La Tour - 1er jour *

Par Elone

Aux abords de la plaine circulaire, Léone se tenait un genou à terre, les deux jambes fléchies et le plat des mains collé au sol, telle une sprinteuse dans les starting blocks.

Habituée à l’exercice physique, elle avait pris soin d’échauffer ses muscles. L’adolescente vida complètement son esprit, s’affranchit de toute distraction et visualisa son objectif. Parfaitement concentrée, en sportive de haut niveau qu’elle aurait pu être dans un autre monde, Léone laissa pénétrer sous son crâne une seule pensée. L’unique pensée. Celle qui la motivait en cet instant, à risquer sa peau.

Et rien qu’à cette pensée, la rage l’enivra.

Léone fut prête.

Une succession d’explosions retentit soudain sur sa droite ! Léone tourna sa trombine et vit un véritable feu d’artifice éclore à proximité du poste de surveillance. « Merde alors, Ania ! C’est pas qu’une seule fusée que t’as tirée à Makoo. Pour sûr qu’il va vouloir ta peau ! » pensa-t-elle furtivement. Mais elle ne prit pas le temps de s’en amuser et se reconcentra sur sa tâche. Exclusivement.

La fureur coulait dans ses veines, dopant chacun de ses muscles.

Au loin, une tente de la Garde Bleue s’embrasa à cause d’une fusée mal orientée et l’incendie se propagea aux caisses de bois rangées aux environs. Les prunelles noires de Léone analysèrent les trois hommes en uniforme. Ces imbéciles parurent totalement désorganisés. L’espace d’un instant, leur attention fut capturée par l’incendie dévorant leur matériel et par les fusées colorées leur pétant dans les pattes.

Pour Léone, ce fut le top départ. Ses épaules se penchèrent en avant et ses appuis la propulsèrent à une vitesse que peu d’êtres humains pouvaient égaler. Ses pieds foulèrent le sol avec puissance et chaque enjambée la projeta deux bons mètres plus loin ! Elle n’eut pas parcouru plus de quinze mètres, lorsqu’une voix masculine hurla :

- Merde, regardez la gamine ! C’est une diversion !

Décidément, ils avaient beau paraître stupides, ces sentinelles avaient l’œil ! Les trois types se lancèrent aussitôt à sa poursuite. Les vingt mètres offerts par la diversion d’Ania lui seraient peut-être salvateurs... Tant qu’elle les entendit courir, Léone fonça en ligne droite. Elle maintint la cadence et se sentit pousser des ailes. Après tout, de ces quatre sprinteurs, elle seule avait la mort aux trousses.

Très vite, l’un des trois individus s’aperçut qu’il serait compliqué de rattraper cette gamine dont les fines jambes creusaient l’avance qu’elle détenait déjà sur eux. S’ils continuaient ainsi, ils ne la rattraperaient pas... Alors que son souffle se raccourcissait, le garde réussit à expulser l’air restant dans ses poumons et beugla à ses acolytes :

- Continuez les gars, j’la mets en joue !

Malgré le brouhaha généré par la rage et le sang battant dans ses tempes, l’instruction du bourreau parvint jusqu’au cerveau logeant sous la tête brune de Léone. Elle sut parfaitement ce que cela signifiait et l’adolescente avait bien supposé que les choses se dérouleraient de la sorte. À vrai dire, son cervelet affuté fut satisfait que l’idée ne traverse leurs esprits étriqués que maintenant.

Seulement, à présent, cet homme allait la tirer comme un lapin.

Léone profita des quelques secondes restantes pour pousser sa course en ligne droite, le temps que ce chasseur mette un genou à terre, qu’il se saisisse de son arme et qu’il la mette en joue, justement. Cela lui permit de creuser encore la distance avec les deux poursuivants restants mais aussi avec le tireur. Ce laps de temps écoulé, Léone n’eut d’autre choix que de ralentir légèrement sa course pour réorienter ses pieds. Alors que siffla la première balle, l’adolescente entreprenait déjà de courir en zigzags irréguliers, ce qui ne manqua pas de déstabiliser le tireur. Sa cible devint tout à coup plus difficile à toucher !

Le terrain était plat et dégagé. Considérant que cela ne lui faisait courir aucun risque supplémentaire, Léone ferma les yeux et se concentra. Trois pas de course vers la gauche. Quatre foulées à droite. Il lui fallait sentir. Sentir ses appuis, son environnement. Ressentir où fuserait la prochaine balle, à l’aide de faisceaux d’indices. La distance. Le temps de recharge. La prévision du mouvement de l’adversaire. Léone s’efforça de placer ses deux poursuivants dans la ligne de mire du tireur afin qu’ils lui servent de boucliers humains. Un spectateur extérieur aurait pu croire que ses neurones tournaient à plein régime pour calculer tous ces paramètres mais ses mousquetaires, en particulier Makoo, avaient pour habitude de nommer ce savoir-faire inégalable : son « instinct ».

À mesure qu’il ratait ses coups, le tireur perdit contenance. Son aplomb l’abandonnait à chaque brusque changement d’orientation de sa cible. Il y avait quelque chose de surréaliste dans les mouvements de la fille qu’il observait galoper au loin. Alors qu’il tentait désespérément de deviner le prochain virage qu’elle allait entreprendre, il avait la sensation que l’esprit de la gamine déjouait astucieusement tous ses pronostics, comme si elle avait un coup d’avance sur lui, comme si elle détenait un atout caché. Plus il échouait, plus sa confiance se dilatait, plus les coups de feu devinrent approximatifs. Il craignait à présent de toucher ses camarades. La distance progressive qui s’installait entre le tueur et sa proie maligne n’arrangeait rien.

En revanche ses deux comparses, eux, malgré leur essoufflement grandissant, amenuisaient la distance qui les séparaient. En slalomant alors qu’ils maintenaient leur course en ligne droite, Léone leur concédait du terrain. Son ouïe lui rappela leur dangereuse proximité. Elle n’avait pourtant d’autre choix que de maintenir sa course saccadée afin d’esquiver les assauts du tireur. Sa volonté de fer imposa alors à ses muscles un effort inestimable qui lui permit de se tenir un peu plus longtemps, hors de portée de la mort.

Était-ce la détermination de l’adolescente qui irradiait autour d’elle ? Son acharnement qui anéantit la combativité de la Garde Bleue ? Le fait est que les sentinelles sentirent la victoire leur glisser entre les doigts. Ils ne pouvaient solliciter de leurs corps bouffis un effort plus grand que celui qu’ils fournissaient déjà, un effort égal à celui de la proie qui les semait.

Léone rouvrit ses yeux noirs. Le succès était tout proche. Il ne devait plus être loin. En relevant le bout de son nez, elle l’aperçut. Son objectif. Le passage qui clôturerait cette course contre la mort. La porte de la Tour. Celle que nul autre qu’elle n’oserait franchir.

Dans son sprint final, elle courut à grandes enjambées en direction de l’édifice, méprisant les superstitions du Bas-Monde. Les deux poursuivants hors d’haleine se stoppèrent net, craignant d’approcher davantage la Tour. Ils dégainèrent précipitamment leurs pistolets pour tenter de percer la chair de la jeune fille, mais déjà Léone se jetait à travers la porte de bois qui s’ouvrit sous la force de l’impact ! Elle se retourna vivement, la claqua et se blottit contre la paroi de l’édifice. Des balles ricochèrent contre la pierre, sonnant le gong final.

Un silence succéda à cette violence… Ses poursuivants abandonnaient.

Le corps de Léone s’effondra de soulagement sur la terre battue. Elle leur avait échappé ! Personne ne viendrait la chercher jusqu’ici. C’en était fini de cette première épreuve.

**

Ses fesses maigrelettes n’avaient pas bougé d’un pouce. Léone sentait encore le sang gonfler ses tempes par à-coups, mais son rythme cardiaque ralentissait. Son corps récupérait vite. Dehors, les rires jaunes et gras des gardes éclatèrent soudain, entrecoupés d’une toux démontrant que ces enflures peinaient à reprendre leur souffle.

- Tu vas crever à l’intérieur, sale garce ! lui rappela l’un d’eux.

- On n’te laissera pas ressortir d’ici, tu entends ? Si tu sors, on t’chope et on te dépèce comme un gibier ! renchérit le second.

- Et si tu sors pas, on ramassera ton cadavre à la p’tite cuillère en bas d’la Tour dans quelques jours ! jubila la première voix.

« Mauvais perdants » se moqua Léone, pour qui ces sentinelles formaient une belle brochette d’imbéciles méritant un passage au barbecue. Leurs menaces manquaient cruellement d’originalité. Des menaces, elle en avait entendues de toutes natures et des nettement plus effrayantes. Elle savait néanmoins que la Garde Bleue ne formait pas là une promesse mortelle en l’air. Mais Léone s’en fichait, car à présent qu’elle était entrée dans la Tour, il n’était plus question de repasser par cette porte.

Galvanisée par sa réussite, elle se releva et s’adossa au mur quelques secondes supplémentaires afin de récupérer totalement son souffle. En haussant le regard, elle fut stupéfaite : « Putain, c’est immense ! » Oui, vue de l’intérieur, la Tour était tout aussi spectaculaire.

Émerveillée, son dos se décolla de la paroi et ses bottillons troués foulèrent la terre battue jusqu’au centre du monument. Elle dut marcher un peu, c’était si vaste. Une fois au cœur de l’édifice, les menaces des gardes résonnant encore à l’extérieur des murs furent réduites à un bourdonnement lointain. Léone pivota sur ses talons pour observer les lieux. La circonférence de la Tour était colossale. « Près de soixante-dix mètres de diamètre ! » jaugea-t-elle. Les pierres volcaniques de la paroi paraissaient encore plus noires vues de l’intérieur. Au pied, les premiers rocs supports étaient enfoncés dans le sol, comme si la Tour avait poussé directement dans la terre tel un poireau.

Son minois blanc riva vers le haut et contempla le plus grand escalier en colimaçon du monde, avec celui des autres Tours, bien sûr. Directement encastré dans le mur, il formait d’innombrables cercles entourant un trou noir sans plafond. Cette spirale s’élevait à l’infini !

Hormis cet escalier, les lieux étaient totalement vides. Ceci ne faisait qu’accroître la prodigieuse impression d’espace.

En écartant grand les bras, Léone tournoya sur elle-même.

- Ça y est, j’y suis ! cria-t-elle.

Le son de sa voix résonna comme un écho. « J’y suis, j’y suis… » entendit-elle chuchoter dans les hauteurs.

La promesse faite à Ania lui revint soudain. Encore gonflée à bloc par sa victoire, Léone se précipita vers l’extrémité de l’escalier et enjamba les premières marches deux par deux. Une bonne minute plus tard, après avoir avalé une quinzaine de mètres de hauteur, elle aperçut la toute première meurtrière de la Tour. Léone se jeta dans sa direction et sortit de son sac la fusée remise par Ania, pour la positionner sur le rebord de l’ouverture. Ses doigts blancs ouvrirent sa boîte d’allumette en frémissant d’excitation. Ils en craquèrent une et portèrent la flamme jusqu’à la mèche de la fusée, qui s’embrasa.

Aussitôt, un sifflement éventra la nuit. Puis des couleurs vives explosèrent aux recoins du ciel encore noir d’encre. Léone n’avait lancé qu’une seule fusée et pourtant les couleurs se démultiplièrent, inépuisables ! Du bleu, du rouge, du jaune… les bruits de pétard n’en finirent plus. La fusée originelle accoucha d’une dizaine d’autres fusées, qui elles-mêmes, donnèrent naissance à une quinzaine de petits sifflements explosifs. Et, lorsque les bruits cessèrent enfin, les étincelles en retombant, laissèrent apparaître furtivement les traits d’un Renard mal dessiné. Leur Emblème, pour qui savait le reconnaître.

Léone la renarde, en eut le souffle coupé par l’émotion.

L’adolescente l’ignorait, mais, puisque la fusée était lancée en altitude, dans la vieille ville, un nombre incalculable d’yeux goûtèrent à ces lumières jaillissantes. Ce spectacle fugitif heurta les contemplateurs par sa beauté inattendue. Ce soir-là, tandis que des couleurs vives déchirèrent le sombre plafond du Bas-Monde, certains badauds se remémorèrent la magie de leur enfance. Une émotion chaude chamboula leur cruelle résignation. Les hommes en Bleu eux-mêmes en eurent le sifflet coupé et cessèrent de proférer leurs menaces. Allez savoir, au fond d’eux peut-être, étaient-ils soulagés que la gamine ait échappé à leurs filets. En ce petit matin, un sanglant labeur leur fut épargné. 

Léone se tint accoudée sur le rebord de la meurtrière, le menton dans ses paumes, à observer le scintillement des dernières étincelles du feu d’artifice. Un soupir d’admiration filtra entre les lèvres et ses pensées voguèrent vers son créateur artistique. « Foutue belle fusée qu’tu nous as fait là, Makoo » loua-t-elle. Son ami était un artiste né.

Doucement, la nuit reprit ses droits. La noirceur effaça toute trace de la chaleureuse fusée. Le regard de Léone se perdit dans les ténèbres. Quelque part au loin, Ania avait dû voir la fusée. Elle imagina la colosse en train de sautiller, de s’esclaffer et de brandir ses poings en l’air pour fêter leur réussite et déguster ce coup d’éclat au nez et à la barbe de la Garde Bleue. En plissant les paupières, Léone crut distinguer à l’horizon un point orange agité. Elle sourit à l’idée que ce puisse être la chevelure de son amie, tout en admettant que ce fut improbable. « C’est pas parce que j’veux voir ça, que c’est ça » conclut-elle.

Léone détourna donc le regard et poursuivit son ascension. L’ignorance est souvent cruelle. Car ce point orange était bel et bien d’Ania qui, tout en criant de joie les larmes aux yeux, agitait dans le vent un carré de tissu orange sur lequel était brodé leur Emblème : un Renard.

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