La Tour - 1er jour

Par Elone

La nuit touchait à sa fin, si l’on peut encore parler de nuit alors que le ciel était constamment obscurci ici-bas.

Les deux adolescentes étaient arrivées à bon port, pile poil dans les temps.

Elles avaient atteint ce qui était à la fois l’épicentre et la lisière des Quartiers Lumières. Car, au cœur de la cité enchevêtrée, subsistait une place circulaire déserte aux proportions ahurissantes. Vierge de toute habitation. Vierge de toute vie. Tandis qu’une marée de béton sale engloutissait tout autour, ici, gisaient de la véritable terre et même quelques touffes d’herbe verte. Comme stoppées par une force invisible, les constructions s’amoncelaient jusqu’à la bordure de ce cercle, mais se gardaient bien de la franchir.

Il était toutefois inexact de dire que cette plaine était vide ; en réalité, un monument dantesque se dressait au centre et déchirait le ciel ! C’était une Tour. Montée sur de la pierre volcanique si noire qu’elle parut tirée d’un cauchemar. En plein jour, sa taille irréelle jetait une ombre jusqu’à la cité voisine. Cet édifice maudit, aux mensurations fabuleuses, terrorisait le commun des mortels et exerçait un mystérieux pouvoir d’attraction sur les plus fous.

Non sans plaisir, la démente Léone huma l’odeur de la terre battue. Son odorat dégustait enfin un autre arôme que les effluves nauséabonds de la vieille ville. L’espace d’un court instant, son âme renoua avec un sentiment de paix. Celui-là même qui l’avait quittée un mois plus tôt, dans d’affreuses circonstances. Ainsi, même quand tout va mal, à l’aube du petit matin, on croit parfois tout possible. L’espoir renait. Le destin nous appartient. Et Léone plus que tout, voulut y croire.

Ce matin-ci fixait le premier jour de son expédition, mais aussi assez probablement, le dernier jour de sa vie.

Elle avait élaboré son plan seule. Ania avait découvert le pot au rose quatre jours avant son départ et avait depuis tenté de la dissuader par tout moyen d’entreprendre son redoutable projet. N’y parvenant pas, sa frustration avait explosé à tout bout de champ. Dans ces moments, les grosses pognes de la rouquine avaient frappé de désespoir la chair de Léone. Des hématomes tâchant sa peau blanche témoignaient encore de la détresse d’Ania qui, impuissante, observait douloureusement son amie courir à sa perte. Léone avait accusé les coups sans broncher. Son cœur était secrètement touché par cette marque d’amitié brutale et profonde. Mais quelle que fut l’agonie d’Ania, sa résolution restait inflexible.

De son côté, Ania savait Léone têtue comme une mule. Ces derniers jours, elle avait épié sa satanée coéquipière, assise sur le toit de leur planque, à fixer la silhouette de la Tour balafrant l’horizon. La colosse avait reconnu cette lueur indomptable qui surgissait parfois dans ses yeux ébènes. Une lueur devant laquelle toutes les volontés du monde s’inclinaient. Aussi s’était-elle résignée et avait accepté ce qui ne pouvait être changé.

Ania avait donc changé son fusil d’épaule : quitte à ce que cette brune cintrée trépasse dans une dernière folie - ce ne serait pas sans le soutien de son inséparable partenaire. Elle lui avait donc apporté toute l’aide possible ces dernières quarante-huit heures. Sans l’ombre d’une hésitation, elle lui avait offert un sac en cuir solide, des allumettes, des vivres supplémentaires, sa propre gourde d’eau… Et tout ce qu’elle supposait utile à l’intérieur de cette Tour « démoniaque ».

Ania avait également insisté pour accompagner Léone le plus loin possible dans son expédition. Jusque-là, tout s’était passé comme sur des roulettes. Ces deux-là étaient natives d’un Secteur voisin et savaient tirer leur épingle du jeu dans ces dangereux quartiers.

Cela-dit, le plus dur restait à venir. Du moins pour la belle Léone qui n’avait pas froid aux yeux. 

Depuis une heure maintenant, les adolescentes se cachaient à la lisière des Quartiers Lumières, là où les bâtis meurent aux abords de la plaine. L’accès à la Tour était farouchement interdit. La Garde Bleue, qui n’existait que pour dresser barrage entre les Tours et le reste du Bas-monde, avait installé un périmètre circulaire infranchissable. À échéances régulières, des postes de surveillance avaient été espacés les uns des autres de 200 mètres tout au plus. Autrement dit : impossible de pointer le bout de son nez sur cette plaine déserte sans être vite repéré. En outre la Garde Bleue n’était pas du genre à solliciter un laisser-passer. Elle tirait sans préavis – voilà qui économisait bien de la salive.

Si Ania évitait toujours de trop interroger sa matière grise – question de principe, Léone s’était souvent demandé pour quelle raison l’accès aux Tours était proscrit. S’agissait-il vraiment de préserver le commun des mortels de l’influence nocive de ces édifices ? Comment la superstition avait-elle pu convaincre le plus grand nombre ? Il existait peu de lois dans le Bas-Monde, mais les Tours, elles, étaient intouchables. Elles étaient devenues, en quelque sorte, les temples divins de leur époque. Pour le cerveau cartésien de Léone, les contes inquiétants qui entouraient l’Histoire des Tours étaient de pures inepties. Elle supposait davantage que quelqu’un devait avoir quelque chose à gagner en entravant l’accès, sans pouvoir imaginer qui et pourquoi.

Naturellement, la curiosité à elle seule n’aurait pas suffi à pousser Léone à une mort probable. Sa décision prenait racine dans un mal qui la rongeait. Insidieux, le désespoir avait immiscé en elle une idée fixe, une théorie qu’elle ne parvenait plus à se sortir de la tête.

Les iris noirs de Léone dévisagèrent le ciel pour tenter de distinguer le sommet de la Tour, puis elle se rappela que nul ne pouvait l’apercevoir depuis le sol. Au travers d’un nuage, elle crut distinguer un croissant de Lune. Léone n’en fut pas sûre, après tout, la Lune, elle ne l’avait jamais vue pour de vrai. Là où elle avait grandi, on ne voyait plus le ciel, seulement du caillou.

Léone fut interrompue dans ses songes. Ania lui chuchota en pointant du doigt :

- Les voilà. On est au bon endroit. 

En effet, il s’agissait du poste de surveillance qu’elles avaient soigneusement sélectionné. Les trois hommes en uniforme étaient tous ventripotents et bouffis par l’alcool. Léone ignorait la manière dont la Garde Bleue organisait ses rangs, mais si leurs hommes pouvaient décider de leur affectation en fonction de leurs affinités, ces trois-là s’étaient bien choisis.

- Pfff la fine équipe ! ricana Ania, moqueuse.

Les deux filles n’étaient cependant pas dupes. Si ces hommes aux bidons gras manquaient d’activité physique, ils trancheraient sans hésitation la gorge de la brunette lorsqu’elle entrerait dans la plaine. De plus, Léone serait seule et ils étaient trois, accompagnés de renforts à moins de deux cents mètres...

Il lui faudrait donc courir vite. Très vite.

Armée de son calme habituel, Léone s’accroupit au sol et contrôla une dernière fois son paquetage. « Mourir avant d’manger tout ça, ce serait un sacré gâchis » songea-t-elle. Il contenait des provisions pour quinze jours, tout juste. C’était à la fois beaucoup et trop peu. Mais le charger davantage l’aurait alourdi, ce qui pourrait lui être fatal dans sa course.

Tandis qu’elle inspectait son sac, Ania scrutait méthodiquement les lieux.

- Ok, j’fous le bordel par là-bas et quand la voie est libre, tu décampes, dit la rouquine en pointant une seconde fois son index potelé vers le feu de camp autour duquel se pressaient les sentinelles.

Une diversion. Le plan était simpliste mais il avait fait ses preuves, tout comme leur tandem dans les expéditions hasardeuses.

- C’est quoi, le signal ? s’enquit Léone.

- Oooooh t’inquiète pas ma beauté ! J’compte mettre un tel bordel, que tu pourras pas le louper le signal ! s’exclama Ania.

Ses babines dévoilèrent son mythique sourire carnassier, un rictus cousin avec celui d’un molosse qui montre les crocs.

- Ok. Fais gaffe quand même. C’est pas des tendres. S’ils te chopent, je donne pas cher de ta peau… 

Ania leva les sourcils d’exaspération et Léone regretta son avertissement maladroit. Les deux amies s’étaient toujours entendues à dire qu’il était plus confortable d’être celle qui prenait les risques, que celle qui contemplait avec angoisse son compagnon tenter de passer à travers les mailles du filet. Évidemment Ania, elle, jouirait de multiples solutions de repli et ne pointerait pas le bout de son museau devant la Garde Bleue… il en allait tout autrement pour Léone.

Malgré tout, puisque le temps des adieux approchait, la rouquine fit preuve d’une maîtrise de soi exceptionnelle et retint les protestations lui brûlant les lèvres. À la place, elle lâcha simplement :

- Bon, on fait comment pour s’dire au revoir ? J’vais pas te rouler un patin quand même ? 

Léone sourit. Le cervelet d’Ania avait déjà dû tourner et retourner cette question sans importance, dans tous les sens. De quelle manière devaient-elles faire leurs adieux ? Les deux adolescentes n’avaient jamais été tactiles l’une avec l’autre. Leur amitié était aussi sincère et profonde, qu’elle était masculine et brutale.

- On se serre la main ? proposa Léone sur un ton amusé.

Au même moment, le corps massif de la rouquine s’effondra sur le sien dans une étreinte brusque et touchante.

- Un câlin, c’est bien aussi… Ok ? murmura Ania en tentant de dissimuler les trémolos perturbant sa voix.

Léone consentit silencieusement à cette attention aussi surprenante qu’émouvante, et laissa les solides bras de la rouquine la presser fort contre sa poitrine. Quelques longues secondes s’écoulèrent ainsi. La chaleur d’Ania. Son odeur corporelle un peu forte. Léone abaissa ses paupières et grava ce moment dans sa mémoire dans l’espoir qu’il l’accompagne partout, quel que soit son funeste sort.

Alors que l’étreinte ne se relâchait plus, Léone entendit un sanglot réprimé.

- On va pas faire dans l’sentiment non plus, fit-elle en tapotant doucement le dos d’Ania.

Pourtant, les larmes chaudes de sa partenaire lui glissaient déjà dans le col.

- Arrête de pleurer… Ça pourrait être contagieux, continua-t-elle de la réconforter.

Un gloussement rauque saccada les sanglots de la rouquine. Léone savait bien que cette remarque, un clin d’œil à leur rencontre, ferait inévitablement rire la colosse. Elle tapait dans le mille.

- Ce s’rait bien une première ! observa Ania en reniflant bruyamment. J’me demande à quoi peut bien ressembler ta trogne d’ange avec un nez rouge et des yeux bouffis. Bah, j’crois bien que je le saurai jamais, ajouta-t-elle dans un regain de fébrilité.

Alors que les adolescentes se tenaient l’une contre l’autre, elles réalisèrent que leurs adieux se déroulaient tristement en l’absence d’une troisième personne, un être cher à toutes deux.

- P’tain, Makoo va être furieux quand il comprendra que j’t’ai laissé partir, prédit Ania. Il aurait été foutu de venir te chercher par la peau d’tes fesses jusqu’ici, s’il avait su !

- J’sais. Merci d’avoir gardé l’secret.

Un pincement vif la piqua au cœur. Léone regrettait amèrement déguerpir comme une voleuse.  Makoo se sentirait-il trahi ? Tout en assumant son choix, cette idée lui parut insupportable.

- D’ailleurs, en parlant d’notre mousquetaire… J’ai fouillé dans sa boîte secrète avant d’partir, confia Ania.

Tout en lui exprimant sa confidence, celle-ci relâcha son étreinte et plongea la main dans sa besace, toute récemment volée et qu’elle ne quittait déjà plus, pour en ressortir un objet longiligne.

- Nom d’une mycose d’orteil ! Makoo aura une deuxième raison de te botter l’cul ! s’exclama Léone. (Curieuse, elle se saisit de l’objet et l’observera sous toutes ses coutures.) Tu sais c’qu’il a mis dedans, ce cachottier ?

- Un mystère ! Même pour moi. C’est pas faute d’avoir essayé d’lui tirer les vers du nez. Mais ce que j’sais, c’est que c’est une spéciale.

Leurs regards se croisèrent, pleins de complicité.

- Une spéciale, répéta tout bas Léone.

L’espace d’un instant, les adolescentes oublièrent leurs tristes adieux et fixèrent avec avidité la chose sous toutes ses coutures. Comme au bon vieux temps.

- D’toute manière, on le saura bientôt, intervint Ania dont la peine fut momentanément atténuée par l’excitation. J’veux que tu t’en serves depuis la Tour. Comme ça, j’saurai que t’as réussi à passer le barrage et que t’es encore en vie. Enfin, j’veux pas non plus alourdir ton paquet pour la course.

- Tu rigoles ! Si j’peux larguer deux clébards avec un gros jambon sur le dos, j’peux bien distancer trois types grassouillets avec un sac à dos et… Une petite fusée de rien du tout !

Léone ponctua sa tirade d’un clin d’œil rassurant et fourra l’objet dans son bagage. Elle n’avait peur de rien. Si habituellement cela forçait l’admiration d’Ania, aujourd’hui, elle s’en rongeait les sangs.

À présent, les adolescentes se tenaient debout, immobiles, l’une face à l’autre. Elles s’observaient mutuellement dans un silence lourd. Leurs adieux avaient été accomplis dans les règles. Leur plan simpliste avait été étudié bien plus que nécessaire. Toutes les blagues futiles avaient été échangées. Elles le savaient l’une comme l’autre : il ne restait plus rien à faire que de se séparer, et rien n’était plus dur.

Ania prenait racine sur ses pieds, elle n’avait pas la moindre envie de bouger. Léone afficha un regard suppliant. « Va-t’en maintenant. N’insiste pas. C’est déjà suffisamment dur de voir ta peine. Je ne changerai pas d’avis. ». Voilà ce qu’exprimaient son regard ébène et sa camarade y décela aisément le message. Elles se connaissaient depuis plusieurs années maintenant. Elles étaient si proches. La rétine d’Ania photographia l’image de son amie. Une fille mince, élancée, avec sur le dos un sac trop lourd pour elle. Un visage d’ange perforé de grands yeux noirs, encadré par de longs cheveux bruns remontés en queue de cheval pour ne pas la gêner dans sa course. Elle était si forte. Déterminée. Elle était vraiment belle, aussi. La rouquine l’ignorait encore, mais cette photographie la hanterait des nuits durant. Tous ces mois puis ces années, durant lesquels la culpabilité l’étoufferait dans son sommeil, après le départ de son amie perdue.

Finalement, Ania claqua les talons, tel un soldat à qui on intimait l’ordre de disposer. Elle tourna le dos à sa partenaire d’un geste brusque et fila de sa démarche claudicante, tant qu’elle en eut le courage.

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