La canicule cuit Belgrade depuis plusieurs jours, faisant macérer les corps et les esprits dans son gant de feu. Les passants cherchent une ombre, un courant d’air, le havre d’un magasin, et avancent à petits pas, chaque mouvement demandant un effort double. Albane descend trempée du bus qu’elle a pris depuis l’aéroport. L’air du dehors lui semble presque frais en comparaison de la fournaise qui règne dans ce véhicule hors d’âge, et dont la climatisation est fatalement défaillante. En d’autres temps, on l’aurait sans doute accueillie plus dignement, avec un taxi pour la prendre à l’arrivée de l’avion, mais l’administratrice de l’institut des sciences lui a fait comprendre qu’avec la crise, les lignes budgétaires ont été revues à la baisse, et que, par conséquent, les frais de transport sont réduits au strict minimum. Quant aux frais d’hébergement… La somme qu’on lui a allouée permet tout juste de réserver un Airbnb miteux de la périphérie, loin, trop loin de l’université. Il lui faut être en pleine forme pour assister au colloque et surtout pour donner sa conférence sur les structures fractales, programmée en première heure le lendemain. Et avec la chaleur qu’il fait, les trajets sont vite insupportables, elle vient d’en faire l’expérience. Pas question de séjourner dans ces conditions ! Pas question non plus de payer de sa poche pour dormir dans un hôtel proche du centre, mais elle a trouvé une solution.
En discutant de son voyage à Belgrade, sa mère lui a révélé avoir connu un premier amour avec un étudiant serbe avant de rencontrer son père. Hélène n’a jamais raconté cette histoire à sa fille, peut-être par pudeur, ou tout simplement parce que l’occasion ne s’est jamais présentée. Mais au fil de la conversation, ce passé vieux de plus de trente ans a fini par ressurgir.
Miroslav et Hélène étudiaient à la fac de sciences de Paris. Comme ils étaient très amoureux l’un de l’autre, ils se marièrent un peu avant d’obtenir leur doctorat. Mais quelques mois plus tard, l’attitude de Miroslav changea. Lui, d’habitude si enjoué, si tendre, devint en peu de temps taciturne et lointain, sans qu’Hélène en comprît d’abord la raison. Comme elle le pressait de questions, il invoqua les tensions qui commençaient à agiter les peuples de l’ancienne Yougoslavie à cette époque, lui expliquant qu’il craignait pour l’avenir de son pays, que cela le rongeait de l’intérieur. À tel point que, quand la guerre éclata dans les Balkans, Miroslav décida de rejoindre la Serbie pour aller se battre sur le front croate. Hélène était une pacifiste qui se fichait bien des frontières. Elle avait le nationalisme en horreur, croyait jusque-là que Miroslav partageait son point de vue, et surtout, qu’il ferait sa vie en France avec elle. Ainsi, elle ne comprit pas qu’il pût la quitter pour aller tuer les Croates au nom de son origine serbe.
La guerre s’enlisa. Miroslav ne donnait plus de ses nouvelles que sporadiquement et seulement pour détailler ses faits d’arme, sans montrer aucune intention de rentrer à Paris. Hélène nourrit un ressentiment à son égard de plus en plus fort à mesure que le temps passait. Enfin, ayant abandonné tout espoir, elle obtint le divorce deux ans plus tard et ne le revit jamais.
— Tu crois qu’il est toujours en Serbie ? lui demanda Albane.
— Je ne sais pas. Je sais seulement qu’il était originaire de Belgrade, où ses parents vivaient, à l’époque.
Miroslav Popelka existait toujours. C’était un généticien réputé, maintenant retraité, qui avait longtemps enseigné à la faculté de médecine de Belgrade, celle-là même où Albane devait se rendre pour le colloque. Un scientifique, donc, tout comme sa mère et elle. En général, Albane ne s’embarrassait pas de préjugés et faisait preuve d’un esprit curieux, ce qui correspondait parfaitement à son activité de chercheuse. Depuis qu’elle était toute petite, elle avait toujours voulu comprendre comment tournaient les rouages intimes de l’univers. Les relations humaines, proches ou lointaines, n’échappaient pas à la règle. Elle était aussi très à l’aise avec internet, ce qui fit qu’elle trouva le numéro de téléphone de l’ex de sa mère en un temps record et, un soir, réussit à le joindre. Quand elle lui expliqua qui elle était, Miroslav fut d’abord étonné, un peu gêné aussi, puis ravi de l’entendre, et c’est lui qui proposa de l’héberger quelques jours dans son appartement, qui se trouvait à seulement cinq cents mètres du lieu du colloque. Miroslav parlait bien français, cela avait facilité les choses.
Albane était vraiment curieuse de rencontrer le premier amour de sa mère, ce mari éphémère, cet ancien étudiant en sciences devenu soldat, puis généticien. La jeune femme espérait qu’elle ferait preuve de suffisamment d’entregent pour que Miroslav se confiât, et ainsi comprendre comment l’amour pour la patrie peut être plus fort que l’amour pour une femme. L’amour, voire la passion, car Hélène avait passé quelques années formidables avec Miroslav jusqu’à ce qu’il reparte en Serbie. Leur entente était parfaite ! Cela, Albane l’avait bien compris en voyant les yeux de sa mère s’embuer à cette évocation. Alors ce patriotisme qui avait désintégré leur couple devait être un sentiment d’une force rare. C’était beau et triste à la fois, et terriblement romanesque.
Albane avait décidé qu’en aucun cas elle ne forcerait les choses. Si le sujet venait dans la conversation, tant mieux ; sinon, eh bien tant pis ! Elle aurait quand même réussi à se faire héberger près de la fac, ce qui était inespéré, et sa curiosité serait en partie satisfaite d’avoir vu à quoi ressemblait Miroslav. Elle essayait de s’imaginer sa mère, plus jeune de trente ans, tenant un autre homme que son père dans ses bras, sans vraiment y parvenir. Pas du tout parce qu’elle s’encombrait de préjugés moraux, mais plutôt parce que l’étrangeté du personnage faisait qu’elle n’arrivait absolument pas à lui affubler une quelconque physionomie, mise à part celle d’un homme âgé, ce qui ne l’avançait pas beaucoup. Cependant cette image floue allait bientôt être mise au point. Lui trouverait-elle des points communs avec son père, du moins psychologiquement ? Elle en doutait. Par exemple, elle n’imaginait pas son père tenir un fusil, et encore moins s’engager dans l’armée ! Et puis il y avait la voix aussi. Celle de son père était bien timbrée et toujours enjouée ; elle aurait pu être celle d’un homme jeune, alors qu’il avait largement dépassé la soixantaine. La voix de Miroslav, qui avait trois ans de moins que lui, semblait celle d’un vieil homme. Cette voix l’avait surprise, presque effrayée, quand elle l’entendit dans l’écouteur. Mais après tout quoi de plus normal ? s’était-elle raisonnée. C’est Papa qui fait jeune, et Miroslav a peut-être eu une vie difficile.
Il est 17 h et la chaleur a atteint un point culminant. Albane sort sa gourde pour boire une rasade d’eau chaude, puis elle essuie ses mains moites pour pouvoir ouvrir l’appli GPS de son smartphone. L’adresse de Miroslav est toute proche. Elle marche un peu et tourne sur sa droite, dans la rue Kosovska. Le numéro 15 correspond à un immeuble de cinq étages datant sans doute d’avant 1940. Sa façade est pompeusement flanquée de deux colonnes à chapiteaux ioniques, formant un bas-relief de théâtre qui ne soutient donc rien, et qui s’effrite même à sa base, révélant un mur de briques beaucoup plus modeste. Accentuant son aspect un peu lugubre, tout le bâtiment est noir de suie, comme s’il était maquillé pour faire figure de décor dans une tragédie. Albane s’avance vers l’entrée de l’immeuble, cherche un interphone, mais trouve juste une batterie de sonnettes constellée d’étiquettes collées, écrites à la main pour la plupart. Elle repère celle où est marqué Попелка (elle a mémorisé la graphie cyrillique du nom), appuie sur le bouton une première fois, une deuxième, et, après quelques secondes d’attente, un déclic électrique fait enfin s’entrouvrir la lourde porte de bois et de fer forgé. Un ascenseur à la lumière vacillante attend au fond du hall qu’on ose l’emprunter, mais, comme la jeune femme n’a pas le numéro de l’étage, elle prend l’escalier pour ne pas rater le bon appartement. Au cinquième enfin, elle aperçoit un homme qui attend sur le palier, sa porte ouverte derrière lui.
— Monsieur Popelka ? demande-t-elle.
— Bonjour ! fait l’homme en souriant. Appelez-moi Miroslav. Vous devez être Albane ?
— Oui, c’est moi. Enchantée de faire votre connaissance.
— Pareillement, pareillement.
La voix au téléphone ne l’a pas trompée. Miroslav est un vieil homme, presqu’un vieillard. Il est un peu vouté, maigre, le crâne floqué de touffes de cheveux blancs, la peau du visage grisâtre, aussi ridée qu’un sac en papier. Mais ce sont ses jambes qui attirent le plus l’attention. Celles-ci sont prises dans des orthèses qui montent, par-dessus son pantalon, depuis les chevilles jusqu’aux cuisses. Les deux appareils se constituent de cercles de métal tenus par des longerons articulés aux genoux, et le tout est serré par des lanières de cuir. On dirait des appareils sortis tout droit d’un musée de la médecine. Albane ne peut s’empêcher de les fixer un instant du regard, et Miroslav s’en aperçoit.
— Je comprends que ça vous étonne… Autant vous le dire tout de suite : Je suis atteint d’une maladie dégénérative. La progression est lente mais irrémédiable. Ces choses m’aident à me tenir debout, sans quoi… Mais ne restons pas là ! Venez, suivez-moi.
Miroslav la précède dans le couloir traversant l’appartement. C’est un long couloir, d’une hauteur sous plafond impressionnante, et sombre aussi, car tous les stores des fenêtres sont baissés, sans doute à cause de la chaleur. Le vieil homme arrive à se déplacer sans l’aide d’une canne, mais sa démarche est mécanique et lente, comme celle d’un robot. Le couloir semble ne jamais devoir finir. Enfin, il pousse la porte d’une chambre qui donne sur une cour intérieure arborée.
— Voilà, dit-il en s’appuyant sur le rebord d’une commode. Vous pouvez vous installer ici. Vous verrez, c’est très calme.
— L’appartement est assez frais, on dirait, dit Albane en posant son sac.
— Oui, les murs sont très épais. Même si l’immeuble n’est pas isolé, il y a pas mal d’inertie. En hiver, il fait quand même un peu froid. C’est difficile à chauffer.
— Vous parlez vraiment bien le français !
Il est alors pris d’une quinte de toux qui dure un peu, ce qui l’empêche de répondre. Albane se dit que, si sa chambre est contigüe à la sienne, le calme sera tout relatif. Miroslav se tourne vers elle une fois venu à bout de sa toux et la regarde en souriant.
— Alors comme ça vous êtes une scientifique ?
— Oui, je suis chercheuse en biologie moléculaire des plantes.
— Très bien, très bien… Elles n’ont pas fini de nous étonner, les plantes, hein ?
— C’est un domaine passionnant, oui.
— Venez, fait-il enfin en se tamponnant le front d’un mouchoir brodé, je vais vous montrer la cuisine.
Ils continuent à avancer dans le couloir, lequel longe maintenant la façade intérieure de l’immeuble, et traversent une pièce dont les murs sont entièrement tapissés de livres. Au fond, monte un étroit escalier en colimaçon qui donne sur une coursive avec d’autres étagères remplies d’ouvrages de plus grand format. Albane s’arrête et ne peut s’empêcher de s’exclamer :
— Tous ces livres ! Vous avez tout lu ?
— Je crois bien, oui. J’ai la passion de la lecture. C’est pratiquement ma seule activité. Je me déplace peu. Mes jambes, vous comprenez…
— Bien sûr.
— Je ne vais même plus à la faculté. J’ai quand même encore quelques travaux à suivre, alors je me débrouille avec internet. D’ailleurs, il faut que je termine de rédiger un article avant demain. Je vous montre la cuisine et je vais vous laisser. Vous m’excuserez ?
Et il poursuit son chemin de son allure saccadée d’automate, coupant court à la conversation qu’Albane aurait espéré avoir, mais rien ne presse, se dit-elle. Une occasion se présentera certainement d’ici son départ, prévu dans trois jours. Pour l’instant, elle n’a pas envie de manger dans l’appartement. Elle prend une douche froide et, un peu plus tard, elle sort pour aller dîner. Attablée à la terrasse d’un restaurant choisi au hasard dans le quartier animé tout proche, on lui sert des légumes grillés et du fromage. Elle n’a pas très faim. C’est sans doute à cause de la chaleur, qui ne diminue pas beaucoup malgré le soir qui tombe. Ensuite, elle marche un peu au hasard des rues puis retourne chez Miroslav. Elle se sent soudain fatiguée et se dit qu’il vaut mieux se coucher tôt. La journée de demain va être intense, et elle aura besoin de toutes ses forces.
Elle va pour entrer dans sa chambre, quand elle voit un rai de lumière filtrer sous la porte de la bibliothèque. Elle ose y frapper quelques coups.
— Entrez, fait Miroslav.
Albane ouvre la porte et avance d’un pas hésitant dans la pièce. L’homme est assis dans un fauteuil, un livre en main. Devant lui, une petite table ronde ploie d’un côté sous une pile d’ouvrages. De l’autre, une bouteille faite d’un verre épais et sombre, presque opaque, ne suffit pas à rétablir l’équilibre.
— Je voulais vous souhaiter une bonne nuit.
— Venez, dit-il en lui montrant un autre fauteuil, asseyez-vous deux minutes. Vous prendrez bien un petit verre de raki ? Il est aromatisé aux noix. Vous allez voir, il est excellent.
Albane obéit de bonne grâce. Miroslav pousse un peu la pile de livres et avance deux minuscules verres, comme s’il s’attendait à la visite de son invitée.
— C’est fou ce que vous me rappelez votre mère, lâche-t-il sans préambule tout en versant le liquide doré dans les verres. J’ai l’impression de la voir quand je vous regarde.
— C’est vrai qu’on se ressemble beaucoup. Alors vous vous souvenez bien d’elle ?
— Si je m’en souviens ! Évidemment ! Comment aurais-je pu l’oublier… Qu’est-ce qu’elle vous a dit sur moi ?
— Oh, peu de choses… Que vous et elle ça n’avait pas marché, que vous étiez parti pour faire la guerre, pour aider votre pays, et que ça l’avait décidée à divorcer.
— Elle vous a dit ça ?
— Oui…
Le vieil homme s’essuie les yeux avec son mouchoir.
— Je suis désolée, bredouille Albane. Je ne voulais pas…
Miroslav porte le verre à ses lèvres et le vide d’un trait. Albane en fait autant. Le raki est fort mais pas trop, il a un goût de noix prononcé. Miroslav prend la bouteille et remplit les verres à nouveau.
— Non, c’est moi qui suis désolé. Je n’aurais pas dû aborder ce sujet. Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien.
Il s’impose un pauvre sourire et cligne frénétiquement des paupières, comme pour empêcher les larmes de couler.
— Mais alors, risque Albane, vous l’aimiez ? Vous aimiez vraiment ma mère ?
Il soupire et tourne le regard vers un point imaginaire.
— Plus que tout. Hélène était… C’est la seule femme que j’aie jamais aimé.
— Pourtant vous avez préféré partir pour vous engager…
— Non.
— Comment ça, non ?
— Non, je ne suis pas parti pour faire la guerre.
— Excusez-moi, mais là, je ne comprends plus… Vous voulez dire que ma mère m’aurait menti ?
— Non plus. C’est moi qui lui ai menti. Je lui ai dit que je partais me battre pour mon pays, mais il n’en était rien. Je suis rentré en Serbie, mais je n’étais pas du tout d’accord avec la politique de l’époque, ce nationalisme forcené qui a fait des milliers de morts. D’ailleurs, je déteste les armes. Jamais je ne pourrais tuer un homme, même s’il était mon pire ennemi.
— J’avoue que je comprends de moins en moins.
— Je vous ai dit que je souffrais d’une maladie dégénérative. Vous voyez dans quel état je suis aujourd’hui. À vrai dire, si j’ai survécu jusqu’à présent, c’est un miracle ! La maladie s’est déclarée peu après avoir rencontré votre mère. Les médecins que j’ai consulté en secret à l’époque furent formels : il n’y avait aucun traitement possible. J’allais perdre mes facultés petit à petit, d’abord physiques, puis mentales, jusqu’à cesser de respirer. On ne me donnait pas plus de cinq ans. Je n’ai rien dit à Hélène. Je savais que si je lui avais révélé la vérité, elle se serait accrochée à moi jusqu’au bout, car elle m’aimait autant que moi je l’aimais. Mais je refusais qu’elle soit une garde-malade, quelle sacrifie sa vie et sa carrière pour moi, et c’est ce qui se serait passé, soyez-en sûre. Elle aurait peut-être même refusé de se remarier après mon décès. Je voulais tellement qu’elle soit heureuse que je lui cachai la vérité et décidai de la quitter en montant un stratagème. Quand la guerre éclata, je profitai de cette opportunité. Je lui dis que je partais pour m’engager. Son amour pour moi n’y résista pas. J’en fus mortifié, mais c’est ce que j’avais voulu. Je ne pouvais plus rien y changer. Vous connaissez la suite.
— Pourtant vous n’êtes pas mort… Tout cela n’a donc servi à rien ?
— Non, en effet, je ne suis pas mort. Étrangement, c’est ici, dans mon pays, que j’ai trouvé un moyen de retarder l’échéance, et j’y suis même pour beaucoup. Quand je suis rentré à Belgrade, ma condition physique m’a évité de me faire enrôler dans l’armée, justement. C’est ce qui se serait produit si j’avais été en bonne santé. Résultat, on m’a laissé tranquille, et mieux, j’ai eu le temps et les moyens de mener mes recherches. C’est grâce à elles qu’on a pu mettre au point un traitement qui, s’il n’a pas éradiqué complètement la maladie, m’a quand même sauvé la vie, ainsi que celle de nombreux autres malades par la suite. Mais tout cela prit du temps, des années, pendant lesquelles je n’étais pas certain du résultat. C’est à cette époque qu’Hélène rencontra un autre homme, votre père, et quand je fus déclaré hors de danger, elle était enceinte de vous. Je m’étais renseigné sans qu’elle le sache. Alors à quoi bon essayer de la revoir ? Et puis voyez comme je suis… J’ai survécu, oui, mais j’ai vécu en infirme. Je n’ai jamais regretté d’avoir évité ce fardeau à celle que j’aimais, jamais.
Albane resta silencieuse pendant un moment, plongée dans ses pensées. Elle demanda enfin :
— Pourquoi m’avoir raconté tout ça ?
— Je suis désolé…
— Non, ne le soyez pas. C’est une simple question.
— Eh bien je… Voyez-vous, j’ai gardé ce secret pour moi toute ma vie. Je n’en ai jamais parlé à personne. Quand je vous ai vu apparaître, avec votre allure tellement proche de celle d’Hélène à votre âge, tout le passé est remonté d’un coup, et ça a été plus fort que moi. J’ai senti le besoin impérieux de me confier à vous, un peu comme si je m’adressait à elle. Si vous n’aviez pas frappé à ma porte, je crois que… oui… j’aurais frappé à la vôtre. Mais je vous en supplie, n’allez rien dire à votre mère, surtout. Nos vies sont faites, et ça ne servirait à rien qu’elle sache, juste à lui faire du mal. Vous comprenez, n’est-ce pas ?
— Oui, bien entendu, ne vous inquiétez pas. Je garderai ça pour moi.
Albane se lève et souhaite bonne nuit au vieil homme. Elle se retourne avant de refermer la porte derrière elle, et dit encore :
— C’est bien que vous m’ayez parlé.
Puis elle regagne sa chambre, se déshabille, passe une chemise de nuit légère et fait un brin de toilette dans la petite salle de bain attenante. Quand elle défait le lit pour s’y étendre, une araignée grise, de celles qui se complaisent dans les recoins sombres des habitations, une tégénaire, sort de sous l’oreiller et s’immobilise au milieu du drap blanc. Son corps en lui-même n’est pas très grand, mais ses pattes sont démesurées, ce qui fait qu’elle a presque l’envergure d’une main d’enfant. Les pattes, justement, il lui en manque deux, ce qui a rendu sa course maladroite, ridicule même, et certainement plus lente que si elle était intègre. Albane sursaute violemment tout en étouffant un cri. La jeune femme a une phobie des araignées, avec ou sans pattes, alors qu’elle sait parfaitement qu’un nombre infime d’espèces peut être toxique pour les humains. En l’occurrence, la tégénaire ne présente absolument aucun danger. Mais voilà, une phobie est une phobie, et n’importe quelle démonstration savante n’y changera rien. L’araignée stationne donc là, immobile au milieu du lit, rendue par son infirmité, certainement pas comique, mais moins effrayante peut-être. Pourquoi ne s’enfuie-t-elle pas ? Attend-elle que l’obscurité revienne ? En tout cas, je ne peux pas la laisser là, pense Albane qui se ressaisit et, surmontant son aversion, s’empare d’un vêtement dans l’idée s’en servir comme d’un fouet mortel. Il faut bien viser pour que la bête soit anéantie. Mais quelque chose arrête son geste. Une soudaine pitié l’envahit et dépasse l’horreur que lui inspire cette grande araignée immobile sur le drap blanc. La tégénaire n’est plus la prédatrice impitoyable quelle s’imagine, mais un pauvre animal sans défense, rendu d’autant plus vulnérable qu’il lui manque des pattes.
L’analogie avec son hôte est facile à faire. Lui aussi a été pris pour un prédateur sanguinaire, autrefois ; lui aussi a perdu ses pattes, si l’on peut dire ; lui aussi se terre dans l’ombre de son appartement comme au fond d’un repère ; lui aussi souffre.
Le vêtement qu’Albane tient en main ne lui sert qu’à chasser doucement l’araignée, jusqu’à ce qu’elle tombe du lit et s’enfuie de son pas excentrique sous la commode de la chambre. Puis la jeune femme se couche, trop exténuée pour réfléchir au fait que l’araignée n’est finalement pas si loin de son lit, et s’endort rapidement. Aucun cauchemar ne viendra gâcher sa nuit.
Je me suis aussi rabibochée avec les tégénaires le jour où j'en ai vu une se faire courser par un scutigère véloce, bichette elle m'a fait pitié et je l'ai sauvée du mille-pattes !
Cette histoire est courte, très courte, et pourrait très bien avoir une suite intéressante et être plus développée avec plus de détail sur la vie de la mère avec son premier mari, ses pensées sur la vie de couple qu'is auraient pu avoir , etc...
et puis aussi si la fille finissait par raconter à sa mère la vérité et que finalement...
bref y'a plein de choses à développer avec cette tranche de vie :)