Servane en avait assez d’avaler toute cette poussière. Depuis ce matin, l’astre du jour prenait de la hauteur et le vent se levait. Quelques tourbillons soulevaient, ici ou là, des myriades de minuscules débris puis s’évanouissaient aussi vite qu’ils se formaient. Il lui semblait qu’ils éparpillaient leur chargement sur son chemin pour mieux l’aveugler.
La troupe s’étalait autour d’elle sur plus de trois cents pas. Comme à son habitude, le quatuor de tête réglait l’allure en fonction de la forme des chevaux. Deux jours qu’ils suivaient la voie royale, un trajet direct vers les grandes cités du nord. Terminé les sentiers détournés. Chacun pariait sur l’absence de patrouilles et privilégiait la vitesse à la sécurité.
L'inspection de la plaine, au travers de laquelle ils cheminaient, lui rappela la discussion de la veille. L’image d’un territoire vallonné et giboyeux se forma dans son esprit. Les mots échangés autour d’un foyer crépitant resurgirent dans sa mémoire. La nuit tombait et les cadres du groupe s’étaient réunis autour d’un feu à l'intérieur de ce qui fut la cour d'un grand château. Le lieu paisible et sécurisé par des guetteurs semblait propice aux confidences.
Enlevée très jeune, elle ne se souvenait plus d’où elle venait. Elle observait ses aînés déambuler au sein du dédale de pierre à la recherche de leur passé. À n’en pas douter, ces ruines à l’intérieur desquelles ils dormiraient détenaient une mémoire. Celle-ci se réveillait soudain chez ceux qui y vécurent enfants. Dès leur arrivée, à la vue de ces murs délavés, ces anciens et jeunes résidents cherchèrent à ranimer l’image de leur mère, de leur père ou de leurs frères et sœurs. De l’endroit où ils vivaient. Incapables, pour la plupart, de ressusciter leur passé, leurs regards s’égaraient au milieu des ornements de l’immense édifice comme si cela suffisait à combler les lacunes engendrées par le temps.
Jamais ils n’auraient espéré rejoindre ce lieu. Alors qu’ils foulaient les immenses dallages dans les fissures desquelles s'insinuaient herbes folles et arbustes, un étrange sentiment prit possession de leur être. Qui étaient-ils, que seraient-ils devenus sans la guerre ? Ils ne savaient s’ils devaient remettre en question leur passé, leur existence ou même, leur avenir.
La proximité de leur destination produisait un flot d’émotions contradictoires parmi les voyageurs. Pour les plus jeunes, l’intimité de l’âtre délia langues et esprits. Ils ne pouvaient contenir leur excitation de découvrir enfin la terre de leurs ancêtres. Chaque pas les rapprochait de contrées qui avaient bercé les contes de leur enfance. Les plus anciens, eux, demeuraient dans l’expectative, empreints d’un malaise croissant. On les y avait arrachés et ils ne pouvaient que regretter l’abandon de leurs terres.
Eux pouvaient témoigner qu’il fut un temps où les deux rives de l’isthme présentaient un paysage identique. Les Galiens, incapables de peupler et de défendre leurs nouveaux territoires, trop éloignés de leurs plus proches cités, avaient détruit habitations et végétation et répandu du sel à la surface des champs pour éviter le retour des vaincus.
Ces ruines ne réveillaient aucune émotion particulière pour Servane. Elles ne suggéraient que la puissance des Galiens. Pour rien au monde, elle ne redeviendrait esclave. Elle espérait que les hommes apprendraient à s’entendre afin d’éviter la perte de nouvelles terres. Son regard s’arrêta sur les armes réunies en tas. Elle se savait incapable de les fabriquer mais se sentait fière d’en connaître le maniement.
Le regard perdu entre les flammes, chacun s’imagina installé en Terre des Hommes. Un rêve nourri depuis toujours. Après s’être enrichis comme forgerons, bâtisseurs ou fabricants d’armes, ils sillonneraient les différents royaumes pour en rapporter conquêtes féminines et destins fabuleux.
Ils doutaient que Krys nourrisse les mêmes projets. « Le premier royaume que nous rencontrerons aura besoin de se fortifier contre les invasions ». Il désirait y contribuer. « Nous gagnerions à rester unis, le temps de répondre aux besoins du royaume qui nous accueillera. »
Le regard de ses amis brilla à cette idée. Oui, ils demeureraient solidaires. Réconfortée, Servane, qui n’imaginait que faire de sa liberté nouvelle, doutait de l’accueil des humains. Les laisseraient-ils s’installer ? S’exprimer ? Les femmes n’y avaient droit au chapitre, avaient déclaré certains. De fait, cela l’avait quelque peu refroidie.
Elle dévisagea ses camarades dans l’espoir qu’ils resteraient unis et continueraient à guider la communauté. Krys, Thomas et Hector en constituaient le socle. Des compagnons de la première heure. Markus, un guerrier de stature impressionnante, complétait le tableau. Leur voix faisait autorité dans le groupe. Entouré de tels colosses, Krys n’avait nul besoin de s’époumoner. Ils lui devaient beaucoup et l’ensemble du groupe devait sa liberté à ces quatre-là.
Noah les avait rejoints sur le tard. Souvent opposé aux décisions de Krys, il le suivait à contrecœur. Une attitude qui l’excluait des hommes de tête. Pourtant, son charisme égalait son habileté aux armes. Et avec les femmes… Elle s’était demandé s’il existait homme plus beau que lui. Et si l’assurance émanant de sa personne découlait de son apparence ou de son for intérieur.
Contrairement à beaucoup d’autres, il avait été capturé adolescent et conservait de nombreux souvenirs de son ancienne vie. On le consultait fréquemment à l’approche de la terre promise.
Servane compara une fois encore le gabarit de ses cinq amis. Si Krys et Noah présentaient une corpulence semblable, tous deux surpassaient les trois colosses épée à la main. Au sein d’une telle troupe, elle se sentait en sécurité. Confronté aux plus grandes équipes de gladiateurs, chacun avait eu l’occasion de faire ses preuves.