Les enfants d'abord

Par Finzo
Notes de l’auteur : Après une prise de conscience, un tueur à gage travaillant pour un cartel mexicain commence à mener une double vie.

Les enfants d’abord

 

La femme et l’homme semblent dormir, allongés sur le dos, mais un détail prouve que non. Enfin, c’est plus qu’un détail : une tache, une grosse tache carmin s’épanouit comme une étoile en négatif sur le drap qui les couvre, au niveau de la poitrine. Anelina fait irruption dans la chambre à coucher. Elle regarde ses parents, suffisamment éclairés par les réverbères de la rue dont aucun rideau ne masque la lueur orangée. Elle n’a pas l’air de réaliser que son père et sa mère sont morts, foudroyés pendant leur sommeil. Malgré le canon muni d’un silencieux, le bruit des coups de feu l’a réveillée et elle est sortie de son lit pour aller jusqu’à leur chambre. Elle ne comprend pas que cette arme, maintenant braquée sur elle, va bientôt les lui faire rejoindre.

Elle fait un pas vers Juan, et la lumière de la rue vient éclairer son visage. Ses grands yeux noirs, rendus plus noirs encore par la faible luminosité, plongent dans ceux du tueur, exprimant une tristesse et un questionnement infinis. Juan relâche la pression sur la crosse de son pistolet et baisse le bras. On ne lui a jamais lancé un regard pareil, et il en est stupéfait. Il ne peut plus tirer maintenant, ça lui est impossible. Un drapeau blanc flotte dans un coin de son cerveau, lui ordonnant de rendre les armes. Emilio a pourtant bien précisé : « Tu butes tout le monde. Tu as compris, Juan ? Cet enculé de Ricardo, sa pute de femme et sa gamine. Après, tu iras les enterrer dans le désert, hein ? Je veux qu’il ne reste rien de cet enfoiré ni de sa descendance. » La règle est simple : quand le patron a décidé d’éliminer quelqu’un, toute la famille partage le même sort. Question de principe, voire de tradition. Un jour ou l’autre, c’est Emilio qui se fera descendre, pense Juan, et il n’est pas le seul de cet avis. Mais, pour l’instant, le jefe impose le respect avec sa justice d’un autre âge qui ne tolère pas d’exception, et personne n’a encore eu le cran de bousculer l’ordre des choses, même si l’envie ne manque pas. On est en 1978, les narco-trafiquants latino-américains ont pignon sur rue, Emilio Avilés – El Sepu* – est le chef d’un des plus gros cartels du Mexique, et Juan, son tueur préféré.

Juan est bon tireur, il ne se drogue pas, boit raisonnablement, n’a pas de femme attitrée, et semble bien n’avoir aucun état d’âme quand il doit exécuter les ordres. Des qualités essentielles pour Emilio, qui le considère comme un modèle du genre, froid et incorruptible. Pourtant, le regard de la petite a enrayé cette machine à tuer. Ce regard, c‘est l’innocence pure, un truc qui vient de provoquer une réaction bizarre chez Juan, un sentiment fait de joie et aussi d’une certaine mélancolie. Cette minuscule fillette, c’est son antithèse, ce qu’il n’a jamais été, ce qu’il ne sera jamais. Alors il a remis en place le cran de sureté de son Colt 38, dévissé le silencieux et rangé l’arme dans son holster. La gamine a, quoi ? Deux ans et demi ? Peut-être trois ? Elle s’est mise à sucer son pouce en pleurant un peu, mais doucement, comme quelqu’un qui regarde une scène triste dans un film sentimental, et elle serre son doudou contre sa joue. Si elle avait hurlé comme une hystérique – ce qui aurait été compréhensible –, Juan aurait peut-être bien tiré une troisième fois, mettant ainsi un terme à toute sorte de problèmes. Mais là, non. Impossible. Ce petit bout de femme avec ses grands yeux courageux et humides, ça l’a remué tout au fond de lui-même. Il la prend dans ses bras, sans trop réfléchir à ce qu’il fait, étonné lui-même de son geste, et la gamine se laisse faire. Un câlin, c’est justement ce qu’il faudrait éviter. Le contact avec ce petit corps secoué de sanglots timides, ça l’émeut jusqu’aux larmes. Il reviendra pour les parents, plus tard. Là, le plus urgent, c’est de soustraire la gamine à cette scène macabre et de la planquer, le temps de lui trouver une mère de remplacement. Il imagine que ça ne sera pas trop difficile, parce qu’il connait pas mal de femmes qui accepteraient de s’occuper d’une petite si adorable, surtout s’il leur donne un peu d’argent, ce qu’il est prêt à faire. L’argent, pour lui, ce n’est pas un problème. Il gagne très bien sa vie. Ensuite, la fillette se fondra dans la masse, et qui est-ce qui ira vérifier son identité, ou qui la reconnaitra comme étant la fille de Ricardo, le disgracié ? Après quelque temps, quand elle aura un peu grandi, elle sera méconnaissable. À cet âge-là, on change tellement vite !

Cette première expérience bouleversa la vie de Juan. Dès lors, il n’eut de cesse d’épargner les rejetons des hommes condamnés par El Sepu. On peut bien sûr se poser la question : pourquoi les enfants seulement ? Juan aurait pu tout aussi bien sauver les épouses… Mais un raisonnement moraliste l’en empêchait. Ici, il était question d’innocence, au sens initial du terme, et rendre hommage à la pureté de l’enfance, cette noble idée motivait Juan par-dessus tout. Selon lui, les enfants, ces petits êtres exempts du péché, ne méritaient aucune sorte de punition et encore moins la mort. D’autre part, il aurait été plus compliqué pour lui de mettre les femmes à l’abri – bien plus compliqué, voire impossible, de leur trouver des familles d’accueil, ni au pays ni ailleurs. Et puis combien auraient accepté de changer leurs habitudes d’une manière aussi radicale ? Ces femmes étaient trop attachées à leur environnement proche, à leurs amis, leur quartier… À leur train de vie aussi, car elles avaient besoin du luxe comme s’il s’agissait d’une drogue… Toujours selon lui, les femmes n’étaient pas complètement innocentes, au contraire de leur progéniture : elles faisaient partie d’un système patriarcal, machiste et brutal, ce qui peut sembler aller à l’encontre de leur nature, pourtant elles cautionnaient ce système et en tiraient leurs avantages. Étaient-elles des victimes ? Juan penchait pour la négative, mais il ne niait pas être lui-même sous l’influence de l’organisation, alors l’objectivité... Non, décidément, avec les enfants, le problème était beaucoup plus simple à traiter, pratiquement et éthiquement.

Les occasions ne manquaient pas pour que Juan appliquât sa nouvelle ligne de conduite : entre les concurrents trop envahissants et les membres du cartel qui voulaient croquer plus que leur part, il y avait toujours pas mal de monde à faire disparaître. Et de surcroit, il était étonnant de constater à quel point les mafieux se reproduisaient. Parfois même plus que le commun des mortels, semblait-il, parce qu’il n’était pas rare que ces hommes, généreusement pourvus en testostérones, mènent une double vie sentimentale ou familiale, avec des ribambelles d’enfants à la clé. Bref, tout cela faisait que Juan ne chômait pas. Il était devenu un personnage double : bourreau de parents, mais sauveur d’enfants. La balance de la justice penche du bon côté grâce à moi, pensait-il rempli de fierté, en faisant le compte des enfants qu’il avait maintenant réussi à soustraire au trépas.

En général, Juan opérait de nuit, et toujours au domicile de ses victimes. Soit il s’arrangeait pour se faire inviter, et alors, jouant de fourberie, affichant le visage souriant de l’ami appréciant la compagnie, il pouvait profiter d’un bon dîner avant d’occire son monde, plus tard, après les digestifs ; soit il arrivait vêtu de noir et masqué, s’introduisant dans les maisons en passant par une fenêtre du grenier ou de la cave, crochetant les serrures, se faufilant jusqu’à la chambre parentale où les cibles mouraient dans leur lit, paisiblement, d’une balle silencieusement tirée et bien placée. C’est la solution que Juan préférait ; la plus simple, même s’il renonçait, par conséquent, au repas bien arrosé. Mais, qu’il suivît l’un ou l’autre de ces protocoles, jamais il ne repartait les mains vides, ou plutôt les bras. Il y avait toujours un enfant à sauver du massacre, et parfois même plusieurs.

Au vu du grand nombre de cas qu’il eut bientôt à traiter, le tueur fut contraint de se rapprocher d’un organisme semi-clandestin qui s’occupait de placer des orphelins dans des familles d’accueil aux quatre coins du Mexique, sans que la provenance des petits fût sujette à des contrôles trop poussés – l’époque rendait ce genre de choses encore possible. L’éloignement géographique représentait une vraie sécurité pour ces enfants ayant échappé à la condamnation d’El Sepu. Il arrivait toutefois que l’association en question ne trouvât pas de famille en dehors de Mexico, ou que certains enfants, un peu plus âgés et plus conscients que les autres, refusent catégoriquement de quitter leur ville natale. Ce fut le cas d’Alejandro.

Un jour, Juan reçoit la mission de se débarrasser de Miguel, un cousin d’Emilio, condamné à mort pour avoir coupé toute une cargaison de poudre appartenant à El Sepu et gardé pour lui les bénéfices du surplus. Le cousin est séparé de sa femme depuis longtemps – tant mieux pour elle – mais il vit avec son fils de quatorze ans, et, à dire vrai, le tueur hésite quand il s’agit de l’épargner ou non. Le garçon n’est pas encore un homme, mais pas non plus un enfant… Est-il encore innocent ? Au bénéfice du doute, Juan décide de se montrer magnanime et lui laisse la vie sauve – ce qu’il est presque à regretter quand il découvre son caractère buté, et les difficultés qui en découlent. Alejandro refuse de partir à Guadalajara, où Juan lui a pourtant trouvé une nouvelle famille, et le garçon exige de rester à Mexico, connaissant pourtant parfaitement les risques qu’il encoure, allant même jusqu’à menacer de tout révéler à Emilio. C’est un chantage absurde, mais Juan cède. Il lui trouve de quoi se loger chez une bonne femme de sa connaissance, qui jure ne pas faire d’histoires du moment qu’Alejandro lui rapporte un peu d’argent. Alejandro, tout enfant gâté qu’il est, fait preuve d’un naturel volontaire et d’une forte personnalité. Délaissant l’école, il trouve une place d’apprenti dans un restaurant de la périphérie, et il donne sa maigre paye à la femme qui l’héberge. En quelques mois, il passe de l’échelon le plus bas, c’est-à-dire plongeur, au statut plus enviable de marmiton. Comme il fait plus vieux que son âge et qu’il a bonne mine, au bout d’un an à peine on lui donne une chemise et un gilet, et il commence à faire le service en salle. Il peut ainsi mettre de l’argent de côté. Comme il a aussi plus de temps, et qu’il se fait des contacts à droite et à gauche, il se met à trafiquer gentiment pour son compte. Ce garçon est plein d’avenir, pense Juan qui suit l’évolution des choses de loin. Il se montre satisfait et ne regrette plus du tout de lui avoir laissé la vie sauve.

Alejandro vient d’avoir seize ans quand le restaurant qui l’emploie reçoit la commande d’une grande réception, donnée dans une villa chic du quartier de San Ángel. Avec quelques-uns de ses collègues, Alejandro est requis pour la soirée. Il lui faudra gérer tour à tour le buffet et le service, un travail exigeant qu’il va pouvoir se faire payer en extra. Il enfile un costume frais, vérifie son nœud papillon, se passe les cheveux au gel et se lance, fringuant, au milieu des invités, un plateau garni de flutes à champagne au bout du bras. Un homme bien habillé lui tourne le dos, entouré de plusieurs jolies femmes. Alejandro pense qu’il s’agit du maître de maison, en l’honneur duquel est donnée la soirée, alors son maintien doit être irréprochable. Il redresse la tête, bombe le torse et s’approche du petit groupe, tout sourire, pour offrir les boissons. L’homme se tourne vers lui, prêt à prendre une flûte, mais, fixant soudain le petit serveur d’un regard de reptile, il arrête son geste et demande d’une voix fielleuse : « Je te connais, toi. Tu ne serais pas Alejandro, le fils de Miguel ? »

Le garçon sent ses jambes flageoler car il a reconnu l’homme, lui aussi. Et cet homme n’est autre qu’Emilio Avilés, El Sepu !

L’équilibre précaire du plateau ne résiste pas à l’émotion qui submerge Alejandro. Les flutes chancellent et se fracassent sur le sol de marbre, aspergeant de champagne les chaussures des filles qui n’en reviennent pas. Puis, sans chercher à répondre, ni à réparer les dégâts qu’il vient de causer, le garçon tourne les talons et se rue vers la sortie en courant à toutes jambes. Ça ne sert pas à grand-chose, car il est intercepté avant d’avoir pu franchir la porte par les deux malabars qui filtrent le passage, et pour qui un employé à l’air hagard et cavalant comme s’il avait les flics à ses trousses ne peut qu’être suspect.

Juan allait se coucher quand il reçoit le coup de téléphone d’Emilio. Le jefe lui demande de se rendre immédiatement à la villa de San Ángel sans lui donner plus d’explications. Juan se demande bien ce qui se peut se passer d’assez grave pour qu’on le fasse venir d’urgence à une heure aussi tardive. Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’il doit intervenir ainsi. Ce genre de situation fait partie du métier. Il n’est pas fonctionnaire et ses horaires de travail sont, disons, flexibles. Mais ce qui est étrange, c’est que le boss n’ait rien voulu lui dire au téléphone. D’habitude, il sait pourquoi il doit se déplacer. Juan saute dans sa voiture, traverse la ville à vive allure et se gare à une centaine de mètres de la villa – toutes les places de stationnement alentour étant prises par les voitures des invités. La fête bat son plein et tout le quartier profite de la musique jouée par un incontournable groupe de mariachi branché sur une énorme sono. Juan s’approche d’Angelo, un des gardes du corps du patron posté devant l’entrée, qui le conduit sans lui poser de question jusqu’à un bureau situé au sous-sol du bâtiment. Là se tiennent deux hommes assis autour d’une table : Emilio, le visage fermé comme une huître de Baja, et Alejandro, que Juan découvre avec effroi, la tête couverte d’ecchymoses. Il a un œil complètement fermé, deux filets de sang s’écoulent de ses narines, et ses lèvres fendues sont boursoufflées. Il a dû déguster. Emilio désigne une chaise à Juan pendant qu’Angelo le débarrasse de son arme, qu’il pose sur la table.

— Ce garçon m’a appris des choses très intéressantes à ton sujet, fait Emilio en guise de bienvenue. Il paraît que tu fais ton petit bizness en douce… Alors comme ça, tu donnes dans le trafic d’orphelins… C’est pas idiot, dis-donc… Ça a dû te rapporter pas mal de fric, depuis le temps…

— Mais Emilio, non, je –

— Ta gueule ! Tu parleras si je te le demande !

— C’est pas du tout ce que je vous ai dit ! fit Alejandro. Il fait pas ça pour l’argent.

— Ta gueule, toi aussi ! Boucle-la, t’as compris ? À l’heure qu’il est, tu devrais être mort, enfoui sous un bon mètre de terre !

Alejandro baisse la tête et se met à pleurer.

— Bon, je vais quand même te donner le choix, poursuit El Sepu. Tu veux vivre, ou non ?

— Q… quoi ?

— Tu veux aller là où tu aurais dû pourrir, il y a deux ans, ou bien tu préfères continuer à faire le beau chez les grandes personnes et profiter de ta misérable vie ?

— La deuxième solution, s’il vous plait monsieur.

Emilio fait un signe de tête à Angelo, et celui-ci s’approche du garçon derrière son dos pour lui détacher les poignets. Alejandro regarde tantôt l’un, tantôt l’autre de son œil unique et larmoyant. Il ne comprend pas.

Emilio désigne le pistolet de Juan, posé sur la table.

— Prend ce pétard, ordonne-t-il.

— Pour quoi faire ? demande Alejandro d’une voix misérable.

— Vas-y, prends-le je te dis.

Alejandro s’exécute. L’arme est un pistolet automatique de petit calibre. Ce n’est pas celui dont Juan se sert pour ses missions nocturnes, mais il peut quand même faire pas mal de dégâts.

— Si tu veux rester en vie, descends-le, intime Emilio en désignant Juan de la tête. Angelo sort son arme et la pointe vers Juan, pour le dissuader de tenter quoi que ce soit.

— Mais… Vous êtes dingue ! Je… je peux pas !

— Arrête de discuter et vas-y. Descends-le. Prends ce flingue, vise la tête et appuie sur la gâchette. Fait ce que je te dis, ou c’est Angelo qui va te buter.

— Mais je n’ai qu’un œil ! J’y vois qu’à moitié !

— Ça suffit pour bien viser. Allez ! Fais-le ou on te fume ! T’as compris ?

Alejandro prend lentement le pistolet. Il n’a encore jamais tenu une arme à feu dans ses mains. C’est un objet impressionnant, noir et luisant, d’une finition parfaite, et lourd malgré sa petite taille. Le garçon peut ressentir toute sa puissance meurtrière. Lentement, il lève son bras qui se met à trembler un peu. Il utilise son autre bras et prend l’arme à deux mains pour maîtriser son geste.

Il vise Juan.

Emilio esquisse un sourire.

Au rez-de-chaussée, le groupe de mariachi a commencé les rappels. L’orchestre donne tout ce qu’il peut et on a poussé le son au maximum. Les solos de trompette s’enchaînent, diaboliquement virtuoses, soutenus par les violons et les basses du guitarrón qui font vibrer les poitrines. Le chanteur, dégoulinant de sueur, beugle dans son micro de sa voix de ténor cassée, et fait reprendre les paroles des chansons en chœur. Avec ce volume, les gens peuvent à peine se comprendre.

Personne n’entend les détonations.

Un moment plus tard, Juan apparaît dans le hall d’entrée et, d’un pas tranquille, se dirige vers Hans, le garde resté en faction près de la porte. Il lui hurle quelque chose dans l’oreille et l’homme quitte son poste, l’air interrogatif, pour se diriger vers l’escalier du sous-sol. Puis Juan se retourne et fait un signe vers quelqu’un qui semble attendre, dissimulé dans le renfoncement d’une porte. C’est Alejandro. Le garçon le rejoint et, sans être inquiétés, tous deux franchissent le seuil de la villa pour s’évanouir dans l’ombre de la rue.

 

El Sepu avait abusé de son pouvoir, et la mort de ce petit dictateur arrangea pas mal de monde – à commencer par ses proches, qui n’arrivaient jamais vraiment à passer une bonne nuit tranquille. De ce fait, après une enquête sommaire, son meurtre fut classé comme un banal règlement de comptes, et ni la police, ni le reste des membres du cartel n’embêtèrent Juan. La vie du tueur fut pourtant bouleversée, une fois de plus. Se retrouvant soudain sans emploi, il décida de gagner sa vie par lui-même, non pas avec ce qu’il savait faire, mais avec ce qu’il aimait faire, c’est-à-dire sauver des enfants. Avec l’aide d’Alejandro, il créa Los niños primero, une association d’aide aux orphelins qui devint, en quelques années, une référence en la matière, et qui s’implanta un peu partout dans le monde. Sa finalité était de placer des enfants, issus d’Amérique Latine mais aussi d’Afrique et d’Asie, dans des familles d’accueil occidentales.

Quant à Alejandro, il adorait Juan. Il ne lui en voulait pas d’avoir supprimé son père, car il savait relativiser. Et puis ses parents ne lui manquaient pas. Miguel avait rarement séjourné plus de deux jours consécutifs à la maison, et, quand il était là, c’était pour l’engueuler ; quant à sa mère, une mondaine frivole, elle avait confié l’éducation de son fils à des nounous pendant toute sa petite enfance, puis elle était partie refaire sa vie aux États-Unis avec un banquier, quand Alejandro avait cinq ans. Son attachement envers eux était donc ténu, alors il put s’impliquer sans rancœur dans l’association, donnant toute l’énergie de sa jeunesse et toute son intelligence pour la faire prospérer.

Rien n’est parfait et Alejandro n’était quand même pas un petit saint. Les revenus qu’il tirait de son emploi étaient confortables, mais il en demandait plus. Gagner beaucoup d’argent était devenu pour lui une priorité, une sorte de revanche sur la vie, sur son enfance sans amour, et la preuve qu’il existait au monde, lui qui avait failli perdre la vie deux fois. Alors il se servit de l’énorme réseau mis en place par l’association pour écouler de la cocaïne en Europe.

Mais c’est une autre histoire.

 

* Diminutif de el sepulturero, le fossoyeur.

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