La vie d'Ambroise Fulquet

Ambroise Fulquet jouissait d'une belle vie ; une situation financière au beau fixe, une vie amoureuse des plus appréciables. Grand négociant des épices qui transitaient par le port de Manidres, il était, comme qui dirait dans les Trois pays, heureux d'être au monde et d'y voir clair. Cannelles et poivres qu'il marchandait dissimulaient le goût faisandé de la viande des auberges et des grandes demeures et emplissaient, en même temps, le contenu de ses coffres.

Sa promise, Éloïse Périclette, faisait des convoiteux ; mais Ambroise Fulquet avait là encore empoché la mise. Dans deux Lunes, ils feraient ménage en commun ; le chanceux mesurait sa félicité et s'imaginait déjà les nuits d'amour qu'ils viendraient à partager.

Il allait sans dire que tant de réussite accouchait d'envieux, Raydmon Bouvandron en premier lieu. Ce concurrent en commerce et en amour était fort jaloux et guettait la moindre occasion de mettre des bâtons dans ces rouages si bien huilés.

Cette présentation très succincte et lacunaire d'Ambroise Fulquet est suffisante pour vous introduire ce fameux jour du solstice d'été où il fut frappé par la grâce - ou la disgrâce à vous de voir - de la découverte de son Don.

Tandis qu'Ambroise appliquait de la cire sur ses cheveux, son reflet dans la psyché vint à disparaître. Fort surpris par cette évaporation, il attrapa dans sa commode un petit miroir et n'y vit là aussi que le lit derrière lui. Son double reflété aux abonnés absents, voilà qu'Ambroise fut pris de panique. Il voyait bien ses mains et le reste de son corps mais dans tout ce qui pouvait renvoyer son image, nulle trace de lui. Broches argentées et carreaux aux fenêtres ignoraient sa présence pire, marquaient son absence.

Comme si la cire avait été à l'initiative de cette mauvaise farce, Ambroise s'en appliqua à nouveau dans les cheveux. Constatant l'échec d'une telle entreprise, il se badigeonna l'ensemble du pot sur le crâne ; à part des cheveux gras et des doigts collants, il n'obtint rien de cette démarche.

Ambroise tira sur la corde près de la porte et attendit que vint à son aide un de ses domestiques. La porte s'ouvrit et se referma aussitôt ; le serviteur n'ayant vu personne, il s'en était allé. Ambroise Fulquet avait eu beau crier et agiter les bras dans tous les sens, le laquais ne l'avait pas remarqué.

Ambroise comprit aussitôt. Bien qu'il connût l'existence de tels prodiges, jamais il n'aurait imaginé être un jour possesseur d'un Don, d'une Perfidie, peu importait comment on l'appelait. Son esprit marchand calma alors sa stupeur. Avec ce miracle il pourrait faire des merveilles. Un sourire apparut. Des idées plein la tête, il ne se souciait plus d'interrompre ce pouvoir. Il finirait bien par découvrir comment réapparaître aux yeux de tous. Pour l'instant, il comptait bien profiter de son invisibilité.

Le damoiseau pensa de suite à sa promise. Son impatience de la découvrir plus intimement ne résista pas à une visite tout en discrétion. Dans les rues où se mêlaient l'air salé et odeurs maritimes, Ambroise n'eut aucun geste malveillant devant tous les étals qui s'offraient à lui. Le vol, loin de ses habitudes en temps ordinaire, ne traversa à aucun moment ses pensées trop empressées de retrouver son Éloïse. Il dévala à grandes enjambées les degrés taillés dans la falaise pour descendre dans la ville-basse direction les quais.

Devant l'hôtel particulier de la famille Périclette, Ambroise fit vibrer le carillon de la clochette d'entrée. Le battant en ébène s'ouvrit, la tête du majordome dans l'entrebâillement. Être invisible ne signifiait pas être sans consistance ; en d'autres termes, Ambroise était bloqué et ne pouvait passer à travers l'intendant. Bien déterminé à entrer en catimini, damoiseau Fulquet renversa un pot de tournesols posé dans le coin du perron. Le majordome avança pour remettre en place le bac, Ambroise se faufila sans s'interroger si un tel mystère susciterait une réaction méfiante de l'homme dupé.

Dans le vestibule, l'infiltré fut grisé de se trouver dans un endroit qui lui était interdit. Savoir qu'il pénétrait dans l'intimité de sa future épouse exaltait ses sentiments pour elle. Il arriva devant un majestueux escalier de marbre quand le majordome referma la porte derrière lui. Même s'il se savait indécelable, il s'inquiéta que son Don ne s'éclipsât aussi abruptement qu'il était apparu. Comment justifier sa présence en ces lieux ? Son mariage serait, pour sûr, annulé. Resté planté-là ne lui apporterait aucune réponse ; il emprunta les escaliers et, prenant soin de n'éveiller aucun soupçon, il entreprit de découvrir une à une les pièces de l'étage.

Dans la première, il sentit l'odeur si particulière des feuilles de sauge que l'on fumait dans une pipe. Futur beau-papa, dans son fauteuil, se perdait derrière un nuage de fumée et de songes.

— Qui entre sans y être autorisé ?

Le cœur d'Ambroise s'emballa, il faillit bredouiller une excuse inaudible avant de refermer à la hâte la porte. Son rythme cardiaque fut à son apothéose quand, se retournant, il tomba nez-à-nez avec une lavandière. Il fit un pas en arrière, se plaqua contre le mur pour laisser passer la jeune travailleuse. La vie d'un spectre n'était décidément pas de tout repos. En face de lui, un miroir au cadre recouvert de feuilles d'or lui renvoya le portrait qui se trouvait derrière lui.

Après avoir soufflé pour calmer sa tension, Ambroise remonta le corridor et se présenta devant un huis entrouvert ; il la vit, là, installée devant son écritoire. Était-ce un rayon de soleil qui la faisait briller d'une beauté innocente ou sa perception était-elle tronquée pour lui trouver cette aura lumineuse ? Le profil d'Éloïse semblait sculpté dans du granit rosé, beauté éternelle dans le temps, universelle dans tous les âges.

D'un geste délicat, elle trempa une plume d'oie dans son encrier et écrivit quelques mots sur un vélin. Ambroise s'approcha à pas de loup, subjugué d'être dans l'antre de sa belle. À ses côtés, il sentit son parfum aux notes boisées ; il en était déjà ivre. Par-dessus son épaule, il découvrit les lettres puis les mots se former :

 

Monsieur Fulquet est des plus prévenants, à ses côtés, je serai une épouse comblée et, au plus vite je l'espère, une mère attentionnée.

 

La honte l'étreignit en même temps qu'une chaleur amoureuse. Il s'en voulait de trahir ainsi l'intimité de sa future qui couchait sur ce papier une déclaration qui le comblait. L'épier de la sorte n'était pas convenable, se retirer de ses appartements, de son domicile, restait le meilleur engagement qu'il pouvait lui soumettre.

Coupable de s'être imposé dans le secret de sa bien-aimée, Ambroise Fulquet aurait moins de scrupule à rendre une visite moins courtoise au concurrent, au rival, Raydmon Bouvandron. Oui, l'idée était puérile ; qui résisterait cependant à l'appel de faire un mauvais coup à celui qui dédiait une large partie de ses journées à vous nuire ?

Un bon sabotage dans les règles de l'art, voilà qui agrémentait une belle journée ; profitable pour l'égo, bénéfique pour le commerce. Direction les entrepôts, à l'autre bout des quais.

Un sentiment de toute-puissance accompagna les pas d'Ambroise. Il se sentait capable de tout, zigzaguant entre les badauds. Était-ce l'amour d'Éloïse qui le transportait ainsi ou bien cette sensation de pouvoir interagir avec son environnement sans être confondu ? Certainement un peu des deux. Il s'accommoderait de ce Don sans difficulté, quand il aurait appris à le maîtriser à sa guise, il serait pleinement comblé.

Le mauvais coup se passa sans encombre. Après s'être faufilé dans les entrepôts Bouvandron, au nez et à la barbe des vigiles, Ambroise déversa du vinaigre dans tous les tonneaux du concurrent. La marchandise rendue impropre à la vente, tous se précipiteraient dans la maison Fulquet pour acheter clous de girofle et piments doux, à prix fort bien entendu, le monopole du marché lui étant assuré pour les Lunes à venir.

La journée passa ainsi, la gaîté au cœur, l'inquiétude de la découverte du Don bien loin derrière lui. La vie d'Ambroise Fulquet était bien heureuse.

Plus pour longtemps.

Car, si Ambroise connaissait avant ce jour de solstice d'été l'existence des Dons, des Perfidies, il en ignorait qu'une fois doté, il devrait en payer un coût inévitable. Pauvre de lui, une fois la barrière de l'invisible franchie, il était impossible de revenir en arrière. Un monde s'offrait à lui, son ancien lui était condamné, voilà le prix à payer.

Facile à imaginer ce qui arriva alors : plus aucun signe de vie d'Ambroise Fulquet, chacun vint à le considérer, dans un premier temps, disparu. Quand il tenta de se manifester comme il le put aux vivants qui l'entouraient, sa maisonnée vint à croire que le fantôme de leur maître venait les hanter. Il écrivait sur tous les supports, il balançait tout ce qu'il attrapait ; sa demeure hantée par son esprit mâlin. De disparu, il devint mort.

Les superstitions ayant bonne presse dans les trois Pays, Ambroise Fulquet fut contraint d'assister, impuissant, à l'incendie de sa magnifique demeure. Le petit peuple ne pouvait décemment laisser indemne la maison d'un si mauvais diable. Par le feu, on se débarrasserait de lui.

Les Lunes passaient, Ambroise Fulquet vint à se recueillir sur sa propre tombe. D'abord fleurie, bientôt délaissée.

À l'équinoxe d'automne, son commerce fut racheté, par Raydmon, inutile de le préciser.

L'hiver passa et au printemps, sous un ciel radieux, il assista au mariage de son Éloïse devenue Dame Bouvandron. Elle était si belle et lui si triste.

Avant de partir sur les routes des trois Pays pour oublier son chagrin, il laissa en guise de cadeau de noces, le plus flamboyant des présents. Entrepôts, navires et hôtels en fumée, Bouvandron repartirait de zéro. Ne pensez pas à l'assassinat, non. Il en était incapable.

Entouré des plus grands de ce monde et des plus beaux palaces, l'âme errante vivrait sa solitude et tenterait dans le luxe et les épices de surmonter sa peine. Ainsi débuta la nouvelle vie d'Ambroise Fulquet.

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Gaëlle N Harper
Posté le 30/05/2023
recouvert de feuilles d'or, lui renvoya => suppr la virgule
l'idée était puéril => +e
laisser indemne, la maison => suppr la virgule

Pauvre petit fantôme ! Ça commençait tout guilleret et j'ai cru que le rival serait à l'origine de tous les maux. Bonne surprise que les bâtons viennent d'ailleurs (mais RIP quand même)
ClementNobrad
Posté le 31/05/2023
Les mauvais coups ne viennent pas toujours de là où on s'y attend :) tant mieux que la chute t'ait un peu surprise, j'essaie de créer une pétoche chute surprenante, mais ce n'est toujours pas évident ! Le petit fantôme n'a plus qu'à errer maintenant... et profiter de sa nouvelle vie et de ses avantages ;)
Peridotite
Posté le 23/05/2023
Coucou Clément,

Elle est rigolote cette nouvelle, on dirait presque le début d'une histoire. Je me demande ce qu'il va devenir, ce pauvre fantôme, s'il va finir par payer son coût et réapparaître ?

Je n'ai pas bien compris : son Don est donc le même pouvoir que son coût ?

C'est dommage qu'il ne découvre pas quelque chose de salace ou de surprenant, écrit par sa belle, lorsqu'il l'espionne. Il ne se passe pas grand chose dans le palais. Je serais toi, j'inventerais un petit quelque chose à nous mettre sous la dent à ce moment-là, par exemple que la belle corresponde avec son rival, qu'elle lui envoie un billet doux, ce qui le pousserait de rage à prolonger son Don pour se venger comme tu le décris ensuite (avec le vinaigre dans le vin etc), ce serait plus amusant.

Mes notes de lecture :

"comme qui dirait dans les Trois pays, heureux d'être au monde et d'y voir clair."
> Pas très original comme dicton

"Cannelles et poivres qu'il marchandait dissimulaient le goût faisandé de la viande des auberges et des grandes demeures et emplissaient, en même temps, le contenu de ses coffres."
> Un peu long comme phrase

"et carreaux aux fenêtres ignoraient sa présence pire, marquaient son absence."
> Manque de la ponctuation avant pire

Sinon, ca se lit plutôt bien. Le ton est humoristique et fait penser à de la vieille littérature genre Voltaire. 🙂
ClementNobrad
Posté le 23/05/2023
Coucou Peridotite,

Le Coût est assez simple : c'est qu'il ne peut pas revenir en arrière. Une fois que le Don a été activité, il est impossible de le désactiver... il est condamné à rester invisible toute sa vie. Alors oui, quand on est invisible on peut faire plein de choses sympas, mais ne pas à son état normal à ses gros inconvénients :)

Pour le passage dans l'hôtel de la famille Periclette, je voulais rendre la Demoiselle sympathique, pour qu'une fois qu'elle se marie avec le rivale, la chute soit encore plus rude. Il a vraiment tout perdu, même la femme parfaite pour lui...

Je suis content que dans l'ensemble ça t ait plu :)

PS : j'ai lu ton dernier chapitre mais je n'ai pas eu le temps de le commenter, je ferai bientôt :)
Peridotite
Posté le 24/05/2023
"Pour le passage dans l'hôtel de la famille Periclette, je voulais rendre la Demoiselle sympathique, pour qu'une fois qu'elle se marie avec le rivale, la chute soit encore plus rude. Il a vraiment tout perdu, même la femme parfaite pour lui..."
> Ça serait plus marrant qu'il perde tout sur un coup de tête, à cause de sa jalousie ou quelque chose, mais c'est bien sûr à toi de voir.

Sinon, elle se lit bien :-)

Oui, j'ai pris du retard dans la publication du Darrain ! J'ai été pas mal busy. Je n'avais pas à trouver du temps pour réécrire ce chapitre qui ne me plaisait plus en l'état. J'arrive au bout, il me reste 3 chapitres à publier, ça m'aura pris bien plus de temps que prévu ! Mais lis à ton rythme, il n'y pas le feu au lac ! D'ailleurs merci beaucoup de m'accompagner jusqu'au bout de l'histoire, j'aime beaucoup recevoir des commentaires. Ils me motivent et me permettent de voir ce qui est bien et ce qui est à jeter !
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