dans ces lieux de charité trop exposés qui flattent le narcissisme, mais à l'ombre des regards, à la source même du mal. En vérité, dépourvue de diplôme et de qualification, c'était surtout le seul emploi digne de ce nom qu'elle avait réussi à décrocher dans sa vie. Dès ses premiers mois de surveillance, ayant à faire face à des prisonnières d'une impudence rare, sa bonté avait été malmenée à un point qu'elle n'aurait pu imaginer. Chaque soir, elle rentrait chez elle, le cœur plus lourd, plus serré qu'au matin. Vite dépassée par l'ampleur et la rudesse de sa fonction, elle n'avait pas tardé à comprendre que son soi-disant dévouement n'était rien d'autre qu'une sorte d'obligation que chacun lui avait imposée sans qu'elle s'en aperçoive. Ainsi, pour survivre, et par la force des choses, s'était-elle fabriquée au fil du temps un personnage sermonneur, intransigeant, capable de souffler le chaud et le froid au visage des filles les plus bravaches et insolentes, sans même l'espoir de pouvoir les remettre dans le droit chemin. Au final, madame Hinata Okamoto s'était elle-même perdue sur la voie de la froideur, laquelle avait fini par faire de sa bonté déçue une sculpture gelée.
Depuis son accident cardiaque qui l'avait plongée dans une méditative et longue convalescence, elle n'avait eu de cesse de rattraper son erreur d'aiguillage, de chercher sa rédemption auprès de ces mêmes taulardes qu'elle avait jadis humiliées, voire rabaisser à un destin de mouches sans avenir.
Ainsi aujourd'hui encore, rendait-elle visite deux fois par semaine aux prisonnières les plus fragiles auxquelles elle offrait sans retenue son réconfort, toute sa chaleur humaine enfin retrouvée. Elle n'oubliait pas non plus de visiter ces nouveaux retraités victimes de la pauvreté, ces hommes et ces femmes de plus de 65 ans qui, acculés par la crise, cherchaient activement à aller derrière les barreaux. Cela faisait maintenant une décennie que ce triste phénomène était apparu au Japon et qu'il allait en s'aggravant. Arborant rides et cheveux blancs, toussotant, crachotant ou même boitant, ces vieux délinquants étaient la plupart du temps arrêtés pour de menus larcins. Ils volaient principalement des produits alimentaires pour se nourrir ou améliorer leur ordinaire. Une minorité d'entre eux disait préférer la prison à une vie au seuil de la misère, préférer les plaintes et les cris de détresse des autres détenus, plutôt que la solitude.
Un matin de janvier, madame Hinata Okamoto avait croisé par hasard Aritomo Kuroda, un ancien collègue de son mari. Emmitouflé dans une parka trop grande pour lui, il se chauffait au soleil d’hiver dans ce petit parc désert du quartier modeste d’Arakawa. Naguère bel homme, robuste et sémillant, la vieillesse l'avait terriblement amaigri. Son regard était absent et, de fait, il n'avait pas reconnu tout de suite madame Hinata Okamoto, alors qu'il en avait été follement amoureux à une certaine époque, dans le plus grand secret. Surprise de le rencontrer dans un tel état, elle avait dissimulé sa tristesse de le voir ainsi, et lui avait souri comme s'il faisait une simple pause après une longue promenade, alors qu'elle avait bien compris qu'il devait être probablement là, seul sur ce banc depuis longtemps, à laisser vagabonder ses souvenirs. La conversation s’était engagée sur l’hiver ensoleillé japonais, la vie d’autrefois, la pension insuffisante, l'inexorable oubli des enfants, l'amère solitude des personnes âgées. Émue par la dignité dont il revêtait malgré tout sa déchéance, madame Hinata Okamoto lui avait bientôt pris la main avec affection, concrétisant enfin ce geste qu'elle avait souvent rêvé de faire à une certaine époque, dans le plus grand secret, pendant la longue rééducation de son mari. C'est alors qu'émotionné par cette lointaine main amie se posant sur la sienne, et en tremblant presque, monsieur Kuroda lui avait confié :
- Demain j’irai à la prison voir un camarade. Ce n’est pas un criminel, il a mon âge, 72 ans. Il a été arrêté pour un vol à l’étalage dans une supérette. C'était sa volonté. Il voulait se faire arrêter. En prison, il est au chaud, il est nourri et s’il est malade, on s’occupe de lui. Comme c'est un récidiviste, il est heureux car il en a pris pour deux ans. Il remercie chaque jour Bouddha pour cela. Quand vous êtes arrivée, chère Hinata, j'étais à deux doigts de faire exactement comme lui.
Après son marché, durant toute la matinée, madame Hinata Okamoto avait préparé vingt-cinq petites œuvres d'art culinaires avec la précision et le savoir-faire d'un maître sushi qui serait passé par les cuisines de l'Empereur du Japon. Elle avait pelé et fileté les deux fugus encore vivants en prenant soin de ne pas percer le foie ni les gonades, car c'était dans ces organes que se trouvait le poison qui pouvait devenir mortel dans la bouche du gourmet. Enfin, pour chaque sushi, elle avait psalmodié une prière de protection. Dans chaque sushi, elle avait insufflé toutes ses forces de vie, toute sa compassion, tout son amour pour sa fille malade. Et elle avait aussi prié pour que la terre oublie la méchanceté passagère qu'elle y avait semée.
La main diaphane de Yuya se porta naturellement vers un sushi au fugu. Et sa mère l'imita dans son choix.
- Délicieux, un vrai ravissement pour le palais ! lui avait-elle dit, en croquant sans réel appétit dans la chair rose-orangée du délicat poisson. Tu as toujours été une grande cuisinière.
- Tu apprécies ?
- Tu aurais pu faire fortune si tu avais voulu.
- Grande cuisinière, n'exagérons rien. Il faut plusieurs vies pour devenir quelqu'un de grand.
- Je ne crois toujours pas en la réincarnation, tu sais.
- Quelle importance ! J'y crois pour toi. Ma mère me disait que les âmes n'ont pas toutes le même âge. Il y a de jeunes âmes et de vieilles âmes qui apprennent aux jeunes âmes à s'accomplir, à devenir meilleures. Moi, je pense être une jeune âme, et je pense que toi tu es une vieille âme, auguste et vénérable, qui apprend à mon vieux cœur à s'attendrir, à s'élever. Un jour, il se peut que tu reviennes en ce bas-monde dans la peau de ma mère et que je revienne dans la peau de ta fille. Un jour, il se peut que ce soit toi qui me rende visite dans une chambre, au lit simple, et m'apporte des sushis.
- Je n'ai plus très faim, maman, ne m'en veux pas.
- Mange ce que tu peux. Fais comme bon te semble, ne te force pas pour moi.
- Tes mots de réconfort sont pour moi plus importants que la nourriture.
- Peut-être une petite gorgée de boisson au melon ?
- Non, merci. Je vais dormir un peu à présent.
- Oh non, ne t'endors pas, s'il te plaît. Reste encore un peu.
- J'aimerais bien. Mais tu sais que le temps nous est compté.
- Eh oui, malheureusement.
- Embrasse mon frère et papa pour moi.
- Je n'y manquerais pas. T'ai-je dit que ton frère était parti hier matin pour Kobe ? Kobe ou Nagoya ? Mince, je ne sais plus. La bonne nouvelle, c'est qu'il va avoir un bébé. Tu vas être tante ma chère fille. Yuya ?... Yuya ?... Sais-tu quel mois on est ?
N'obtenant pas sa réponse, madame Hinata Okamoto se leva alors et apposa un nouveau baiser délicat sur le front de sa fille endormie.
Ce faisant, elle se dirigea sur la pointe des pieds vers la fenêtre. Elle entrouvrit légèrement les rideaux orangés et laissa errer son regard dans le petit jardin au centre duquel trônait un pommier en fleurs. Durant quelques instants, elle tenta d'apercevoir le petit papillon bleu qui était venu voleter devant la fenêtre, la semaine passée. Elle avait appris à la télévision que ces petits papillons portaient le nom de zizeeria maha, et qu'ils étaient des papillons mutants de Fukushima.
Se retournant enfin, elle réalisa que le lit de sa fille était vide, mais se sentit moins attristée, moins meurtrie que la fois dernière.
Ne dérogeant pas à son rituel, elle vint ranger les deux bols, les barquettes de sushis, les baguettes nacrées et la boisson au melon dans son sac en plastique, avec ce petit sourire satisfait d'une noble tâche accomplie.
Demain, ou après demain, ou un autre jour qui ne demandait qu'à naître, elle donnerait encore la pièce à Ryoko Yonekura, cette jolie infirmière dévouée à l'humanité qui élevait tristement seule ses trois enfants. Madame Hinata Okamoto n'aimait pas parler d'obole à ce sujet, elle préférait dire «petit arrangement entre personnes sensibles.»
Demain, après demain, ou un autre jour qui ne demandait qu'à naître, elle garderait son téléphone en main, pour y guetter l'appel de monsieur Koichi Yamadera, le médecin-chef responsable du troisième étage. Selon son emploi du temps chargé, il lui dirait si oui ou non il pouvait lui octroyer cette faveur insolite : celle de pouvoir pénétrer quelques instants dans la chambre 333 si elle se trouvait libre, entre un départ et un nouvel arrivant.
Le docteur Koichi était un très brave homme, un homme reconnaissant qui appréciait depuis des années le don du sang de madame Hinata Okamoto. Combien de fois l'avait-il flatté en lui disant que son sang d'une excellente qualité avait sauvé bien des vies.
Demain, ou après demain, ou un autre jour qui ne demandait qu'à naître, Ryoko Yonekura, la jolie infirmière, viendrait placer la rose éternelle sur la table de chevet de la chambre 333, juste avant l'arrivée de madame Hinata Okamoto. Ainsi, elle pourrait de nouveau toucher la respiration de Yuya et lui parler de l'avenir.
Comme personne ne frappait encore à la porte, madame Hinata Okamoto fit une chose qu'elle n'avait jamais faite auparavant. Elle se déshabilla, plia méticuleusement ses désuets habits du dimanche qu'elle posa sur la chaise bleue.
Puis, elle vint s'allonger dans le lit.
Fermant ses paupières, elle attendit, la respiration régulière, la paix au cœur. En bonne fille de la patience à travers les âges, elle attendit pieusement le retour de sa fille, Yuya.
Elle attendit ainsi environ une heure, avant de rejoindre sa cellule au centre pénitencier de Tokyo. Là encore, Takaaki Kato, le directeur de la prison, était un brave homme qui savait fermer les yeux sur les écarts provoqués par la détresse humaine. Pour avoir bien connu jadis le grand sérieux de madame Hinata Okamoto, il savait que de ses courtes permissions, elle revenait toujours.
Lorsque l'infirmière Ryoko Yonekura pénétra dans la chambre 333, madame Hinata Okamoto n'était plus là. La jeune femme n'eut pas l'air d'en être surprise. Vaquant à sa tâche, elle changea l'alèse, le drap et la taie de l'oreiller.
Sur la table de chevet, elle découvrit ce petit mot qui lui était adressé : merci pour votre haute compréhension, ma chère Ryoko.
Alors qu'elle s'apprêtait à sortir, elle eut un sourire attendri en repérant au pied du lit un petit pétale satiné. Alors, Ryoko Yonekura se baissa, prit le pétale au creux de sa main. Et elle le regarda longuement, médusée, jusqu'à en être éblouie.
Ce pétale éclatant semblait lui parler et lui dire : n'aie crainte du lendemain !