Une belle journée de printemps égayait sans peine un esprit trop lassé par le gris de l'hiver. Les bourgeons sur les arbres mouchetaient le bleu du ciel, promesses de couleurs vives et de fruits savoureux ; les champs fleuris appelaient à l'escapade ; les rocailles libéraient des éranthes d'hiver, minuscules soleils sortis de la roche ; un gazouillis répondait à un autre ; la nature invitait à la réjouissance et à la contemplation d'un monde qui s'ouvrait de coloris et de senteurs vivantes. Les rayons du soleil, baisers chauds sur les corps qui se dévoilaient, obligeaient à sortir des chaumières où, enfin, les foyers ne brûlaient qu'à la nuit tombée.
Primevères et myosotis montraient le chemin à notre demoiselle qui, à cloche-pied, filait sur les sentiers. Le sourire aux lèvres, elle profitait de ces premières libertés, prête à communier avec ce joli monde, prête à suivre tous les vols de papillons. Elle avait accroché dans ses cheveux de petites pâquerettes et mâchouillait une longue tige d'herbe sauvage. Sa robe au motif fleuri se fondait dans le paysage, s'envolant par moments sous un coup de vent farceur. Lisette en riait si fort qu'elle embellissait à elle seule cette journée nouvelle.
Ses vingt printemps faisaient d'elle une femme et pourtant en ce jour, elle redevenait une enfant qui découvrait pour la première fois le pourpre de l'aubriète ou le chant d'un ruisseau sous les bois.
Cet éternel émerveillement, Lisette le devait d'abord à la fortune du paternel. Riche de biens et de largesses, il laissait sa prunelle vagabonder librement dans l'immense domaine de la famille. Nulle contrainte, que du bon temps, voilà qui rythmait cette vie insouciante.
Fascination devant une colonne de fourmis, un peu d'agitation sous le vol de guêpes, Lisette profitait des cadeaux de la nature. Elle les consommait avec tous ses sens : l'odeur de la glycine, le toucher d'une racine au travers du chemin, le goût d'une ail triquètre arrachée d'un talus, le bruit du vent caressant les herbes ou la vue d'un vol de milan tournoyant dans un ciel sans frontière.
Manquait plus que le son mélodieux d'une viole et quelques tambourins pour que la fête fût à sa plus grande joie.
Lisette traversa un champ de coquelicots, mer rouge à perte de vue qui s'ouvrait sur son passage. Elle en caressait la douceur du bout des doigts, elle nageait dans ces flots qui la libérèrent bientôt entre forêts et champs.
Après le rouge, le violet de la lavande la tenta, elle n'y résista pas : pour s'imprégner de son odeur, elle s'allongea en plein milieu des fleurs à côté d'un rocher aussi gros qu'un ours, et contemplait, là, paisible, le voyage des nuages sur le pré azur du ciel.
Elle écarta les bras et inspira profondément. Quel apaisement, quelle sérénité. Elle croisa les mains derrière la tête quand un tremblement venu d'un autre monde la fit sursauter ; le rocher s'était déplacé de plusieurs doigts. Il avait écrasé sur son avancée la lavande et, derrière lui, une trainée ne laissait place au doute : le bloc avait rampé. Pourtant, autour, que les champs en fleur et Lisette. Un tel prodige ne pouvait que surprendre la demoiselle qui, mi-surprise mi-amusée, toujours assise dans l'ombre de la roche, reculait prudemment. Le roc s'approchait à mesure qu'elle s'éloignait, le géant minéral s'arrêtant aux mêmes moments que la demoiselle. Lisette remarqua cette particularité et, par petits à-coups, joua bientôt à faire avancer ce nouveau compagnon.
Sous sa main, une chaleur-douce la piquetait, comme si sa circulation sanguine était entravée ; rien de désagréable en soi mais assez remarquable pour que Lisette baissât le regard. Une substance translucide, entre la morve et la glaire, engluait la paume de sa main droite qu'elle porta devant ses yeux. Très légère, elle pouvait l'étirer sans soucis et pour cause, elle empoignait l'ombre de la roche. Quand elle tirait dessus, le granit avançait, ne pesant plus que le poids de son ombre, c'était à dire : rien. Comme tenu par une laisse, l'animal minéral domestiqué suivait sa maîtresse à la trace.
Ce Don s'immisçait dans la vie de Lisette amenant avec lui le bagage de son coût inévitable. Lorsque l'ombre reprit place au bout de quelques minutes de jeu, un rot magistral s'échappa de la gorge de la demoiselle. Cette indélicatesse dans la bouche d'une bien-née surprit même une biche qui passait par là. Curieuse, vingt toises plus loin, elle levait la tête à l'écoute de cette vibration adipeuse, disons-le, répugnante.
Faisant fi de ce petit désagrément, Lisette réitéra l'expérience avec une branche tombée au sol. Elle saisit son ombre qui s'unit à sa main en une texture pâteuse puis elle promena le rameau derrière elle sur plusieurs pas, sans peine, sans effort. Le rot gras ponctua encore l'exploit. Cette fois-ci l'arrêt des gazouillis témoignait de l'étonnement de mésanges dans leur nid.
Désireuse de continuer ce petit jeu d'enfant, Lisette pinça sur son passage l'ombre d'un nuage qui passait sur elle. Marchant alors dans le sens opposé du vent, voilà que le petit mouton céleste allait à contre-sens, bousculant ses congénères dans le ciel de printemps. Le borborygme disgracieux libéra ensuite le petit égaré qui put reprendre sa pérégrination dans le courant aérien. Ces-derniers se multipliaient cette après-midi-là sur le domaine du seigneur de Pierrelevée et, malgré leur inélégance, faisaient bien rire la demoiselle de la propriété.
Avant que Lisette ne rentrât dans la demeure familiale, elle pinça l'ombre d'un bouleau solidement enraciné. Dix pas en arrière et voilà que l'arbre majestueux s'inclina puis s'effondra au pied de sa maîtresse. Rien ne lui résistait, tout élément dont elle pouvait saisir l'ombre projetée, obéissait à ses pas. Un rire amusé par toutes ces fantaisies se mêla, une dernière fois pour ce jour-ci, à une remontée tonitruante qu'elle ne put retenir.
Ces excès printaniers, Lisette les réservait pour ses escapades solitaires. Au sein de la maisonnée, entourée en permanence par des domestiques, ses exploits ne passeraient pas inaperçus, ses flatulences non plus. Même si la tentation était forte, la résonnance disgracieuse à travers toute la demeure glaçait ses ardeurs. Elle n'était pas dupe, elle avait conscience que le Don qui lui était alloué la conduirait dans les geôles profondes de la Justice si jamais son aventure s'ébruitait. Le Parakoï, maître suprême en ses Trois pays, n'acceptait pas qu'une autre entité pût remettre en cause son discours officiel : il tiendrait éloigné de sa zone d'influence, esprits malins et mauvais génies ; de tels pouvoirs dans les contrées qu'il dominait, contredisait sa protection, sa légitimité.
Elle aurait pu étouffer son coût dans l'épaisseur de l'édredon mais la perspective de l'échafaud calmait son impatience.
Dans son espace de liberté, elle s'en donnait à cœur joie. Personne pour l'observer, ni l'entendre, elle explorait gaiement les possibilités de son Don.
Tant que le soleil brillait et offrait des ombres à saisir, Lisette rayonnait. Les journées pluvieuses où rien n'était à attraper, la demoiselle se lamentait. Alors, le lendemain, quand enfin le beau temps revenait, les courses de cerf-nuage reprenaient de plus belle avec son rire et son bonheur.
***
C'était par une de ces belles journées que, sur le perron de la demeure, le seigneur de Pierrelevée et sa fille attendaient leur visiteur. Les domestiques s'étaient alignés pour rendre hommage au tant attendu prétendant. Lisette avait sorti sa plus belle toilette, une natte auréolait sa coiffure minutieusement confectionnée. La demande ne serait qu'une formalité protocolaire, les deux pères s'étant déjà entendus sur la dot, les futurs fiancés approuvant le projet - même si leur avis comptait peu.
L'allée de gravillons avait été ratissée, les buissons taillés, tout était prêt, tout pouvait commencer.
Comme la tradition l'exigeait, le gentilhomme arriva seul, sur sa plus belle monture, un étalon d'un blanc pur à la crinière tressée. L'élégance accompagnait ses moindres gestes, le menton relevé, le regard fier, le bellâtre venait de poser botte à terre. Il confia les rênes à un domestique et inclina le buste, une main dans le dos, en guise de salut.
L'animal, sans doute aussi stressé que son maître, s'ébroua soudainement. Le laquais, bien frêle à côté, ne parvint à calmer la bête qui rua à tout va. Le gentilhomme voulut intervenir. Le destin en décida autrement ; une cheville de la bête se tordit, l'étalon bascula vers le bel homme et l'écrasa de tout son poids. Pris au piège sous sa monture, il criait, il implorait de l'aide.
Une partie de l'avenir de la lignée Pierrelevée se faisait broyer sous les yeux catastrophés du maître de maison. Chacun se précipita vers la scène du drame ; malgré toutes les bonnes intentions, la bête ne bougea pas d'un pouce.
Les cris du prétendant muaient en des gémissements évocateurs ; si rien n'était fait, il y laisserait son dernier souffle.
Lisette n'hésita plus une seconde et, entre des jambes affairées à pousser l'étalon, agrippa entre deux doigts, l'ombre si légère à déplacer. Derrière l'attroupement, elle fit quelques pas en arrière et traîna sur deux toises l'animal que le groupe pensait avoir réussi à déplacer. Le gentilhomme enfin libéré souffrait de nombreuses contusions. Son souffle régulier indiquait cependant un futur rétablissement ; quelques côtes cassées et une hanche déboîtée.
C'était à l'instant où on l'aida à se relever, que l'éructation vibra dans toute l'allée. Tous se retournèrent vers une Lisette rouge de confusion. Le gentilhomme en oublia même ses douleurs, l'hébétement sur le visage puis, le dégoût. Une colère nourrie par la honte empoigna le seigneur de Pierrelevée, déjà gêné par l'accident de son futur gendre. Que sa fille ne sût se tenir dans ce moment si tragique le consterna, pire, l'épouvanta. Car, même si tout avait été convenu avec l'autre famille, devant tant peu de grâce, le gentilhomme mettrait fin aux arrangements préétablis - c'était là son plus grand droit. Humilié par son entrée dans la demeure, il trouverait dans le manque de tenue de la demoiselle de Pierrelevée, une bonne occasion de rappeler aux souvenirs de cette journée, non pas son écrasement pathétique, mais plutôt le comportement indigne. Tout le monde oublierait sa mésaventure, voilà son honneur préservé, chacun rirait plutôt du rot disgracieux, voici qui était au mieux.
Pauvre Lisette apprit ce jour-là, bien malgré elle, que les héros de l'ombre souffraient du manque de considération. Elle avait sauvé une vie au détriment de son honneur ; s'était envolée ainsi, une vie de bonheur.
Tu as une plume très poétique qui dissimule un humour piquant.
Un plaisir
Il m'arrive parfois oui de faire dans l'humour :) Mon univers, d'une manière générale, est un mélange entre du sombre et du rigolo. J'essaie d'alterner les deux au mieux, dans les Pérégrinations aussi. Ce n'est pas toujours évident mais je suis content que mon humour te plaise :)
Quant à l'avenir de Lisette, je n'ai pas décidé de son sort, mais comme le dit Gaëlle dans les commentaires, elle a échappé à un mariage qui ne l'aurait de toute façon, pas rendue heureuse. Espérons qu'elle remonte la pente et que sa réputation ne lui offre pas une vie de moqueries...
A très vite ! Merci beaucoup pour ta lecture régulière, ça fait toujours plaisir :)
Et comme les nouvelles se répandent vite, le prochain n'aura pas manqué d'être au courant : s'il se propose malgré tout, c'est que ça lui va :)
Ça me rappelle une histoire dans un J'Aime Lire avec, et une princesse que le moindre bruit réveillait en criant.
Un jour on l'invite avec toutes les princesses du pays à séjourner chez la famille royale pour trouver une épouse au prince, la routine habituelle, et forcément elle crie toutes les nuits. Le roi et la reine lui disent que l'aventure s'arrête ici pour elle, mais le prince rapplique pour la demander en mariage : il s'avère qu'il cauchemarde toutes les nuits, mais les cris de sa douce l'arrachent à ses monstres.
Voilà un Coût pas si embêtant quand tu le compares au vieillissement prématuré du méchant du livre.
Va-t-on vraiment annuler le mariage pour un rot ? Tant mieux pour elle, car ça veut dire que son prétendant n’était peut-être pas fait pour elle 😊 Il ne devait pas beaucoup l’aimer s’il la rejette pour ça. Mais j’imagine qu’il existe en réalité des andouilles comme lui.
Niveau style, au début, je l’ai trouvé un peu pompeux. Peut-être allégé un peu ou alors regrouper les idées ensemble ?
L’émotion de la fille pourrait être accentué à la fin. Au final, est-elle contente d’être ainsi débarrassée d’un prétendant futile ou désirait-elle vraiment ce mariage ? J’imagine qu’elle se remettra de ce court moment d’humiliation ?
Sinon la nouvelle était sympa. 😊
Mes notes :
« Lisette pinça sur son passage, l'ombre d'un nuage qui passait sur elle.”
> Je trouve que la virgule hache la phrase
« le Don qui lui était alloué, la conduirait dans les geôles profondes »
> idem ici
« L'allée de gravillons avait été ratissé »
> -ée
« L'allée de gravillons avait été ratissé, les buissons taillés, tout était prêt, tout pouvait commencer. »
> Ça sonne comme une strophe d’un poème
En effet, certains Coût sont moins graves que d'autres. Celui-ci est plus "rigolo" qu'autre chose, mais dans les conditions de Lisette, c'est plutôt handicapant. Dans ce monde où il faut toujours bien se tenir, où le moindre faux pas est mal vu, la réputation détruire, ça fait quand même tache ^^
Lisette avait envie de se marier avec ce prétendant, du moins, elle n'y était pas opposée :) Elle pourra en effet s'en remettre, mais bon, la "roteuse" n'a pas fini de recevoir des sourires en coin :)
J'espère que la suite te plaira :)
Merci pour tes relevés, je corrige tout ça !