La vérité ne fait pas vendre

— Ton téléphone vibre, fait remarquer Claire, sans détourner les yeux de la route.

— C'est Alice qui me harcèle.

Elle ne répond rien. Tenter de forcer son amie à décrocher serait impossible, obtue et négligente qu'elle est. De plus, elle veut éviter à tout prix une crise où Arte lui dirait combien Alice est possessive et qu'elle ne la laisse rien faire par elle-même, propos que l'artiste finirait par regretter. Comme toujours.

— J'ai écouté l'interview.

— C'est sympa de ta part ! J'ai voulu inviter le gars qui la menait à la fête de ce soir. Il a refusé bien sûr, il avait l'air trop sérieux pour accepter.

— T'aurais dû tenter un café, plutôt.

— Oh, j'ai voulu aussi. Il a refusé. Trop de travail.

— Comme quoi, on peut être riche, belle et célèbre et ne pas réussir à draguer ! En même temps, vu comme il t'a démonté à la radio, je ne crois pas qu'il t'apprécie beaucoup. Faut que t'arrêtes de vouloir fréquenter des gens qui te saquent pas...

Un léger sourire flotte sur les lèvres de l'artiste, un côté "si tu savais", tandis qu'elle admire les paysages de la Toscane qui défilent à la fenêtre.

— Il est intrigant.

— Arte, il n'y a rien d'intrigant à ce que les gens ne t'aiment pas.

— Oh la balle perdue ! Tu essayes de m'annoncer que tu me détestes c'est ça ? rit-elle.
Non, mais c'est un Janus, il a deux visages. À l'antenne, il semblait si sûr de lui, presque fier. Le son coupé, il était tremblant, terrorisé, béant d'admiration. Il est venu s'excuser, d'ailleurs, pour ses questions à la fin de l'interview.

— Et tu veux mieux le connaître pour savoir qui il est vraiment entre les deux ?

— Les deux sans doute. L'humain est complexe.
Non, je veux mieux le connaître parce que j'ai déjà rencontré des admirateurs et des gens qui me tiennent tête, mais c'est la première fois que quelqu'un joue les deux rôles.

— Et tu serais prête pour ça ?

— Comment ça ?

— Prête à encaisser qu'on te critique.

— Chérie, on me critique tous les jours ! Rien de nouveau sous le soleil.

— Des inconnus te critiquent tous les jours. Des personnes que tu méprises. Pas des gens que tu aimes. Pas des gens que tu as choisis dans ton entourage.

— Le seul point commun entre tous mes amis, c'est qu'ils ne mâchent pas leurs mots. La preuve, je suis rentrée dans ta voiture il y a cinq minutes et tu m'engueules déjà. Arrête de me prendre pour une diva qui ne supporte pas la contradiction.

— C'est différent. On a toujours été là. On ne remet pas en question ta peinture. On ne te voit comme le Messie de l'expressionnisme. T'es la première à te méfier des admirateurs. Et celui-ci est critique, ce qui est terriblement dangereux.

Claire laisse échapper un profond soupir.

— De toute manière, ajoute-t-elle, la question ne se pose pas, puisque vous n'allez pas vous revoir.

— Il sera à la conférence aux Beaux-Arts.

Ses mains se serrent contre le volant de la voiture, sa mâchoire se contracte.

— Tu peux mettre la musique s'il te plaît ? demande-t-elle.

Artemisia s'exécute, connecte son téléphone, lance sa playlist. Évidemment, au bout de quelques secondes, le titre se coupe, pour laisser place à sa sonnerie.
Le nom de son agent s'écrit sur l'écran, et avant qu'elle ne puisse bloquer l'appel, son amie décroche.

— Il était beau, c'est ça ?

La voix déformée par les hauts-parleurs de la voiture est particulièrement désagréable.

— Il était beau, le gars qui t'interrogeait ? C'est soit ça, soit que tu veux flinguer ta carrière.

— Il est pas mon type, mais...

 Eh merde, ça veut dire qu'il est beau.

— ...je ne vois pas le lien avec l'interview.

 Le lien, c'est que t'as complètement perdu le fil. C'était quoi ce bordel avec le jeu de masque, le "tant que l'artiste ne laisse pas tomber le sien", tout ça ?

— C'est ce que je pense ? Il me posait une question sur l'authenticité dans l'art, j'ai répondu, c'est tout ! Qu'est-ce que tu voulais que je fasse d'autre ?

— Que tu pondes les conneries habituelles ! "Évidemment que l'art doit être authentique, et c'est ma ligne de conduite depuis toujours", et là t'ajoutes l'une de tes références à la con qui crient "j'ai fait prépa". C'est simple non !

— The Nightingale and the Rose, elle aurait été pas mal, propose Claire.

— Aucune idée de ce dont elle parle, mais absolument ! C'est bien, ça. Mais non, il a fallu que tu dises des choses... louches. Donc soit tu essayais de draguer, en te montrant différente, un peu hors-cadre, loin des lieux communs et toutes ces conneries, soit tu veux te punir. "Gnagnagna, je suis pas une vraie artiste, tout ça c'est de la poudre aux yeux, il faut que tout le monde le sache".

— Chérie, répond Artemisia, calme, si je voulais dynamiter ma carrière, je ne l'aurais pas fait comme ça. J'ai pas craché sur mes précieux acheteurs...

— Oui, bien sûr, ceux qui veulent juste réduire leur ISF, comme tu l'as si bien rappelé.

— Non non, j'ai juste dit que c'est une critique qu'on peut faire du marché de l'art. J'aurais pu dire que mes acheteurs n'ont pas de goût, que ma vieille tante du Marais choisit ses toiles avec plus de pertinence que la plupart des musées d'art contemporain, que pour te pousser faut être un peu edgy et avoir des relations, que les vrais talents, eux, passent complètement à la trape, et sont ceux qui leur préparent leurs sandwiches au Subway, pas ceux qu'ils voient exposés.

— Mouais, t'étais pas loin. "J'avais juste les bons contacts", tout ça.

— Ça peut passer pour de la fausse modestie seulement, la défend son amie.

— Surtout, si je voulais dynamiter ma carrière, je l'aurais dit sur une chaîne publique, pas une radio amateure tenue par des étudiants qui ont besoin d'un projet de fin d'études.

Alice ne répond pas tout de suite, et cela l'inquiète bien plus que ses cris.

— Tu es complètement, complètement à côté de la plaque, dit-elle finalement, froide et désespérée. Ta petite radio amateure a une grosse présence sur les réseaux, et le post où ils annonçaient ta venue a explosé. Le contrat inclut la rediffusion de l'interview intégralement et par extraits sur leur chaîne, et potentiellement sur d'autres si on leur fait des propositions. Et même si tout ça ne s'est pas encore mis en place, j'ai déjà reçu des coups de fil de journalistes qui veulent te recevoir, que tu clarifies certaines choses. Sans compter Silvio Benetti qui a failli faire exploser mon téléphone tellement il m'a appelé.

— C'est qui lui déjà ?

— Arte, je t'aime, mais je vais te buter. Il est chargé de tes ventes bordel, tes ventes, tu sais, le truc qui soutient ton mode de vie, t'as acheté un appart à Paris et une villa en Italie, c'est celui gère les collectionneurs, tu sais, ceux sur qui tu as craché alors que tu leurs dois tout —après moi bien sûr. Il veut s'assurer que tu ne sois pas partie en vrille, et je sais pas quoi lui répondre. Tu as pété les plombs ?

Artemisia a une bonne mémoire, mais pour les noms, elle est docta cum libro. Avant de rencontrer des collaborateurs, elle a le temps de réviser, d'habitude.
Cela n'empêche qu'elle est prise en faute, et qu'Alice a raison. Elle a toujours raison.
La peintre sourit avec tristesse, rendue. Sans quitter des yeux les arbres dorés par la lumière de cette fin d'après-midi, elle répond :

— Non, Alice, je n'ai pas pété les plombs. Je vais me tenir à carreau par la suite, promis.

— Bien.

— Pardonne-moi.

— Je n'en demande pas tant.

Alice s'interrompt quelques secondes.

— En fait si. Si, c'est ce que je demande. Je t'ai suivi dès le début. J'ai construit ta carrière. J'ai tout fait pour toi.
Et je dépends de toi. Si tu vrilles, ma réputation sera détruite, je ne repartirais pas seulement à la case zéro, mais avec un handicap énorme. Détruis ta vie si tu veux, t'auras toujours un papa ambassadeur et un compte en banque bien rempli pour retomber sur tes pieds. Mais tu n'as pas le droit de détruire la mienne.

Sans attendre de répondre, Alice raccroche. Le silence se fait lourd dans la voiture. Claire fait semblant d'être toute à sa conduite, Arte prête attention au moindre relief du paysage.

— Tu es d'accord avec elle ? elle demande d'une voix enfantine.

— Tu n'as rien dit de catastrophique. Accepter cette interview renforce ton image de personne gentille, proche des jeunes, accessible, tout ça. Le fait de faire part de tes doutes, avec un petit côté syndrome de l'imposteur, ça ajoute à  ce côté jeune, authentique, personne avec qui des étudiants peuvent parler d'égal à égal. C'est un public qui te reproche tes privilèges, ce n'est pas mal de les assumer. Et puis le cynisme est le propre de l'époque. Je ne pense pas que c'était une mauvaise manœuvre.
Mais en effet, ce n'est pas la meilleure non plus, dans la mesure où ces jeunes ne sont pas ceux qui écrivent dans les revues culturelles, ne sont pas tes acheteurs, donc tu devrais faire attention à protéger ceux qui font la presse et tes ventes avant de t'attirer la sympathie des étudiants d'arts appliqués ou d'histoire des arts. Pense à ton cœur de cible.

Artemisia ricane.

— Super analyse marketing, agent numéro 2.

— Tu m'as demandé si j'étais d'accord avec elle, elle parle de marketing, je réponds de même. Tu ne m'as pas demandé mon sentiment sur la question.

— Et quel est-il ?

— Je n'en ai aucun. Fais ce que tu veux de ta carrière, qu'importe, je serai là pour toi.

L'artiste se racle la gorge, hésite.

— Tu sais, c'était pas une manœuvre. Enfin si, j'ai dû manœuvrer tout du long pour être honnête sans trop me compromettre, mais je ne l'ai pas fait pour paraître proche des jeunes ou cynique.

— Je sais.

— Je n'ai pas pensé au marketing.

— C'est ce qu'elle te reproche.

— Ça fait des années que je ne pense qu'à ça, je crois que ça me fatigue.

Elles arrivent près d'un magnifique portail en fer forgé, qui s'ouvre devant la petite voiture blanche.

— Tu n'as pas beaucoup dormi la nuit dernière, c'est sans doute ça le problème. Je m'occupe de l'organisation, pour la fête. Va te reposer.

— Merci, Claire.

Mais à sentir son ventre se nouer quand elle contemple l'allée de cyprès menant à l'immense maison blanche lovée dans le flanc des Apennins, elle se dit que ce n'est peut-être pas sa mauvaise nuit, le problème.

 

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