Je n’ose y croire, c’est à peine si je réalise ce qui se passe. J’ai passé l’ombre du porche de Château-Suif, il ne m’a fallu que cinq pas pour en finir avec l’épaisseur de ses murs.
Commence alors la remontée d’un petit chemin de terre et gravier cerné d’herbes courtes. Gorion marche devant moi, ses cheveux toujours noués par une queue-de-cheval ondulent lentement. Il a revêtu une robe de mage plus ample, elle s’apparente davantage à un épais manteau noué à la taille, dont l’ouverture facilite le mouvement des jambes. J’ai même pu entrevoir une dague enlacée à sa ceinture.
Le chemin se rapproche du bord de la falaise, puis rétrécit ; un étroit passage relie le massif promontoire de Château-Suif au continent. Un souffle marin vient me secouer au moment de ma traversée, comme pour me pousser plus en avant vers la terre ferme. Tout me parait nouveau : les couleurs d’une plaine et de falaises que j’ai tant observées deviennent incroyablement nettes. C’est une magnifique peinture où l’apprêt d’une terre dorée s’enduit de roches brunes striant les falaises, avec une couche d’étendues détrempées à la végétation verdoyante, rehaussées d’un ciel bleu à l’horizon voilé par le lavis d’immenses tours. Oui, je vois Château-Suif depuis l’extérieur. Ses tours de calcaire blanc se teintent d’un rose pâle produit par les premiers rayons descendants du soleil.
Je distingue encore les fenêtres de la bibliothèque. L’image d’allées bordées d’étagères emplies de livres magnifiques m’étourdie. Peut-être ai-je exagéré ma soif d’aventure ? Combien de temps me suis-je reposée dans cette bibliothèque, combien de fois me suis-je évadée dans ses livres incroyables ? Jamais je ne retrouverai pareil lieu.
Mon cœur s’arrête : j’ai envie d’y retourner.
Gorion est indifférent à mon sort, il continue sa marche. Quelque chose à attirer son attention. Ou plus exactement, quelqu’un.
Mon trouble est refoulé par l’attitude de Gorion.
Un peu plus loin, au bord d’une falaise, se tient droit un homme, richement vêtu d’un pourpoint noir. Il parait ridiculement fluet comparait au précipice vers lequel il se penche.
L’inconnu nous aperçoit ; il nous fait signe de partir de la main. Tout en nous jetant des regards, il avance encore d’un pas vers le rebord, il s’appuie sur ses pieds comme pour prendre son envol.
Je m’inquiète de la situation et demande à Gorion : « Il ne va pas sauter ?
— On dirait bien que si, me répond impassible Gorion.
— On ne peut pas le laisser faire ! »
Mais mon tuteur demeure stoïque, peu inquiété de ce qu’il voit. Je prends l’initiative d’interpeller l’étranger :
« Que faites-vous ? Tout va bien ?
— Laissez-moi ! crie-t-il d’une voix tremblante. Laissez-moi ou je saute ! »
Suivie de Gorion, j’avance vers lui et tente de le raisonner : « Mais pourquoi faire pareille chose ? Venez ici me parler, je suis certaine que vous avez encore maintes raisons de vivre !
— Non plus rien ne me retient ! C’en est assez ! »
Un instant, il me parait prêt à sauter. Mais n’en fait rien. En approchant davantage, je distingue son visage figé dans une expression de tristesse… un rien exagéré. Il m’énonce d’un ton solennel :
« Dites simplement à ma famille que Chase s’en est allé.
— Non, revenez par ici Chase.
— Inutile d’essayer de me retenir ! »
Il retient son souffle et se place face au vide. Accoutré d’une culotte aussi moulante qu’argentée, Chase se met en position, paré à sauter.
« Saute donc ! » crie Gorion.
Je sursaute à ce que je viens d’entendre. Gorion a dit ça ? Où est passé sa sagesse ? Certes, ce Chase n’a pas l’air aussi dépressif qu’il ne le dit, mais tout de même ! Ce dernier parait tout aussi choqué :
« Mais enfin ! Une telle chose ça ne se dit pas !
— Et pourquoi ? le nargue Gorion en croisant les bras. Votre vie n’apporte rien à cet univers. Si tel est votre choix, pourquoi vous en empêcherai-je ? »
Chase cherche ses mots, il ouvre et referme sa bouche plusieurs fois avant d’y parvenir : « Mais non ! Vous devez m’en empêcher !
— Et pourquoi ? répète Gorion. Vous avez déclaré que plus rien ne vous retient. Sautez. »
Le suicidaire se remet à agiter sa bouche dans le vide. Il m’observe en attendant que je prenne sa défense. Je voudrais bien, mais Gorion m’a aussi cloué le bec.
« C’est scandaleux ! se fâche Chase. Pour qui vous prenez vous ?
— Quelqu’un qui tient compte de vos déclarations. Maintenant sautez. »
Chase secoue la tête en signe de négation : « Eh bien non ! Non je refuse ! Qu’allez-vous faire ?
— Rien, répond Gorion.
— Que vous croyez ! s’emporte Chase comme s’il n’avait pas entendu Gorion. Vous pouvez dire ce que vous voulez, je vais rester en vie. Avec pour unique but de contrarier des êtres aussi abominables que vous ! » Il nous toise tous les deux d’un regard de défi et s’en retourne tout en continuant de bougonner.
« Un instant ! » l’interpelle Gorion d’une voix autoritaire. Le vieux se dirige vers lui pour l’interroger : « J’imagine que vous ne voyagez pas seul à travers ces terres ? Répondez !
— Non-non, balbutie Chase soudain penaud face à Gorion. Il y a le campement de maman pas loin. Avec des soldats.
— Et où allez-vous ?
— Vers Bérégost.
— Vous suivez les routes ?
— Heu je sais pas trop.
— Faites un effort, ordonne sèchement Gorion.
— Oui, enfin non ! J’ai entendu les gardes dire que l’on devait bifurquer régulièrement, et éviter les carrefours.
— Merci, bonne fin de journée. »
Sans plus de cérémonie, Gorion virevolte et me fait signe de le suivre. Nous partons vers l’est tandis que Chase continue vers le sud. Je presse le pas pour être au niveau de Gorion. J’ai à peine le temps de me remettre de cette péripétie que Gorion prend la parole :
« Dommage. Son groupe ne va pas dans la même direction que le nôtre.
— Et vers où nous dirigeons nous ?
— Nous nous rendons à l’auberge du Brasamical, au sud de la Porte de Baldur. »
Pas de surprise pour l’instant. Il me faut des informations supplémentaires : « Et pourquoi Brasamical ? Ses lèvres son prises d’un petit tic nerveux ; j’ignore s’il s’agit d’amusement ou d’agacement.
« Ce n’est que d’une étape, répond Gorion. Peut-être partirons-nous pour des étendues sauvages, mais cela demeure risqué. Nous irons probablement nous dissimuler dans la multitude de la ville de Baldur. Du moins, si la porte reste ouverte, car du fait des troubles actuels, nul ne sait combien de temps l’on pourra emprunter le pont qui y conduit. »
Aucune information essentielle ne filtre pour l’instant. Notre marche continue, et à un bon rythme. Gorion ne me laisse pas un moment pour admirer la vue. Nous suivons un chemin de gravier jalonné d’arbres et buissons, encore trop peu nombreux pour masquer le paysage. Je suis partagée entre l’envie d’admirer les alentours et celle de questionner Gorion. Quelques minutes passent, et je dois avouer que le vieux fait preuve d’une endurance inattendue. Mon carquois chargé d’une vingtaine de flèche me déstabilise, de même que l’arc qui l’accompagne.
Bon sang, cela ne fait même pas une heure que j’ai quitté Château-suif, et je désespère déjà de mon voyage ! Gorion doit s’en apercevoir, le bougre s’amuse surement à me faire languir, espérant que je me laisse distraire par cette nature inconnue plutôt que de le questionner. Je ne peux le laisser gagner :
« Et que va-t-on faire à Brasamical ?
— Je te l’ai dit, c’est une étape.
— Ne pourrait-on pas y trouver des compagnons de route ?
— Peut-être, répond Gorion d’un air presque indifférent.
— Des amis dignes de confiance du nom de Khalid et Jaheira ? »
Gorion, s’arrête. Il lève la tête vers le ciel.
« Ainsi, dit-il agacé, tu as espionné mes correspondances ?
— Espionné ? Non, j’ai juste malencontreusement lu la lettre qui trainait sur votre bureau.
— Elle ne trainait pas sur mon bureau, s’énerve Gorion. Elle était dans un tiroir de mon bureau. Un tiroir verrouillé. »
Il m’accuse pour de bon. Mais je n’ai pas crocheté sa serrure ! La lettre reposait sur son bureau, il me suffisait de la déplier pour la consulter. J’ai ainsi pu lire que « l’ennemi » passerait bientôt à l’action, et qu’il était urgent de m’emmener loin de Château-Suif. Aucune information sur cet ennemi dans la lettre, ni de détails sur ses motivations. Seule la destination du Brasamical y figurait, avec pour conseil d’y retrouver Khalid et Jaheira.
« Peu importe, déclare Gorion. Je suis rassuré d’apprendre que c’est toi qui as fouillé mon bureau. Mais ne t’avise plus jamais de forcer la serrure de mes affaires.
— Je ne l’ai pas forcée !
— Oui, tu l’as crochetée, ne joue pas sur les mots. Il nous faut poursuivre notre route. »
Gorion reprend son chemin, indifférent à mes protestations. Je n’ai pas volé la lettre ! Si elle se trouvait dans un tiroir, j’aurai eu la présence d’esprit de la remettre ! Mais le vieux reste indifférent à mes arguments, il refuse d’admettre qu’il l’a simplement laissée en pleine vue.
« Si tu veux, m’interrompt-il. Au moins sais-tu l’essentiel de mon plan. »
Je retiens un cri d’indignation : plus que son plan, c’est les raisons de ce départ forcé qui m’intéressent. Il ne me laisse pas le temps d’organiser ma protestation.
« Comme tu l’as déjà lu, poursuit Gorion en marchant, Khalid et Jaheira sont des amis dignes de confiance. Cela fait des années que je ne les ai pas croisés, mais il y a des personnes dont la loyauté ne peut faillir. Si jamais nous venions à être séparés, rejoints l’auberge et cherche-les, ils sauront te guider.
— Et l’auteur de la lettre ? Il ne peut pas m’aider ?
— Il ne fera rien pour toi.
— Pourtant, lui, il connait les raisons de mon départ. Il connait l’ennemi qui en a après moi. »
Le vieux s’arrête enfin. Mon attitude lui déplait fortement. Le soleil pose ses derniers rayons sur la plaine, un halo orangé qui vient éblouir le visage de mon tuteur ; il parait soudainement plus âgé, et une pointe de remords me saisit.
Gorion scrute le chemin devant nous : il mène vers une zone bien plus boisée, la lumière y devient plus fluctuante. Il passe sa main sur ses cheveux et lisse sa barbe : « Que veux-tu savoir ? »
J’apaise le ton de ma voix et essaye de lui exposer mes préoccupations : « Je réalise enfin mon rêve de quitter Château-Suif, mais pas pour un départ que l’on m’accorde de bon grès. On m’a banni de Château-suif. Et, l’unique raison que je trouve à ce départ, c’est que l’on a essayé de me tuer aujourd’hui. » Je réprime un sanglot. En me forçant, je parviens à poursuivre : « Pourquoi ? Qui sont ces ennemis dont parle la lettre ? M’attaquaient-ils pour vous atteindre ? Ou en ont-ils seulement après moi ?
— Oui, » répond Gorion d’une voix grave. Son visage s’adoucit, je retrouve mon tuteur bien-aimé, quoique son regard se charge d’inquiétude. « Oui, ils en ont après toi, je ne suis pas leur cible. » Il regarde le ciel. Les premières étoiles apparaissent, les rayons du soleil cessent de réchauffer la plaine. « Je t’expliquerai tout le moment venu. »
Non. Il ne peut pas s’en tirer ainsi. Je proteste de toutes mes forces : « Il me faut une réponse ! Je refuse de poursuivre un voyage dont j’ignore le but.
— Je comprends, » dit calmement Gorion. Il me fixe avec intensité, ses yeux brillent dans l’obscurité grandissante. « C’est une longue histoire, et pour qu’elle te soit audible, il me faut prendre le temps de te l’exposer dans ses détails.
— Parfait. Je suis tout ouïe.
— Ce n’est pas un lieu pour. Je te promets de prendre le temps à l’auberge du Brasamical. Nous réserverons une pièce uniquement pour cela. Mais il nous faut avancer. La nuit va en s’épaississant, et les routes ne sont pas sûres.
— Nous ne pouvons pas le faire en marchant ?
— Tu auras trop de questions. Et il va nous falloir faire preuve de discrétion pour éviter les dangers qui rôdent. L’auberge n’est qu’à une heure d’ici. Feras-tu preuve d’assez de patience d’ici là ?
— Je crois.
— Parfait. Hâtons-nous mon enfant. »
Il se retourne et avance de nouveau sur le sentier.
Devant nous, des bruits surviennent depuis des fourrés.