— Si ton but est de me chatouiller, bravo, c'est réussi, mais c'n’est pas c'qu'on cherche là ! Tape plus fort, Gamin ! Frappe ! Percute-moi le nez jusqu'à me l'enfoncer au plus profond de la gorge ! Défonce ma jolie gueule de vieux briscard ! Depuis le temps que je t'asticote les puces et que tu n'oses pas broncher. T'es bien trop respectueux mon Gamin vertueux. J'te le demande, extériorise toute ta haine et envoie la heurter mon blair prépondérant. Si tu n'le fais pas, j'serais contraint de faire appel aux services de Savonnette mais, je n'veux pas lui faire ce plaisir ! Son Coût pourrait prendre la poudre d'escampette qu'un sourire satisfait s'étirerait naturellement sur sa frimousse de coquin.
Krone baissa le regard, il bredouilla une excuse en se grattant nerveusement le cou rougi. Bulle de Savon, lui, se massa le poing avant de l’envoyer par surprise contre le nez offert à la torture. Un craquement sec claqua dans l'air humide du bosquet où le trio se camouflait. Fil porta sa main sur la douleur vive. Un filet de sang coula entre ses gros doigts.
— T'aurais pu me prévenir Savonnette ! N'oublie pas que je suis ton Supérieur Justicier !
Bulle de Savon rit légèrement et ajouta :
— Puis-je te pocher l'œil maintenant ? Perfectionnons mon chef-d’œuvre.
— Si tu crois que Fil, l'Homme d'acier craint la brindille qui te sert de...
Le coup partit sans prévenir. La tête de Fil bascula en arrière sous l'effet du choc. Il apposa la paume de sa main sur l'œil tuméfié pour apaiser la douleur.
— Savonnette ! Qu'est-ce que tu n'comprends pas quand j'te dis de prévenir ! Tu veux vraiment éveiller la bête qui...
Fil reçut soudainement une imposante boule de boue caillouteuse en pleine face. Bulle de Savon rit de bon cœur et chuchota :
— Je crois que tu n'as jamais été plus présentable. Ne t'inquiète pas, si besoin, ma bulle calmera ton supplice.
— Ta générosité me touche Savonnette.
Fil grommela des remerciements ironiques supplémentaires en attendant que la douleur aigüe diminuât en intensité. Sa paupière gauche gonfla jusqu'à lui obstruer partiellement la vue. Krone eut du mal à retenir un pouffement devant son aîné volontaire à cette maltraitance.
— Bidonne-toi, Gamin. Quand j'en aurai fini avec ta belle gueule nous savourerons, l'un et l'autre, les faces hirsutes que nous nous trainerons. Viens par ici.
Krone défit la cordelette et la perle nacrée qui ornait sa coiffure pour se la nouer autour du cou. Fil sortit une courte lame acérée d'une besace. Il trancha sèchement la longue chevelure que Krone consentait à sacrifier. Malgré ses incommodités, Fil caressa de sa fine lame le crâne qui, de touffes délestées en mèches envolées, se dévoila dans une blancheur rappelant celle de la coquille d'un œuf. Une pluie de blondeur se déversa sur le sol détrempé. Les cheveux dorés de Krone se confondirent avec l'herbe écrasée.
Tout aussi amusé par la nouvelle tête de Krone, Bulle de Savon plaisanta :
— Avec vos deux têtes rasées, on croirait voir, à s'y méprendre, le père et le fils. La bedaine en moins et le charme en plus.
Fil, le visage crasseux de vase et de sang, l'arête du nez déformée et l'œil poché, simula l'offuscation :
— Ne suis-je pas croquignolet à faire tomber en pâmoison toutes les demoiselles du pays ? Attention, Savonnette, tu frôles l'insolence ! Bien, aidez-moi à cabosser l'armure. Ce nobliau crédule devra à l'avenir penser à sécuriser davantage ses réserves.
Bulle de Savon, visiblement d'humeur gaie malgré les circonstances, surenchérit :
— Et ses écuries !
Comme en réponse à cette plaisanterie, une bête s'ébroua. Un roussin, d'un noir soyeux, mâchouillait une herbe qu'il ne jugeait pas à la hauteur ni de ses prairies verdoyantes ni de ses fourrages hivernaux. Ce cheval, dressé pour la guerre, était recouvert d'une barde brillante destinée à le protéger des mauvais coups que réservaient les champs de bataille imprédictibles. Fil s'approcha du cheval et le flatta à un endroit où les protections faisaient défaut.
— Celui-là, nous tâcherons de le ramener à son propriétaire... en un seul morceau et... vivant. Parole de Fil !
Au niveau de la selle, Fil saisit les pièces de l'armure qu'il y avait attachées. Dans un vacarme bien voulu, il fit tomber au sol plastron, épaulières, cubitières et cuissards. Krone emprunta alors le gros bâton de marche que Bulle de Savon tenait dans les mains et, sans discrétion ni retenue, asséna de violents coups à la ferraille qui se tordit, s'enfonça, se cabossa et se déforma. Satisfait de son labeur, il roula l'équipement dans la boue et en profita pour s'en enduire allègrement le visage, comme l’avait fait son aîné.
— Et bien Gamin, j'suis bien verni ! Si tu avais réservé le même sort à mon doux groin qu'à cette limaille, même la Savonnette s'en serait trouvée pantoise. Bien, j'crois que nous avons tout c'qu'il nous faut. Va me chercher la touche centrale du subterfuge.
Pendant que le jeune homme cherchait dans les fontes le tabard blanc au glaive d'or brodé, Fil ramassa une à une les pièces d'armure souillées. Après moult efforts pour les enfiler - sa corpulence naturelle plus en cause que l'état accidenté de l'ensemble - il parut satisfait du résultat. Par-dessus, il revêtit le tabard des Justiciers qu'il déchira par endroits. Il le crotta ensuite de quelques traces de sang et de boue.
Bulle de Savon profita du long moment que prit l'habillage laborieux pour enlacer fermement les poignets de Krone à l'aide d'une corde rugueuse. Prisonnier de ces liens, Krone hocha la tête en direction du petit bonhomme. Bulle de Savon déposa la longe sur la selle en attendant que le Premier Justicier montât sur son destrier et prît le détenu en charge.
Avec de l'aide, Fil grimpa sur sa monture et agrippa fermement la corde qui le reliait à Krone. Comme un commandant guidant ses troupes au combat, il s'exclama :
— La grande mascarade peut commencer ! Fil l'Estropié, Premier Justicier de son Parakoï Adoré entre en scène ! Livrons-leur ce démon de Gamin, qu'ils le pendent et le brûlent au petit matin ! Ils s'attendent à voir débarquer une horde sanguinaire comme en pays Lectois ? Et bien, offrons-leur une armée de fantômes et de chimères à combattre ! Reste bien dernière nous Savonnette, dans les ombres de nos ombres. Rejoins-nous quand le moment sera venu. Ils peuvent se terrer dans leur cité fortifiée. Un peu de ruse, beaucoup d'audace et nous serons dans la place ! En route braves démons, les véridiques et les bons ! Allons récupérer Dame et Boutonneux sur-le-champ et... Savonnette, bigre de bougre ! Tu n'm'as pas loupé, j'ai un mal de chien ! Aux prochains lancers de dés, j'te préviens, tous mes maux seront oubliés !
Fil talonna sa monture qui se mit en marche. Krone, mains entravées, suivit en trottinant, contraint et forcé, l'allure de plus en plus rapide du Justicier blessé.
***
Dans une tourelle ouverte aux vents, un brasero rougeoyant réchauffait quatre paires de mains engourdies par le froid. Les buées s'élevaient et s'évaporaient dans la fraîcheur de la matinée. Le soleil rayonnait froidement dans l'immensité bleue du ciel. Le disque, rond et petit, déployait sa lumière automnale sur la campagne et s'infiltrait timidement par les larges meurtrières de la tour de guet. Les rayons obliques, dépourvus de chaleur, mettaient en valeur les nombreuses poussières et les cendres en suspension qui scintillaient comme des milliers de lucioles lointaines.
L'un des guetteurs se frictionna les mains et contint un frisson naissant.
— Ces hauts seigneurs s'agitent. Il ne reste que dix jours avant l'ultimatum. Les démons vont venir chercher les deux condamnés.
Le deuxième soldat, maigrichon comme une tige de pâquerette, alimenta la discussion :
— Nous serons en première ligne pour accueillir leur horde déferlante !
Un troisième, rouge comme une tomate, articula difficilement :
— Nos murailles de pierres sont solides. Ils pourront cracher tout le feu qu'ils voudront, nous ne craignons rien.
Le quatrième, aux yeux cernés comme un hibou, surenchérit :
— Ces villages Lectois n'avaient aucun moyen de défense. Comment de pauvres paysans peuvent-ils bien se protéger contre une cinquantaine de démons lancés au grand galop ?
La Tige corrigea le Hibou, pour se rassurer lui-même sur la nature de l'ennemi :
— Ce ne sont pas des démons ! Certainement des mercenaires payés par une main généreuse.
Tomate compléta sans conviction :
— Ou des brigands pillant tout sur leur passage...
Caressant presque les flammes de ses mains, le Frileux mit court à ces supputations en une réplique qui se voulait courageuse mais qui sonnait creux :
— Quoi qu'il en soit, humains ou démons, leur nombre imposant ne devra pas nous effrayer. Nous devrons tenir cette porte fortifiée. Notre Parakoï compte sur nous. Deux Poignes sont présentes dans nos murs, sans compter la garnison du bourg. Les renforts accourront de tout le pays au moindre signal. Nous avons de quoi nous défendre. Nous saurons les accueillir. Tesquieu sera leur tombeau.
Hibou, Tige et Tomate hochèrent la tête d'approbation, sans conviction pour autant. Le silence s'imposa.
Un crépitement, plus fort que de raison, encouragea Hibou à partager son inquiétude :
— Et si leur Seigneur, capable de faire voler en éclats et réduire en cendres une citadelle comme celle de Myr, se trouve à la tête de leur rang ? Nos murailles résisteront-elles ?
L'hypothèse insuffla une incertitude à leur courage vacillant. Tomate enchérit et alimenta l'angoisse qui ne demandait qu'à se déverser dans la tour :
— Et si le Petit, le mangeur d'entrailles, l'insensible aux flèches et aux glaives les accompagnent ? S'il s'engouffre dans une brèche, il sera inarrêtable, surtout si une légion identique à lui l’accompagne.
La Tige, qui partageait les angoisses de ses collègues, révéla le fond de ses peurs :
— Et celui qui est capable d'anéantir une Poigne entière rien qu'en levant le doigt ou le bras ? En levant les deux, il réduirait les plus valeureux d'entre nous en un battement de cœur.
Hibou voulut participer à la mortification ambiante. Il conclut :
— Il ne nous reste plus que dix jours. Espérons des renforts sinon nous ne verrons plus jamais la floraison du printemps.
Un silence lugubre plomba la pièce et fit plonger les quatre têtes dans des ruminations inquiètes.
— Hey ! Qui sont les troufions bigleux qui gardent cette porte ? Au nom du Parakoï, levez le pont ! N'avez-vous pas reconnu mon pendentif ? Je suis le Premier Justicier Galys de Crènes.
Les quatre guetteurs émergèrent de leurs sinistres pensées. Ils se précipitèrent aux meurtrières de la tour. En bas, un chevalier en piteux état exhibait au bout de son bras tendu le miniature glaive d'or qui témoignait de son rang. Son état et le tabard de la Justice souillée témoignait d'un tragique accident. Il tenait au bout d'une corde un prisonnier épuisé par la course qui le menait au cachot.
— Seriez-vous tous sourds comme des pots en plus d'être myope comme des taupes ? Ouvrez sacrebleu ! Les démons sont à trois lieues au nord d'ici et ont anéanti ma Poigne en un rien de temps ! J'ai réussi à mettre la main sur un voleur de chevaux. Je viens le livrer à vos cachots ! J'ai besoin de renforts ! Ils sont sortis de terre et nous ont avalés ! Ces démons existent ! Ils sont un millier au bas mot ! Ouvrez au nom du Parakoï. Je suis son Bras glorieux, je suis la Justice !
Le faux Justicier tira violemment sur la corde pour faire chuter son prisonnier. Celui-ci s'écroula dans la boue. Les quatre guetteurs échangèrent des regards terrifiés. Tomate bredouilla :
— Ils... ils sont déjà là ! Regardez dans quel état est le Premier Justicier. Sa Poigne écrasée ! À trois lieues ! Nous sommes fichus ! Que devons-nous faire ?
Fil, depuis le haut de sa monture, grommela pour n'être entendu que de Krone qui se relevait de son plongeon dans la vase.
— Fichtre. Que font ces nigauds à me reluquer comme pigeons ébahis ? Notre numéro ne prend pas ? Mon éloquence sublime se heurterait à une muraille de suspicions ?
Krone recracha une boule de glaise et conseilla :
— Ces guetteurs ne doivent pas être bien gradés. Secoue-les un peu. Impose ton rang, ils s'y plieront.
Fil s'éclaircit la gorge. Il envoya une glaire ensanglantée entre les deux oreilles de son destrier. Il inspira profondément pour expulser ses menaces :
— Les quatre benêts qui se cachent là-haut ! Si vous pensez que je n'ai pas vu vos têtes de blaireaux apeurés ! Je suis un Premier Justicier de notre Parakoï Bien-aimé ! Je suis Son Bras ! Je jure, sur mon honneur et celui de mon auguste père, cousin du Grand Sénéchal du pays Lectois, que si vous n'abaissez pas immédiatement ce fichu pont, vous vous y balancerez avant le zénith de notre astre. Les démons qui déferlent sur nous se délecteront en premier de vos estomacs car je trancherai alors la corde qui retiendra vos carcasses aux courtines ! Appelez votre supérieur mais il sera déjà trop tard, vous subirez le courroux de la Justice ! Si le...
Un grincement retentit dans l'air. Des grosses chaînes saupoudrées de taches de rouille se déroulèrent le long de deux roues dentées. La planche massive s'abaissa. Le cliquetis rapproché des engrenages parvint aux oreilles attentives de Fil. Les maillons se tendirent et la porte fut complètement ouverte sur la ville. Le Justicier usurpateur éperonna le roussin qui, docilement, entraîna à sa suite le prisonnier imposteur. Les sabots frappèrent le bois épais et les deux premiers démons firent leur entrée sur scène.
Une première herse se leva. Fil redressa la tête et remarqua de l’agitation à travers l'assommoir. Il caressa le petit glaive d'or suspendu à son cou et commenta à mi-voix :
— Les sentinelles doivent se quereller pour désigner l'heureux élu qui accueillera le Justicier si sympathique.
Le plus discrètement possible, Krone en profita pour glisser un reproche :
— Je mise sur le plus jeune. Toujours aux gamins d'être jeté en pâture dans la boue. Tu n'étais pas obligé de m'envoyer valdinguer de la sorte.
— Question de crédibilité, Gamin. La Justice ne ménage pas les voleurs de chevaux.
L'écho métallique des pas du guetteur résonna dans une poterne ouverte. Une deuxième herse commençait à être remontée. Un visage rond, légèrement aplati, où le rouge de la confusion s'unissait au teint naturellement cramoisi du bonhomme, apparut timidement. Le guetteur ajusta sa cervelière et bégaya devant l'illustre Justicier :
— Mes... messire, v...veuillez p...pardonner notre lenteur. Nous n'avions...
Fil prit sa voix la plus hautaine et jeta de son œil encore valide un éclair qui pétrifia le soldat.
— Crois-tu sérieusement que j'ai le temps de discourir avec un loquedu qui a mis ma vie respectable en jeu ? Ma trogne ravagée n'est-elle pas assez éprouvante pour que je supporte en plus l'incompétence des gardiens de tour ?
Fil attendit que la herse fût totalement relevée et la voie parfaitement ouverte pour tirer sur la corde de son prisonnier.
Répondant au signal convenu, Krone fit appel à son monde de marbre. Tout se figea.
De profondes rides d'expression plissaient le front du guetteur sermonné. La queue redressée du destrier offrait en vision un crottin dont la chute était suspendue. En haut, l'agitation murmurante avait cessé. Krone resta immobile, patient.
Dans ce silence surnaturel, un léger bruissement de tissu s'invita. Bulle de Savon apparut dans sa salopette verte en plein milieu du pont et, par quelques sauts joviaux, traversa la porte fortifiée. Il passa devant Krone en lui faisant un signe de la main. Puis, sans un mot, il s'engouffra joyeusement dans la cité, à cloche-pied. Quand il fut hors de son champ de vision, Krone rappela son Don et encaissa la fatigue assommante qui, pour cause, n’était plus simulée.
Fil éleva à nouveau la voix :
— Vas-tu t'enraciner encore longtemps ? Tes balbutiements ne m'intéressent pas ! Si tu n'as pas saisi, une tripotée de démons véreux fondent sur nous. Relève immédiatement cette porte ! Comptes-tu laisser entrer des démons dans nos murs ? J'te préviens, si l'un des leurs perce nos défenses, j't'en tiendrai pour responsable ! Serais-tu des leurs ? Je n'pense pas, non ! Tu n'as pas de feu à la place de la pupille comme ces monstres qui ont dévoré mes braves hommes ! Alors gravis à nouveau ces degrés sombres, remonte-moi cette maudite porte et sonne le tocsin ! Que tous les hommes en capacité de se battre montent sur les murailles ! Va prévenir le commandant de la garnison, va alerter la Poigne locale, que tous les renforts se préparent à la plus grande bataille que le pays Randais n'ait connue. Que tous prennent position sur les hauteurs et s'apprêtent à verser leur sang pour défendre chaque toise de nos remparts ! Avant le coucher du soleil, la plaine sera envahie par des êtres cauchemardesques. Mais, parole de Justicier, après une nuit de combats acharnés et de courage exprimé nous les renverrons si profondément sous terre qu'ils n'oseront plus jamais revenir ! Nous chanterons notre gloire des décennies durant. Nous glorifierons tous les valeureux qui auront pris place au combat, Justiciers comme guetteurs, au coude à coude, dans le sang et dans l'éternité. Quand la victoire sera nôtre, à la prochaine aube, j'oublierai tous tes égarements ! Va ! File ! Nous n'avons plus de temps à perdre !
Le guetteur, soulagé de ne pas être enferré sur place, s'empressa d'obéir. Les premiers cliquetis grincèrent à nouveau pour refermer la défense du bourg. Quand les herses et le pont-levis furent en place, les trois démons s'étaient déjà enfoncés profondément dans les rues étroites. Alors, le tocsin vibra et l'effervescence s'empara de Tesquieu.
***
— Monsieur le Bourgmestre, vous devriez vous mettre à l’abri. Nous avons envoyé des émissaires vers l'est et l'ouest pour réclamer des renforts. Nous tiendrons les murailles le temps qu'il faudra. Nous vaincrons.
Sir Dumonstier croisait les bras dans le dos. De son gros pouce, il fit tourner l'anneau volumineux qu'il portait au majeur de sa senestre. De sa main libre, il caressa la barbe blanche qui dissimulait son cou gras.
— Je veux voir de mes propres yeux ces scélérats encercler ma ville. Je ne me cloîtrerai pas comme un lâche alors que tous mes hommes ont pris les armes, je resterai sur ce mur ! Nous n'attendions pas si tôt leur venue. Comment une armée de mille hommes traversant le pays Randais a pu passer inaperçue ? Serait-elle vraiment sortie de terre comme vilaine racine étouffant bonnes herbes ? Les deux Poignes me semblent bien maigres face à ce raz-de-marée annoncé. S'attendaient-elles réellement à recevoir seulement deux ou trois brigands ? Finalement leurs informations ne semblent pas si fiables qu'il n'y paraît. J'ai parlé au Second Justicier de la Poigne itinérante, la confusion semblait naître dans leurs rangs. Leur commandante s'est absentée depuis qu'elle nous a ramené ces deux prisonniers damnés. Sans elle, ils ne savent plus où donner de la tête.
— Je... Je ne sais pas Sir. Je... Je n'ai pas les réponses à ces nombreuses questions. On m'a rapporté que les deux Poignes se sont unies pour ne former qu'un groupe d'élite. Ils sont positionnés derrière les herses, prêts à charger les lignes ennemies en une chevauchée redoutable lorsque les renforts prendront ces démons à revers. Comme un marteau s'écrasant sur une enclume, ils broieront tout sur leur passage.
Le soleil, toujours dominant, infléchissait lentement sa courbe dans le ciel bleu de Tesquieu. Si le froid ne raidissait pas les échines, Sir Dumonstier se serait cru au printemps. Il plissa ses yeux globuleux pour scruter l'horizon. Toujours rien. Pas un signe de troupes en marche.
Il tapota la pierre avec la semelle de sa poulaine. Sa pointe, aussi longue qu'une main, manifestait son statut d'homme le plus important du bourg.
— Tu ne devrais pas parler de démons, soldat. Seuls les adversaires du Parakoï et de sa Paix font usage de ce terme ingrat. Surveille ta langue ou je te la ferai couper, même si la ville devait être assiégée et incendiée. Que vous soyez commandant de la garnison m'indiffère. L'autorité du Parakoï nous domine tous. Vous me devez votre poste, témoignez du respect envers vos bienfaiteurs.
— Excusez mon égarement Sir. Nous repousserons ces sauvages. Je vais m'assurer que les archers soient bien à leur place.
Le commandant salua le Bourgmestre. Exécutant son prétexte fallacieux, il tourna les talons.
— Attendez. Je crois distinguer du mouvement au nord. Regardez !
Le doigt boursouflé du Bourgmestre pointa un point minuscule à l'horizon. Cette tache noire, aussi petite qu'un moucheron perdu dans l'immensité du ciel, bougeait et grossissait à mesure qu'elle s'approchait du bourg. Ce point resta le seul et prit peu-à-peu forme. Le commandant s'étonna :
— Une charrette ? Qu'est-ce que donc que cette bizarrerie ?
Une carriole chargée de fourrages et tractée par une vieille mule avançait paresseusement. Un vieux paysan, la peau sèche comme un parchemin et ridée profondément, tenait à la main une longue baguette souple pour guider l'âne tout aussi fringant. Comme un pêcheur endormi sur sa canne au bord d'un étang paisible, le vieillard somnolait, doucement bercé par le chahut léger des cailloux sous les roues. Quand il arriva dans l'ombre des remparts, il releva le menton et contempla, stupéfait, l'éclat du soleil sur une centaine de pointes de flèches dirigées sur sa personne.
Sir Dumonstier, emmitouflé dans sa fourrure de belette, l'invectiva :
— Qui es-tu paysan ? Quel coup pernicieux tes maîtres ont-ils préparé ? Que dissimules-tu sous ce tas de foin ?
Le vieux, décontenancé par l'accueil qui lui était fait, cria, sans se démonter, pour être entendu depuis les hauteurs.
— Est-ce donc ainsi que l'on accueille un honnête travailleur dans le bourg de Tesquieu ? Je viens vendre mes surplus de fourrages en espérant en retirer des petites pièces pour m'aider à passer l'hiver.
Le Bourgmestre, méfiant, suspectait une duperie. Il se pensait érudit des arts de la guerre car il dévorait des récits romanesques sur les aventures de preux chevaliers improbables. Le crédule croyait déjouer une supercherie raffinée.
— Déchargez votre cargaison immédiatement sur le sol !
— Pardon ?
— Vous avez parfaitement entendu ! Déchargez votre cargaison sinon vous serez transpercé de mille traits sur-le-champ ! Rien ne nous dit que des tonneaux de poudre, prêts à être enflammés, n'y sont pas dissimulés ! Vous pourriez sacrifier cette pauvre mule et la pulvériser en une infinité de morceaux pour ouvrir une brèche dans nos murs !
Le vieillard releva ses épais sourcils broussailleux. Il resta sans voix devant tant d'inepties. Il vit la main du Bourgmestre se lever et les arcs se bander. Son regard hagard s'élargit devant l'absurdité de la situation. Il se leva de la banquette de bois et se défendit d'une voix sonore :
— De la poudre ? Faire exploser ma Cadichon ? Vous vous méprenez Sir. J'ai roulé avec ma brave bête depuis l'aube pour marchander et non pour guerroyer. Vous m'imputez de terribles intentions. Si pour préserver ma vie et celle de ma bête je dois vider le contenu de ma charrette alors, je le ferai. Permettez-moi d'aller chercher ma fourche à l'arrière sans que vous n'y voyiez malice de ma part.
Le vieillard descendit et fit le tour du tombereau. Il empoigna un grand bident puis l'enfonça dans le tas de foin. Il souleva et jeta par-dessus son épaule une première fourchée du fruit de son labeur. À mesure que la carriole se vidait en une pluie de fétus, Sir Dumonstier douta de sa théorie. Le fourrage ne recouvrait nul tonneau ou quelconque récipient suspect. Jouant avec l'anneau qui lui conférait l'autorité sur le bourg, il chuchota vers son commandant de garnison :
— Croyez-vous qu'il s'agirait d'un leurre ? Un des leur pourrait bien se tenir sous la charrette ou dans un double-fond. J'ai lu une histoire où une armée entière envahissait une ville réputée imprenable en se cachant dans une immense vache de bois offerte en cadeau. Ils ont fait entrer l'offrande dans leurs murs et par la même occasion, l'ennemi.
Le commandant, qui n'osait pas contredire son supérieur, approuva en hochant la tête.
— Nous ne serons jamais assez prudents avec ces perfides. Devons-nous faire brûler la gerbière ?
— Faites.
Le commandant donna l'ordre à une dizaine d'archers d'enflammer des tissus imbibés d'alcool enroulés autour des pointes. Les dards ardents s'élevèrent et pourfendirent les airs pour se planter dans le bois de la carriole. Le vieux paysan, affolé pour sa mule, s'empressa de la déharnacher. Il s'éloigna de quelques pas de toutes les richesses qu'il possédait et qui partait en fumée. Il ne comprenait pas la folie qui saisissait tous ces hommes. De grandes langues orangées s'élevaient et dévoraient tous ses espoirs de pécules. Dans sa tragédie, il pensa à l'arthrite de ses genoux. Elle l'empêcherait de remonter les nombreuses lieues qui le séparaient de son humble demeure et de sa tendre épouse.
Sir Dumonstier contempla ce bucher improvisé. Il guettait les éventuels cris d'immolés. Les lamentations ne se manifestant pas, le Bourgmestre envisagea d'admettre l'honnêteté du malheureux. Comme s'il jugeait l'anéantissement de ses possessions comme anecdotique, Sir Dumonstier interpella l'infortuné :
— Vous dîtes venir du nord. N'avez-vous pas croisé une armée d'un millier d'hommes en marche vers Tesquieu ou tout autre endroit ?
Abattu par ses pertes et ses perspectives incertaines, le paysan répondit simplement :
— Je n'ai vu aucun attroupement digne d'intérêt. Quelques voyageurs solitaires qui parcouraient les grands chemins. Le pays Randais est paisible, l'invasion qui vous obsède n'est pas pour aujourd'hui ni les jours à venir.
Le Bourgmestre fut étourdi d'effroi. Il partagea ses inquiétudes avec son commandant docile :
— Que cela signifie-t-il ? Serais-je dupé ? Pourtant ce Premier Justicier était bien clair et alarmant. Comment aurait-il pu se tromper à ce point ? L'armée serait-elle repartie d'où elle venait pour mieux revenir ?
Le commandant réalisa seulement l'ampleur de sa naïveté et celle de tous les habitants du bourg, Poignes comprises. Il partagea sa conclusion terrifiante :
— Et si votre Vache de bois n'était pas déjà entrée dans le bourg, Sir ?
— Que veux-tu dire, soldat ? L'ennemi serait déjà dans Tesquieu ? La ville est paisible voyons, pas un murmure dans l'obscurité de nos rues !
— Ce Premier Justicier et son prisonnier ne pourraient-ils pas être les lieutenants de l'armée que nous craignons ? Où sont-ils allés après s'être entretenus avec vous ?
— Vers le Cercle pour y enfermer le soi-disant voleur de chevaux.
— Qui se trouve dans le Cercle ?
Le Bourgmestre, dans une illumination bien trop tardive, comprit l’énormité de sa crédulité :
— Bon sang, les deux condamnés.
Toujours un plaisir, ces chapitres-ci se lisent sans faim/fin XD
ça donne vraiment envie de pousser pour avoir la castagne qu'on voit poindre ^^
Petit détail:
> "L'hypothèse insuffla une incertitude à leur courage vacillant"
>> j'ai un peu buté sur "insuffler" car c'est souvent utilisé dans un sens positif comme "insuffler du courage"
La castagne va venir oui, mais pas sous la forme à laquelle tu pourrais t'attendre ! Une petite surprise à la fin du chapitre suivant ;) bon je préviens, ça va être un peu loufoque ^^
Merci pour ta lecture attentive, ça me fait plaisir !
Quelle tristesse pour Krone, victimisé par un Fil à ses grandes heures ! Cela ne va pas trop aider pour les retrouvailles avec sa soeur je sens ! Soeur qui a bien eu raison de fuir ses alliés du même niveau que nos démons !
Le plan de Fil est trop gros et ça passe encore. Y a deux Poignes planquées et un Bourgmestre qui veut en découdre et... le plan foireux pulvérise toutes nos attentes !
Si je suis bien... Un Premier Justicier avec la corpulence de Fil, avec un voleur chopé pendant une déferlante de démons et qui débite un nombre de fois le mot tabou de la Justice est MOINS suspect que le petit fermier tout frêle ? Le gars entre tranquille et on l'emmène même à l'endroit où se trouve l'appât.
On va dire que tu as tenté de l'humour hein ? XD
J'ai beaucoup aimé sinon la petite entrée discrète de Bulle pendant que Krone échange la simulation de sa fatigue avec une véritable PLS. Pas mal du tout :)
Vivement que Velya arrive et montre à toutes ces Poignes comment bien serrer la vis en période de d'attaques et de doutes !
Au plaisir de te lire. Krone, condoléances pour tes cheveux.
Après, je préviens, le prochain chapitre risque de te faire grincer des dents... Bien curieux d'avoir ton avis !
Heureusement que le bourgmestre est un idiot et que personne ne vient parler au Premier Justicier plus attentivement. Personne ne voit que ce n'est pas le Premier Justicier ? Fil est pourtant petit et gros, le gars qu'il remplace avait possiblement une carrure militaire. Ça ne fait ticker personne ?
Et s'il avait vraiment affronté des démons, pourquoi le Premier Justicier amenerait-il avec lui un simple voleur de cheval ? C'est pas logique son histoire, son plan est mal pensé à la base et se repose sur le fait que personne ne le reconnaisse ni ne lui pose de questions. Ce qui est bizarre, c'est que des gens en posent au fermier du coin ensuite. Pourquoi pas à lui ?
D'ailleurs, qqun s'occuperait de son prisonnier si c'était vraiment le Premier Justicier et qu'il était blessé, pourquoi c'est lui qui l'amène en prison ? (pour le bien de l'histoire, ok, mais c'est pas hyper logique).
C'est un plan... qui ne tient qu'à un fil (mouhaha un vrai clown cette Péridotite 😄)
"N'avez-vous pas croisé une armée d'un millier d'hommes en marche vers Tesquieu"
> Ils n'ont pas d'éclaireurs dans cette armée ? Ils ne se renseignent pas du tout quand bien même ils attendent une attaque ?
J'ai pas d'autres pinaillages aujourd'hui 🙂
Avant tout, merci pour ta lecture suivie, ça me fait plaisir de voir tes commentaires à chacun de mes chapitres :)
"C'est un plan... qui ne tient qu'à un fil (mouhaha un vrai clown cette Péridotite 😄)" > Bel humour et en plus tu résumes tout. Le plan de Fil est clairement foireux et a plein de défauts (tout ce que tu as évoqué). Ce n'est pas pour rien que nombreux de leurs mauvais coups se sont soldés par des échecs et des fiascos (confère la discussion d'ouverture du chapitre 1). Le plan est en parti improvisé, il s'avère que - par chance - la première partie se soit plutôt bien déroulé et repose sur la crédulité de la garde du Bourg. Après tout, ils attendent l'arrivée des démons suite à l'ultimatum lancé par les représentants du Parakoï. Du coup voir arriver un Premier Justicier qui dit les avoir vus, permet l'ouverture des portes. Je rappelle qu'il existe des Poignes itinérantes, les soldats ne sont pas censés connaître tous les Justiciers qui se baladent dans les trois Pays. Son médaillon fait foi de son statut et ne doit pas être remis en cause. (C'est ce que Fil beugle sous la porte en montrant son médaillon de Justicier)
Pour les éclaireurs, la ville en a déjà envoyé dans toutes les directions, prêts à ramener des renforts, c'est mentionné par le bras droit du Bourgmestre si je me rappelle bien :D
Un Premier Justicier fait ce qu'il veut, où qu'il soit. S'il juge nécessaire de ramener lui-même son prisonnier au cachot, personne ne peut lui interdire. C'est vrai qu'il y a une ellipse entre les deux parties du chapitres mais on peut imaginer que Fil a joué cette carte là.
Mais encore une fois, et tu commences à connaître le trio, les plans ne sont jamais vraiment réfléchi à fond (ce ne sont pas les voleurs de Ocean's Twelve quoi :D). Beaucoup d'impros, beaucoup d'audaces, au risque que ca foire et qu'ils fassent appel à d'autres ressources pour s'en sortir. Ce qui risque d'arriver dans la suite de l'infiltration justement...
J'espère que toutes ces petites incohérences n'entachent pas ton plaisir de lire.
A bientôt :)
Sinon, le plan est pertinent et fonctionne bien, juste, il y a deux petits points de chipotage. Le fait qu'un Premier Justicier parle de démon alors que normalement, aucun serviteur du Parakoï ne doit en parler, je trouve ça un peu bizarre que personne ne le relève plus tôt. Ils ont l'air tellement formaté que, soyons honnête, même s'ils voyaient un démon ils diraient que non, donc que personne tique sur ce terme m'a fait bizarre. Pareil, le côté "J'ai croisé une armée de démon, j'ai rien pu faire, mais sur le chemin j'ai arrêté un voleur de cheval", l'histoire a pas grand sens je trouve, elle a des lacunes béantes (et c'est logique) mais ça m'a fait bizarre que personne se pose au moins la question ^^" Pas les soldats de base à la porte, bien sûr, mais les plus gradés qui ont dû entendre parler de ça ensuite.
Curieuse de ce qu'ils vont faire de la Dame et du gamin, parce que bon, ça va être compliqué de les emmener avec eux, mais en même temps, compliqué de les cacher aussi ^^" Je verrai bien =D
Du coup tu as rattrapé tous tes chapitres de retard ! J'essaie de corriger la suite sans trop tarder :)