Artemisia entre dans un couloir qui pétille d'excitation et d'éclats de voix. "Madame Tedeschi !" s'exclame une jeune fille blonde, élancée et élégante qui court à sa rencontre.
— Madame Tedeschi !
— Mademoiselle, je vous en prie. Je sais que le mot est démodé, et controversé, mais j'ai l'impression d'avoir cinquante ans, un mari et quatre enfants quand on m'appelle Madame, souligne l'artiste d'une voix gaie.
— Oh, excusez-moi, je ne savais pas. C'est un honneur de vous recevoir ! Quand on m'a dit que vous alliez venir en personne, j'ai cru à une mauvaise blague... Je vous remercie du fond du cœur de nous accorder une telle importance.
— C'est moi qui vous remercie de votre invitation !
Une autre étudiante accourt, plus petite, en salopette, bien différente, donc, de la première, mais avec le même air extatique.
— Madame ! Je vous admire infiniment ! Je peins aussi, vous auriez des conseils à me donner ?
— Je donne une conférence mardi soir. Si vous le pouvez, passez me voir à la fin de mon intervention, je verrai ce que je peux faire pour vous !
— Vraiment ? bafouille-t-elle, incrédule.
— Bien sûr ! C'est toujours un plaisir de rencontrer de jeunes talents.
Elle lui saute au cou, avant de se reculer en s'excusant, confuse. Une petite troupe se forme autour d'Artemisia, elle entend compliment sur compliment, des plus habituels "votre dernière expo était géniale !" au plus étonnant "oooh, vous sentez la fleur d'oranger".
— C'est un peu inhabituel, mais merci de l'avoir remarqué, répond-elle au garçon qui avait fait la réflexion, un jeune adulte maigre, grand, maladroit.
Excusez-moi, je suis très heureuse de tous vous rencontrer, mais j'aimerais m'approcher du studio d'enregistrement.
Les étudiants s'écartent, comme pour une haie d'honneur. Artemisia sent une chaleur dans sa poitrine, mais sa gorge est serrée.
— Madame, vous pouvez attendre ici, il y a de l'eau et une machine à café. Je vous ferai entrer dans le studio dans vingt minutes.
— Merci... comment vous appelez-vous ?
— Magdalena.
— Merci, Magdalena.
Au fond de la salle, elle remarque tout de suite un jeune homme blond, dans un costume en laine qui aurait pu appartenir à son grand-père, mais qui tombe bien.
Elle remarqua d'abord sa main qui tremblait, la nervosité qui transpirait de lui, malgré son amie qui tâchait de le rassurer. Mais quand elle le regarda mieux, elle fut frappée par sa beauté. Il avait la silhouette équilibrée d'un Antinoüs, les traits harmonieux de l'art grec. Comment s'est-il retrouvé, ce modèle, cette muse de peintre de la Renaissance, au vingt-et-unième siècle, et comment peut-il laisser l'angoisse troubler un visage si parfait ?
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Oui. Dites-moi, Magdalena, qui est ce jeune homme ? demande-t-elle en le désignant du menton.
— Lui ? C'est Adone Lebrun, c'est lui qui vous interrogera.
— Il est étudiant ici ?
— Oh, non, il est à la Sorbonne maintenant ! Mais il était en master chez nous, et vient souvent nous filer un coup de main. Il est un peu tendu, excusez-le. Comprenez-bien, c'est sa première intervention à la radio, et il est face à l'une des figures les plus notables de l'art contemporain.
Artemisia s'approche, et salue les deux jeunes.
— Mademoiselle, Monsieur Lebrun, enchantée !
La respiration du garçon se fait plus erratique.
— Bonjour Madame ! C'est un honneur de vous recevoir ! lance son amie.
— C'est un honneur d'être reçue. Mais ne soyez pas tous si obséquieux ! Quel âge avez-vous ?
— Vingt-quatre ans tous les deux.
— Et moi vingt-sept, ce n'est pas comme si nous avions trente ans d'écart ! Monsieur Lebrun, je vous sens un peu inquiet. Tout va bien ?
Il fait tomber la tasse de café qu'il tenait de sa main gauche.
— Je suis désolé ! Je suis désolé ! Je ne vous ai pas salie au moins ?
Arte regarde son ourlet de pantalon, effectivement taché.
— Oh non, je ne voulais pas, je suis désolé, je suis gourd !
— Ne vous en faites pas, je suis habillée en brun, ça se verra à peine ! rit l'artiste, déjà baissée pour éponger le sol avec un mouchoir.
Magdalena accourt pour nettoyer à sa place. Ces quelques poignées d'étudiants la dorlotent davantage que les grandes radios.
— Je suis désolé.
— Oh, arrêtez de vous excuser, ça arrive à tout le monde. Vous voulez quelques astuces contre le stress ? J'ai fait du théâtre depuis un très jeune âge, et sans vouloir me vanter, je n'étais pas mauvaise, mais je désespérais mon prof : chaque fois qu'il voulait me faire monter sur les planches, je blêmissais, tremblais comme une feuille, et si on me poussait sur scène, je faisais un malaise, J'en connais un rayon sur l'angoisse.
— Vous avez fini par pouvoir jouer ?
— Oui, Médée, en hypokhâgne.
— Celle de Corneille, d'Euripide ?
— D'Anouilh. Mes mains tremblantes et mon air malade convenaient tout à fait à la femme abandonnée prête à tout cramer.
— Excusez-moi, mais je suis convaincu que vous étiez à votre place sur scène. L'angoisse passée, vous n'aviez plus de raison de vous en faire. Mais j'ai des raisons très raisonnables d'angoisser, avoue-t-il d'une voix tremblante.
— Lesquelles ?
— Comme vous avez pu l'entendre, je susseye un peu. J'en ai honte quand j'enseigne, mais à la radio, ça serait sans doute pire.
— Vous savez qu'Alcibiade... Vous savez qui est Alcibiade ?
— J'ai une agrégation de lettres classiques. Enfin, de grammaire, option latin et grec ancien.
— Oh ! J'ignorais. Pardonnez-moi, je me ridiculise en voulant donner des leçons à quelqu'un qui en sait bien plus que moi, rit-elle. Vous le savez donc mieux que moi, mais Alcibiade grasseyait, et Plutarque disait que c'était pour lui un agrément de plus. Cicéron avait l'apex de la langue déformé, et souffrait donc lui aussi une légère dyslalie. Et Moishe lui-même était "lourd de la langue" et avait "la bouche embarrassée", a-t-on traduit. Aral sfatayim, c'est comme ça qu'on dit en hébreu. Et pourtant, c'est lui que Hashem a choisi comme réceptacle de sa parole, c'est lui qui a convaincu le Pharaon de laisser son peuple partir, c'est lui qui parlait aux Hébreux.
Bref, je ne vais pas faire semblant d'être une bonne petite croyante, ni étaler ma culture de façade plus longtemps, mais ne vous en faites pas pour votre articulation. Vous avez une signature vocale, c'est une bonne chose.
— Merci beaucoup. Je suis honteux de devoir être rassuré par l'une des personnes que j'admire le plus, j'aimerais tellement me montrer sous un meilleur jour.
— Ne vous en faites pas, vous ne me faites pas mauvaise impression. Un truc qui marche bien, pour la crise d'angoisse, c'est la méthode des quatre éléments. Ça sonne un peu ésotérique comme ça, mais c'est juste un moyen mnémotechnique : on commence par la terre, en sentant bien ses appuis, puis on ajoute l'air, en le visualisant entrer, pousser le diaphragme vers l'avant, et ressortir. On garde bien les deux à l'esprit, puis on ajoute l'eau, en se forçant à saliver ou en buvant tout doucement. Le dernier c'est le feu, l'imagination, en visualisant quelque chose de rassurant. Ça occupe le cerveau.
Sinon, pour s'ancrer, on peut trouver un objet par lettre de l'alphabet, comme ampoule, bouteille, chapeau, etc. Ou encore nommer cinq choses que l'on voit, quatre que l'on entend, trois que tu sens, puis cinq nouvelles que l'on sent, quatre que l'on voit, trois que l'on entend, et ainsi de suite. Ça aussi, ça empêche de dissocier, et ça permet de se concentrer sur autre chose que son angoisse. Faites donc ça avant de passer à l'antenne !
— Merci beaucoup, je vais essayer. Mais qu'est-ce que je fais pour ne pas paniquer pendant l'interview ? Je ne vais pas me mettre à compter les objets jaunes au lieu de vous écouter !
— Oh, vous pourriez. Mais ma technique, c'est d'imaginer que je ne suis pas moi, mais quelqu'un de beaucoup plus confiant, d'assuré. J'imagine que je suis Yves Klein, et Yves Klein n'a pas mes angoisses de petite fille.
— Je ne sais pas si je peux être quelqu'un d'autre que moi-même.
— Bien sûr que non. Qui tu es ne change pas. Mais ce que les autres voient de toi, ce n'est jamais toi, aussi honnête et authentique sois-tu. Ta persona, ton masque social, ce n'est pas ton identité, alors autant décorer ton masque d'une manière qui te plaît.
Artemisia pose une main rassurante sur l'épaule du jeune homme, s'éloigne pour servir deux verres d'eau, un pour elle, et un qu'elle apporte à Adone. Elle le laisse ensuite se ressaisir pour les dix minutes qui restent, et va discuter avec Magdalena et Giulia, l'amie du journaliste d'un jour.
❦
"Nous accueillons aujourd'hui sur Radio Humanitas l'un des grands noms de l'art contemporain, célèbre pour ses peintures à l'huile aux couleurs vives, dont l'exposition au Forte Belvedere débute le 15 mai, Artemisia Tedeschi bonjour.
— Bonjour !
— Vous êtes avec nous pendant une heure pour revenir sur votre parcours, votre rapide ascension et les polémiques qu'elle a pu susciter, ainsi que pour nous parler de votre procédé artistique très particulier, ainsi que son lien avec votre vision de l'art."
Le jeune homme qu'elle avait face à elle était transfiguré. Sa voix était égale mais chaude, professionnelle. Il n'avait plus rien à voir avec celui qu'elle avait rencontré quinze minutes auparavant. Les seuls signes de son trouble étaient son regard fuyant, et ses doigts qui pincent les mèches blondes au-dessus de son oreille. Rien d'audible, par chance.
"Vous êtes née à Vienne, de Vincenzo Tedeschi, alors chargé des affaires consulaires à l'ambassade, et de son épouse Avital, violoncelliste de renom. J'imagine que la profession de votre mère a donné assez tôt à l'art une place importante dans votre vie.
— En effet, il y a toujours eu de la musique à la maison, mais ma mère avait aussi un goût prononcé pour la peinture, la sculpture, la littérature, le ballet, toute la culture légitime, pour citer Bourdieu, que vous pouvez imaginer.
Quand j'étais enfant, elle ne me lisait pas de contes pour m'endormir, mais des romans russes du XIXe siècle. Elle m'emmenait au musée de l'histoire de l'art toutes les deux semaines à un âge où je ne savais pas encore lire. Pour être honnête, je ne me souviens pas vraiment des œuvres que j'y voyais, mais surtout d'avoir eu mal aux pieds...
Cependant, ce qui m'a marqué, c'était de la tradition familiale de tenir salon. Ma mère avait grandi à Paris, ou sa propre mère avait accueilli Natalia Goncharova, Poliakoff et Chagall pour ne citer qu'eux, et comme elle, j'ai grandi dans des appartements qui grouillaient de musiciens, de comédiens, d'auteurs, plus ou moins célèbres d'ailleurs. Je crois que la notion d'artiste m'a touché avant l'art lui-même, rit-elle.
— Et quand est-ce que l'art vous a touché personnellement ?
— Oh, assez tard en comparaison. J'avais onze ans, nous venions d'emménager à Washington D.C., et j'étais misérable, pardon, dans le sens anglais du mot... désespérée, va-t-on dire plutôt. Chaque déménagement arrache le cœur, mais celui-ci était mon premier hors d'Europe, et j'avais vraiment l'impression que ma courte vie était finie. Je ne dis pas ça pour faire ma psychothérapie avec vous, c'est un contexte qui a beaucoup joué pour moi. Peu après notre arrivée, ma mère m'a amenée à Boston, et nous sommes passées au musée des Beaux-Arts. Il y a là-bas Le Négrier de Turner, qui a été ma première vraie émotion artistique."
Artemisia s'anime, les yeux dans le vague, les joues roses.
"Emotion, le terme est faible, continue-t-elle. J'en avais le cœur battant, des vertiges, je voyais flou, j'ai même cru que mon âme quittait mon corps. J'ai pensé un instant que j'allais mourir, comme une idiote, devant ce tableau.
— Un syndrome de Stendhal, d'une certaine manière ?
— Oui, on peut dire ça. Le flot de lumière, le typhon qui approchait, ce ciel rouge qui dominait les horreurs que l'homme peut commettre, l'esclavage, forcer les gens à aller aux Etats-Unis..."
La réflexion provoque des rires dans le studio, mais l'artiste se reprend.
"Pardon, la blague est horriblement déplacée, l'esclavage et le déménagement à New-York d'une gamine privilégiée ne sont pas comparables. Mais cette œuvre résonnait en moi avec une puissance inattendue.
D'autre part, il y avait quelque chose de réconfortant à retrouver Turner, dont j'avais vu des toiles en Angleterre, quelques années auparavant. C'était comme si j'étais assommée, mise à nue, mais que j'entendais la voix d'un vieil ami me dire que lui comprenait ce que je ressentais, et me dire qu'il serait toujours là pour moi, où que j'aille.
D'ailleurs, je me souviens qu'un critique avait dit de mes œuvres, il y a quelques années, qu'elles évoquaient au mieux un mauvais Turner. L'expression a souvent été reprise, mais contrairement à l'effet escompté, elle m'avait beaucoup flattée. Mes peintures étaient comparées à celles qui m'avaient le plus frappé. Bien sûr, il avait dit "mauvais", mais qui peut faire un bon Turner, sinon le maître lui-même ? Pardon, je divague, mais c'est à partir de ce moment-là que j'ai considéré l'art comme un refuge, et c'est lui qui m'a soutenu pendant la période atroce de l'adolescence.
— Votre adolescence était atroce ?
— Oh, elle l'est pour tout le monde. Ceux qui disent le contraire sont des menteurs, ou n'ont pas de mémoire.
— Et c'est là qu'est née votre vocation artistique ? Pour créer votre propre refuge, ou pour en créer un pour les autres ?
— Grands dieux non ! Je n'ai pas eu d'appel mystique à la peinture. J'aurais adoré, mais non. Je suis devenue artiste pour ne pas être prof."
Elle se souvient que son interlocuteur avait mentionné qu'il enseignait, et se mord la langue.
"J'étais au lycée Michelangiolo, à deux pas d'ici, puis en prépa A/L à Henri IV, à Paris. J'ai été acceptée à Ulm, mais, mes parents m'en veulent encore d'ailleurs, j'ai alors réalisé que je n'avais rien à faire là-bas. J'adorais les lettres et la philosophie, mais je m'étais engagée dans cette voie sans projet, parce que c'était ce que mes professeurs m'avaient recommandé. Sauf que je me voyais devoir enseigner, et je n'ai aucun goût pour l'enseignement, ou choisir une carrière administrative, dans laquelle mon père, lui-même amateur de philosophie et de littérature, dépérit, quoiqu'il en dise. Le problème était que je ne savais rien faire, sinon me donner l'air faussement intelligente dans des dissertations de huit heures. Ne riez pas ! J'avais alors un ami aux Beaux-Arts, qui connaissait mes dessins et autres tentatives artistiques, et il m'a convaincu de le rejoindre.
— Comment ont réagi vos parents ?
— Mon père s'est disputé avec ma mère, peut-être pour la première fois depuis leur mariage, en lui disant que les tarés fantasques qu'elle a la lubie d'inviter m'ont retourné le cerveau. Ma mère m'a proposé de me payer une rhinoplastie."
Adone fronce les sourcils après la dernière remarque. A l'évidence, il ne voit pas le lien.
"Je ne sais pas si je peux répéter ses propos... tant pis, je le fais quand même. Je lui disais que j'aimerais bien devenir illustratrice, ce à quoi elle a répondu : "Artemisia, tu n'es pas assez jolie pour ça. Il y a cinquante ans, je t'aurais dit "c'est bien ma fille, c'est pas grave que tu aies un mauvais salaire tant que tu épouses un bon juif parisien, un chirurgien de préférence, un qui gagne beaucoup d'argent." Tu es intelligente, cultivée, tu rends bien en société, et je connais une dizaine de mères de garçons de ton âge qui rêveraient de t'avoir comme belle-fille. Mais aujourd'hui, un bon juif parisien qui gagne beaucoup d'argent, il n'écoute pas sa mère, il épouse une shiksa bien plus belle que toi."
— Dans votre choix d'exposer si jeune, y avait-il une volonté de prouver à vos parents que vous aviez pris la bonne décision en allant aux Beaux-Arts ?
— Nous voulons tous nous justifier auprès de nos parents, j'imagine. Mais en réalité, je me suis lancée parce que les circonstances étaient les bonnes. La bonne personne était de passage à Paris, j'avais le soutien d'un professeur, mes amis m'avaient mise au défi de tenter ma chance, et je déteste perdre un pari. Et surtout, j'avais besoin d'argent. Je ne pensais pas que ça fonctionnerait, mais je me suis dit que je n'avais rien à perdre. Au pire, personne ne voudrait de moi, et tant pis, je continuerais à étudier, au mieux, je me fais connaître de deux-trois personnes, ce qui m'aiderait à l'avenir, et si ça m'aide à payer le loyer à la fin du mois, c'est cool. Vraiment, la pression financière a beaucoup joué.
— C'est... étonnamment honnête. Vous attendiez-vous au succès que vous avez rencontré ?
— Oh, je ne l'espérais pas une seconde ! Je ne le comprends toujours pas, d'ailleurs. J'en suis ravie bien sûr, mais l'étonnement est toujours renouvelé.
— Quel a été le moment le plus marquant de votre carrière jusqu'à présent ? Votre première exposition, votre première vente ?
— La publication de la thèse de Perrine Hanquier, répond-elle sans hésiter.
— Il est vrai que c'est l'événement qui a vraiment lancé votre carrière, du moins qui vous a fait passer d'une nouvelle artiste parmi tant d'autres à un incontournable du paysage culturel.
— C'était surtout la première fois que quelqu'un a considéré mon œuvre comme digne d'être disséquée, étudiée au laser, comme si mes toiles étaient celles d'un grand maître.
— Elle a découvert, malgré vous, j'ai envie de dire, votre processus particulier en peinture. Vous faites le choix de ne pas ajouter de dessiccateur dans votre peinture, constituée d'innombrables couches, dont les premières sont souvent figuratives. Pourquoi ce choix, qui est très long, et demande de mettre beaucoup de travail et d'application dans quelque chose que personne ne verra ?
— D'une part, comme le docteur Hanquier l'a montré, ces étapes ne sont pas superflues, comme on pourrait le penser, puisque sans, on ne peut produire aucune copie convaincante de mes tableaux. Mais cela n'était absolument pas conscient. Ce qui m'intéresse dans la peinture, c'est la couleur, non pas pure comme chez Klein, mais dans toute la délicatesse des teintes qu'elle peut prendre, et la lumière. La peinture à l'huile s'est posée comme une évidence, dans son usage le plus traditionnel et toute sa lenteur.
Elle a été fabriquée et maîtrisée par les peintres flamands précisément pour permettre d'atteindre cette délicatesse, cette lumière. Je vois dans ma démarche, qui va du figuratif à l'abstrait, patiemment, le processus qui "libère la couleur de la prison de la ligne". Et j'aime la lenteur. J'aime devoir attendre des semaines qu'une couche soit sèche pour passer à la suite. C'est absolument contraire à l'impétuosité de ma nature, mais ce sont les contraintes qu'on s'impose qui nous permettent de tenir au long cours. Quant aux premières couches, elles me servent d'inspiration. Je n'ai souvent pas d'idée précise quand je pose mon premier coup de pinceau. C'est en copiant une œuvre que j'apprécie, en représentant un sujet de manière réaliste, simple, que je peux discerner ce qui m'intéresse dans ce premier jet.
— L'analyse de Fraîcheur a mis au jour la peinture d'une jeune fille avec une fleur à son chapeau. Qu'est ce qui vous a permis, dans ce dessin, d'aboutir à la toile telle que nous la connaissons ?
— J'aimais la pâleur poudrée de la peau et l'éclat du chrysanthème. J'ai voulu en tirer la substantifique moelle, me débarrasser du trait pour ne garder que cela, que l'émotion qui vient de ces couleurs.
— Il nous faut aussi parler de votre manière d'exposer, assez peu conventionnelle. Vous avez l'habitude de rendre vos œuvres visibles avant le vernissage, sans titre ni livret explicatif, que vous révélez plus tard. Est-ce une coquetterie d'artiste fantasque, comme le disent certains, ou une démarche sensée ?
— Un peu des deux, ou ni l'un ni l'autre, à vous de voir ! C'est une réponse imparfaite à un problème que je ne sais résoudre. Le problème de l'art contemporain, non-figuratif en particulier, c'est qu'il veut se passer de narration et de conventions pour s'adresser directement aux sentiments de celui qui regarde. Mais d'un autre côté, je crois que s'il est si haï par une grande part de la population, c'est qu'il n'est pas assez contextualisé dans les musées. Alors les gens qui ne le connaissent pas le méprisent et le rejettent.
Je sais qu'il y a nombre de films, de musiques, de tableaux, de sculptures, de livres que j'aime davantage grâce à leurs analyses que grâce à l'œuvre seule. Et puis l'homme a besoin qu'on lui raconte des histoires, c'est aussi un but de l'art, c'est aussi ce qui fait sa valeur. Alors je suis très gênée, je veux pouvoir donner un contexte, des clés de compréhension pour que ce soit accessible.
Mais ça va contre l'objectif de l'art abstrait, contre l'idée que ce qui compte est l'émotion brute des spectateurs, que la beauté est dans les yeux de celui qui regarde. Je ne veux pas qu'on aime mes toiles parce que je sais bien en parler, moi ou des journalistes. J'essaye de proposer l'œuvre brute, puis, plus tard, ce qu'il faut y voir. Mais comme vous l'avez soulevé, cela suscite des critiques, et elles sont sans doute justifiées.
— En parlant des critiques, vous en recevez beaucoup. D'aucuns parlent d'une imposture, d'une paresse intellectuelle... comment le vivez-vous ?
— Il n'y a pas de mauvaise publicité ! L'art doit susciter des débats, cela signifie qu'il se passe quelque chose.
— Comme quand on a attaqué Et la nuit d'après à l'acide ?
— Je suis très triste des dégâts causés à l'œuvre, mais j'étais honorée qu'elle puisse provoquer tant de passion et de rage chez cet homme. Si seulement il s'en était tenu à parler du totalitarisme néo-libéral et de la destruction de la société par le fait de porter aux nues des gribouillages sans valeur !
— Pouvez-vous développer s'il vous plaît ?
— L'homme voyait son attaque comme un acte politique, comme la destruction de Who is afraid of red, yellow and blue ?. C'est flatteur, dans la mesure où cela signifie d'une part qu'il y a eu une réaction émotionnelle, ce qui est mon but, d'autre part, que l'œuvre attaquée est elle-même politique. Les deux criminels ont ainsi mieux compris l'art abstrait que beaucoup de ceux qu'il laisse indifférent.
— C'est pour cela que vous avez voulu l'inviter boire un café ? Le criminel, j'entends.
— Oui. Malheureusement, il a refusé de s'approcher d'une Jézabel, et surtout, d'une youpine telle que moi. Ses mots bien sûr, pas les miens. Il s'avère que c'était un néo-nazi, et il pensait en grande partie que mes œuvres corrompent la société parce que je suis juive, ce qui, pour le coup, est absurde, et décentre le débat de ce qui est intéressant. Il aurait pu en profiter pour parler de l'imposition des oeuvres d'art, de comment l'art moderne est un investissement et une évasion fiscale pour les ultra-riches, soulever que cela explique la saturation du marché d'œuvres simplistes et sans valeur fondamentale, pour compenser le peu de toiles anciennes à leur disposition. Cela aurait été tellement plus passionnant.
— Il est vrai que cela pose la question de la valeur intrinsèque de l'art."
Adone resplendit. Il avait déjà eu l'air véritablement passionné par les réponses de la jeune femme jusqu'à présent, mais là, ses yeux pétillent de malice.
"Depuis le XIXe siècle, et dans l'art contemporain en particulier, la figure de l'artiste a pris le pas sur son œuvre. L'artiste était d'abord vu comme un artisan comme un autre, puis, pendant la Renaissance, comme un créateur, à l'inspiration quasi divine. Cette image prend son ampleur, s'attache à tout l'imaginaire qu'on connaît à la période romantique. C'est cette figure de l'artiste qui a amorcé la transition vers l'art moderne, qui se défait des conventions pour exprimer le monde d'une manière individuelle et tout à fait propre à l'artiste, puis ultimement, vers l'art contemporain, où un urinoire gagne une immense valeur puisqu'il est signé par un artiste.
Au Moyen-Âge, il était facile d'établir la valeur d'un retable, le devis était établi de la même manière que celui d'une chaise. Mais aujourd'hui, la valeur ne représente plus tant le nombre d'heures de travail fourni et la conformité aux demandes du commanditaire, mais surtout l'éthos de l'artiste.
— Avec Fontaine, il faut aussi prendre en compte la subversion des codes, des attentes, pas seulement le nom de Duchamp.
— Oui mais vous, comme le disent ceux qui vous qualifient de "mauvais Turner", vous n'êtes pas très révolutionnaire. Donc qu'est-ce qui, chez vous, en tant qu'artiste, fait que vos toiles valent plus que celles d'une autre ancienne élève des Beaux-Arts ?
— Que des gens soient prêts à payer beaucoup pour les miennes."
La réponse est rigoureusement exacte. Mais elle n'est pas attendue dans la bouche d'une jeune artiste. D'un vieillard, on peut accepter le cynisme. D'un artiste peu conventionnel, à la rigueur. Mais pas à l'enfant sage qu'est Artimisia.
Elle le sait, et en joue. Ce genre de remarques hors-cadres ont toujours le mérite de faire taire les journalistes, et de détourner des questions importantes. C'est une arme puissante, tant qu'on sait l'utiliser avec modération.
Seulement, son interlocuteur ne se laisse pas décontenancer.
"C'est une valeur extrinsèque, pas intrinsèque. Est-ce que ce n'est pas l'honnêteté de votre démarche, ce que vous mettez de vous dans votre art, qui le rend spécial ?
— Vous pensez que si mon art ne vient pas d'une démarche authentique, il n'a pas de valeur ?
— Mon avis ne compte pas. Mais c'est l'une des critiques sous-jacentes dans les polémiques qu'il peut y avoir contre vous, dans le désamour que vous portent certains étudiants et professeurs d'art. Vous, considérez-vous votre art comme une extension de vous-même ?"
La nausée la prend, sa main se met à trembler comme celle d'une adolescente clouée au pilori.
La question est légitime, ne devrait pas tant la surprendre, mais elle ne s'y attendait pas. Et cela la met toujours mal à l'aise.
Adone doit avoir remarqué le trouble qui passe dans ses yeux quelques secondes, car il se dévêt de sa fierté. Il semble inquiet. L'habitude de la représentation reprend le dessus, chez Artemisia. Elle sourit, et répond avec une assurance presque hautaine.
"Comme vous l'avez souligné, la question de l'authenticité de l'artiste est une obsession récente. Vous détesteriez rencontrer Rembrandt."
Elle s'arrête quelques secondes, respire profondément.
"Je ne pense pas que la question soit pertinente. Un sculpteur que je ne citerai pas me disait de Klein qu'il était un escroc splendide, qui a fait un coup de maître. Je parle beaucoup de Klein aujourd'hui, pardonnez-moi, avant de venir à Florence, je suis allée voir une exposition sur lui au centre Pompidou, il parasite mon imaginaire en ce moment.
Je ne sais pas si sa démarche était intimement esthétique, authentique, ou si c'était, pardonnez l'expression, un exceptionnel foutage de gueule. Mais je ne pense pas que ça change grand chose. Si vous n'avez aucune émotion face à ses monochromes, vous n'allez vas pas les voir, c'est tout. Qu'il soit sincère ou non, cela ne change rien à votre vie. Et réciproquement, si vous l'appréciez, mais qu'il dépréciait ses propres productions, peu vous chaut.
— Ne croyez-vous pas qu'il y ait une forme de contrat avec l'artiste ? Qu'il ne doit pas se moquer de ses admirateurs, mais leur livrer quelque chose de personnel ?
— Si, c'est de l'ordre de l'éthique de l'artiste que d'être honnête. Peut-être honnête dans la raillerie d'ailleurs, comme L'Amour victorieux du Caravage : avec ce tableau, il se moque honnêtement du public, comme il se moquait de Baglione.
Mais quoiqu'il en soit, la vie est un jeu de masques, et tant que l'artiste ne laisse pas tomber le sien, son public n'en est pas affecté.
— Votre démarche à vous, est-elle honnête ? Ou faites-vous simplement attention à votre masque ?
— Je ne crois pas que l'artiste parfait existe, et quoiqu'il en soit, personne ne se prévaut de sa malhonnêteté. Mais je crois que pendant toute l'heure, j'ai essayé d'être honnête même quant à mon imperfection.
J'ai osé avouer que je n'ai pas eu de grande vocation artistique, mais que la vie m'a porté où je suis. J'ai osé avouer que j'ai d'abord exposé dans l'espoir que cela paye mon loyer. Que ma manière de peindre vient du fait que mon inspiration n'est pas une source jaillissante telle que la fantasme les Romantiques. Je ne me suis pas revêtue du mythe de l'artiste que vous avez soulevé.
Il est possible que vous voyez cela comme l'illustration de mon exceptionnel foutage de gueule à moi, si immense que je n'ai même pas la décence de le cacher. Mais il serait plus justifié d'y voir un rejet de l'hypocrisie. Je ne fais pas croire que je suis messagère de l'inspiration divine, je ne suis que l'humble servante qui livre mes œuvres à vos regards, dans l'espoir que vous y trouviez quelque chose qui résonne en vous. À vous de juger si ma démarche est assez sincère pour vous contenter."